Laudato si : quand tout est lié... (18/06/2015)

 

Laudato si : « Tout est lié »

Article rédigé par Stanislas de Larminatsur Liberté Politique le 18 juin 2015

 

Laudato si : « Tout est lié »

« Tout est lié », tel aurait pu être le titre de l’encyclique Laudato si du pape François, signée ce 18 juin 2015. Cette expression est citée une dizaine de fois [1] ! Les commentateurs retiennent un certain nombre de recommandations et d’appels dans l’air du temps à « changer de direction » (n. 163) en matière de relation avec l’environnement. Est-ce l’essentiel ? Le pape François appelle à la conversion intégrale, pas au changement de programme : l’Église, dit-il, n’a pas vocation à être « un substitut à la politique ». L’essentiel est à rechercher dans les clés doctrinales de ce document magistériel, au contenu plus théologique, spirituel et moral qu’économique ou politique. Oui, ce texte engage, mais pas à la marge, car « tout est lié ».

1/ L’état de la maison
2/ Mieux comprendre l’anthropocentrisme chrétien
3/ Une anthropologie de la relation
4/ IV- Mise en perspective : une lumière eschatologique

I- Laudato si et l’état de la maison

L’encyclique commence par une analyse de la situation. Laudato si montre que le magistère est sensible aux signes des temps. Tout ce qui inquiète nos contemporains est abordé.

1.1- Les dégradations sociales

Le pape souligne toute une série de détériorations sociales :

Détériorations de la qualité de vie humaine

L’encyclique résume le problème : « Parmi les composantes sociales du changement global figurent les effets de certaines innovations technologiques sur le travail, l’exclusion sociale, l’inégalité dans la disponibilité et la consommation d’énergie et d’autres services, la fragmentation sociale, l’augmentation de la violence et l’émergence de nouvelles formes d’agressivité sociale, le narcotrafic et la consommation croissante de drogues chez les plus jeunes, la perte d’identité. Ce sont des signes, parmi d’autres, qui montrent que la croissance de ces deux derniers siècles n’a pas signifié sous tous ses aspects un vrai progrès intégral » (n. 46) [2].

Détériorations en matière d’injustice planétaire

« La détérioration de l’environnement et celle de la société affectent d’une manière spéciale les plus faibles de la planète : “Tant l’expérience commune de la vie ordinaire que l’investigation scientifique démontrent que ce sont les pauvres qui souffrent davantage des plus graves effets de toutes les agressions environnementales [3]” » (n. 48).

Mais le pape, d’emblée, exclut tout amalgame éco-malthusien accusant la croissance démographique d’être la cause des désordres planétaires : « Au lieu de résoudre les problèmes des pauvres et de penser à un monde différent, certains se contentent seulement de proposer une réduction de la natalité. Les pressions internationales sur les pays en développement ne manquent pas, conditionnant des aides économiques à certaines politiques de “santé reproductive” [...]. Il faut reconnaître que la croissance démographique est pleinement compatible avec un développement intégral et solidaire [4] » (n. 50).

L’encyclique souligne que l’accusation portée par certains sur les effets négatifs de la croissance de la population « est une façon de ne pas affronter les problèmes » (n. 50).

1.2- Les dégradations environnementales

Tout est lié ! Les dégradations sociales résultent, dans l’esprit du pape, de toute une série de dégradations environnementales. Son analyse reprend, pour l’essentiel, celle du « mouvement écologique mondial » grâce aux efforts duquel « les questions environnementales ont été de plus en plus présentes dans l’agenda public » (n. 166). Trois dossiers principaux sont évoqués :

- La question de l’eau

Le pape dit que le problème de l’« accès à une eau potable sûre » (n. 28) est « une question de première importance », en particulier du fait « de la qualité de l’eau disponible pour les pauvres, ce qui provoque beaucoup de morts tous les jours », à cause des fréquentes « maladies liées à l’eau » (n. 29).

- Les pertes de biodiversité

L’encyclique évoque la disparition, chaque année, de « milliers d’espèces végétales et animales que nous ne pourrons plus connaître, que nos enfants ne pourront pas voir [...]. Des milliers d’espèces ne rendront plus gloire à Dieu par leur existence et ne pourront plus nous communiquer leur propre message » (n. 33).

- Le climat

L’encyclique parle du « consensus scientifique très solide qui indique que nous sommes en présence d’un réchauffement préoccupant du système climatique » (n. 23) [5]. Le texte fait référence à « de nombreuses études scientifiques signalent que la plus grande partie du réchauffement global des dernières décennies est due à la grande concentration de gaz à effet de serre [...] émis surtout à cause de l’activité humaine » (n. 23).

