Retour de Russie (06/11/2014)

Un éditorial de Christophe Geffroy, rédacteur en chef du mensuel  « La Nef » (n° 264, novembre 2014) : 

Du 4 au 12 octobre, nous emmenions un groupe de lecteurs de La Nef en Russie à la découverte du monde orthodoxe de ce grand pays. Voyage passionnant qui nous a permis de prendre le pouls d’une nation régulièrement caricaturée dans les médias. Et finalement, après huit jours à arpenter les rues, les monastères et les églises de Moscou, Serguiev Possad, Iaroslav, Souzdal, Vladimir, Novgorod et Saint-Petersbourg, on comprend mieux la haine de l’intelligentsia pour la Russie de Vladimir Poutine (1). Non seulement les Russes ont le mauvais goût d’apprécier leur président qui bénéficie d’une popularité à laquelle M. Hollande ne peut espérer – pas même en rêve –, mais il émane du peuple russe tout ce que méprisent nos intellectuels de la rive gauche : un peuple qui a retrouvé la fierté de ce qu’il est, de son histoire, de sa culture et de sa religion.

Certes, tout est loin d’être idyllique en Russie, mais la grande différence avec la France est que ce pays meurtri par plus de soixante-dix ans de communisme est maintenant sur une voie de redressement. Pas seulement du point de vue économique, mais surtout d’un point de vue politique, spirituel et moral. Vladimir Poutine a replacé la Russie au cœur du concert des nations qui comptent et sa diplomatie a désormais une cohérence et une vision à long terme qui contribue aux équilibres internationaux, limitant ainsi la toute puissance des États-Unis. Les Russes cherchent maintenant à s’appuyer sur leur longue histoire et à ceux qui les accusent d’agression, ils aiment à rappeler (avec de légers trous de mémoire) que depuis la fondation du royaume de Kiev, ils n’ont fait que se défendre des invasions à l’est (Mongols et Tatares, Turcs) et à l’ouest (Pologne-Lituanie, Napoléon, Hitler) !

Ce retour aux sources a bénéficié à l’Église orthodoxe qui connaît un fort développement avec plus de 13 000 églises construites depuis la chute du communisme et des séminaires pleins. La pratique religieuse reste cependant encore assez faible, mais il est évident pour tous que l’orthodoxie est un élément essentiel de l’identité russe. La Russie est enfin l’un des rares pays développés où les notions de loi naturelle et de famille traditionnelle ont encore un sens, même s’il reste beaucoup à faire en raison des pratiques instituées de longue date par le communisme.

Pour préparer ce voyage, je m’étais procuré l’Histoire de la Russie des tsars (2) de Richard Pipes, célèbre historien américain longtemps professeur à Harvard. Livre très intéressant par son érudition, mais aussi en ce qu’il donne de façon très fouillée un point de vue sur la Russie qui semble largement partagé dans les sphères dirigeantes américaines. « Mon objectif, en écrivant La Russie sous l’Ancien Régime, prévient Pipes dans son introduction à l’édition française de 2013, était de montrer que la nature totalitaire du régime soviétique, aujourd’hui déchu, n’était pas imputable au marxisme-léninisme, mais remontait au lointain passé russe, et que, pour cette même raison, ce régime n’était pas près de s’effondrer » (p. 11).

Cette simple phrase permet de mieux comprendre la politique américaine à l’égard de la Russie actuelle, que ce soit sous le républicain Bush ou le démocrate Obama. Je m’étonnais souvent que les États-Unis traitent la Russie comme si le régime communiste était encore en place, comme si, de ce fait, elle continuait à exercer une menace directe sur le « monde libre ». C’est que, pour certains Américains, la chute de l’Union Soviétique est presque un épiphénomène de l’histoire russe, ce pays, à en croire Pipes, étant quasiment voué au totalitarisme ! Pour ce dernier, Lénine et Staline n’ont fait que continuer la politique d’asservissement des tsars et Poutine, ancien du KGB, ne peut que s’inscrire dans cette lignée. Ainsi s’explique la méfiance indéboulonnable des États-Unis à l’égard de la Russie, cette obsession d’un « cordon sanitaire » autour de ce pays, ce souci d’avancer l’Otan au  plus près en essayant de dresser les pays limitrophes contre leur puissant voisin – le cas de l’Ukraine est particulièrement symptomatique.

Soit dit en passant, la thèse de Richard Pipes est une formidable absolution du communisme si les horreurs du régime soviétique ne sont imputables qu’à cette indécrottable barbarie russe ! L’auteur ne nous explique pas comment ce système a pu provoquer autant de crimes dans nombre de pays qui n’avaient pas hérité de ce « lointain passé russe » ! Outre qu’il semble bien mal connaître la nature « intrinsèquement perverse » du communisme, les réalités de son idéologie et de sa praxis, et les ravages abominables qu’il sème partout où il passe, il fait également bien peu de cas de l’apport culturel de la Russie au monde : comment un pays ayant subi tant de siècles le « totalitarisme » des tsars aurait-il pu créer autant de chefs-d’œuvre de la littérature, de la musique, de la peinture, de l’architecture, des arts religieux… ? Contre de telles visions réductrices, il serait temps de comprendre que la Russie est un partenaire naturel pour la France et l’Europe, et que, sans complaisance, il faudrait commencer par changer notre regard sur ce grand pays.

(1)   Pour sortir de la vision caricaturale des médias, nous recommandons l’excellent essai de Frédéric Pons, Poutine, Calmann-Lévy, 2014, 370 pages, 19,90 e. (2) Perrin, 2013. La première édition américaine remonte à 1974, la seconde remaniée à 1995, celle traduite en français en 2013.

Réf. Retour de Russie

JPSC 

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