Tout cela conduit le pape François à dire la « nécessité de réaliser des changements de style de vie, de production et de consommation, pour combattre ce réchauffement ou, tout au moins, les causes humaines qui le provoquent ou l’accentuent » (n. 23). Le pape propose quelques solutions techniques comme la réduction de « l’émission du dioxyde de carbone [...], en remplaçant l’utilisation de combustibles fossiles et en accroissant des sources d’énergie renouvelable » (n. 26).

1.3- Une approche classique de la gestion des conflits en matière scientifique

Ces analyses ne manquent pas d’être reprises avec satisfaction par les médias et par les acteurs politiques ou associatifs. Pourtant, le pape François insiste sur le caractère non définitif de ces analyses, tout en mettant une forme de tension dans sa pensée.

D’un côté, en ce qui concerne le climat, il accompagne le discours ambiant. Mais d’un autre côté, il reconnaît qu’« on ne peut pas attribuer une cause scientifiquement déterminable à chaque phénomène particulier [...]. Il y a, certes, d’autres facteurs (comme le volcanisme, les variations de l’orbite et de l’axe de la terre, le cycle solaire) » (n. 23) [6]. Il admet que « sur beaucoup de questions concrètes, en principe, l’Église n’a pas de raison de proposer une parole définitive et elle comprend qu’elle doit écouter puis promouvoir le débat honnête entre scientifiques, en respectant la diversité d’opinions » (n. 61).

Concernant les solutions, le pape François avance qu’il ne faut pas « penser à des recettes uniformes » (n. 180) et que, prenant « en compte la complexité de la crise écologique et ses multiples causes, nous devrons reconnaître que les solutions ne peuvent pas venir d’une manière unique d’interpréter et de transformer la réalité » (n. 63). Il faut laisser la place aux débats : « Il faut garantir une discussion scientifique et sociale. » Si on n’appelle pas les choses par leur nom et qu’on ne met pas sur la table toutes les informations, mais qu’on les choisit en fonction d’intérêts propres, qu'ils soient politiques, économiques ou idéologiques, « il devient difficile d’avoir un jugement équilibré et prudent sur les diverses questions » (n. 135).

L’encyclique appelle donc au dialogue entre les diverses visions : « Cela donnerait lieu à divers apports qui pourraient entrer dans un dialogue en vue de réponses intégrales » (n. 60). Puissent les structures d’Église continuer à ouvrir ce dialogue ! En effet, l’encyclique est fidèle à la recommandation conciliaire qui veut que les laïcs n’attendent pas de leurs pasteurs une réponse à toutes les questions même graves, ni qu’ils en aient la compétence (cf. Gaudium et Spes, 43). Dans le « dialogue » conclusif de l’encyclique on lit bien que « dans certaines discussions sur des questions liées à l’environnement, il est difficile de parvenir à un consensus. « Encore une fois je répète, insiste le pape, que l’Église n’a pas la prétention de juger des questions scientifiques ni de se substituer à la politique, mais j’invite à un débat honnête et transparent, pour que les besoins particuliers ou les idéologies n’affectent pas le bien commun » (n. 188).

Ainsi, en s’appuyant, d’un côté, sur les propos consensuels de la communauté internationale sur la crise écologique, le pape est-il entendu. Mais, malgré tout, il reconnaît que les discussions rendent difficile un consensus général.

On reconnaît là une forme de gestion des conflits bien maîtrisée et théorisée par Jorge-Mario Bergoglio : « L’unité passe par le dépassement du conflit, sans le refuser et sans s’y embourber [...], dépassement qui se réalisera sur un plan plus élevé [...], seule façon pour que l’unité soit supérieure au conflit [7]. » L’encyclique ne consacre qu’une faible part à cette analyse conflictuelle sur le climat. Mais le pape jésuite sait que pour parvenir à « l’union des esprits, il y a un fondement qui n’est pas négociable [...] : la doctrine commune [8] ».

C’est cet aspect proprement magistériel de l’encyclique qu’il importe de découvrir.

Trois points doctrinaux méritent d’être mis en exergue dans cette encyclique. Le premier tourne autour de l’anthropocentrisme. Le pape démontre que l’Église en est souvent accusée à tort, et que son humanisme n’est pas « déviant ». Par ailleurs, en répétant que « tout est lié », le pape François montre son attachement à une anthropologie de la relation. Il y a là une approche qui n’est pas nouvelle pour l’Église mais qui montre l’importance que le pape y attache. Enfin, celui-ci place toute sa réflexion dans la perspective d’une vision eschatologique de la création.

II- Laudato si : mieux comprendre l’anthropocentrisme chrétien

L’Église nie ce reproche fait au christianisme : « La Bible ne donne pas lieu à un anthropocentrisme despotique qui se désintéresserait des autres créatures [...]. “Chaque créature possède sa bonté et sa perfection propres […]. Les différentes créatures, voulues en leur être propre, reflètent, chacune à sa façon, un rayon de la sagesse et de la bonté infinies de Dieu. C’est pour cela que l’homme doit respecter la bonté propre de chaque créature pour éviter un usage désordonné des choses [9]” » (n. 68-69).

Malgré tout, le pape montre qu’une conception erronée de cet anthropocentrisme a conduit à de multiples dérives et excès.

2.1- Les excès anthropocentristes

- Un anthropocentrisme excessif conduit aux dérives liées au relativisme et aux idéologies

Un anthropocentrisme détourné de son sens profond conduit à « un style de vie dévié », en particulier à un « relativisme pratique qui caractérise notre époque [...] Quand l’être humain se met lui-même au centre, il finit par donner la priorité absolue à ses intérêts de circonstance, et tout le reste devient relatif » (n. 122). L’omniprésence d’un nouveau paradigme technocratique développe un « relativisme dans lequel tout ce qui ne sert pas aux intérêts personnels immédiats est privé d’importance ». Il y a, dans cette logique, des attitudes « qui provoquent en même temps la dégradation de l’environnement et la dégradation sociale » (n. 122).

Le relativisme conduit à remplacer Dieu par de nouvelles idoles : une spiritualité qui oublie Dieu créateur nous amène à « adorer d’autres pouvoirs du monde, ou bien nous nous prendrions la place du Seigneur [...]. La meilleure manière de mettre l’être humain à sa place, et de mettre fin à ses prétentions d’être un dominateur absolu de la Terre, c’est de proposer la figure d’un Père créateur et unique maître du monde » (n. 75). Il faut en finir aujourd’hui avec « le mythe moderne du progrès matériel sans limite. Un monde fragile, avec un être humain à qui Dieu en confie le soin » (n. 78). Il faut également ne pas tomber dans une forme de « divinisation de la Terre » (n. 90).

Un anthropocentrisme excessif conduit à une société techniciste

L’encyclique ne condamne pas la technologie : « Nous sommes les héritiers de deux siècles d’énormes vagues de changement : la machine à vapeur, le chemin de fer, le télégraphe, l’électricité, l’automobile, l’avion, les industries chimiques, la médecine moderne, l’informatique, et, plus récemment, la révolution digitale, la robotique, les biotechnologies et les nanotechnologies. Il est juste de se réjouir face à ces progrès, et de s’enthousiasmer devant les grandes possibilités que nous ouvrent ces constantes nouveautés, parce que « la science et la technologie sont un produit merveilleux de la créativité humaine, ce don de Dieu [10] ». La modification de la nature à des fins utiles est une caractéristique de l’humanité depuis ses débuts, et ainsi la technique « exprime la tendance de l’esprit humain au dépassement progressif de certains conditionnements matériels [11] ». « La technologie a porté remède à d’innombrables maux qui nuisaient à l’être humain et le limitaient. Nous ne pouvons pas ne pas valoriser ni apprécier le progrès technique, surtout dans la médecine, l’ingénierie et les communications. Et comment ne pas reconnaître tous les efforts de beaucoup de scientifiques et de techniciens qui ont apporté des alternatives pour un développement durable ? » (n. 102).

Le pape reconnait donc qu’une « techno-science, bien orientée, non seulement peut produire des choses réellement précieuses pour améliorer la qualité de vie de l’être humain, depuis les objets usuels pour la maison jusqu’aux grands moyens de transports, ponts, édifices, lieux publics, mais encore est capable de produire du beau et de “projeter” dans le domaine de la beauté l’être humain immergé dans le monde matériel » (n. 103).

Ce regard bienveillant, le pape le rend concret en abordant la question des OGM : « Il s’agit d’une question d’environnement complexe dont le traitement exige un regard intégral sous tous ses aspects » (n. 135). L’encyclique admet que l'intervention humaine sur le monde végétal et animal, exploite les opportunités « de mutations génétiques [...] présentes dans la réalité matérielle [...]. Quoiqu’il en soit, l’intervention légitime est celle qui agit sur la nature pour l’aider à s’épanouir dans sa ligne, celle de la création, celle voulue par Dieu » (n. 132). Ce qui importe, c’est plutôt de les développer « de manière indépendante par rapport aux intérêts économiques » (n. 132).

Malgré son regard ouvert sur les bienfaits de la technologie, le pape estime que l’« anthropocentrisme moderne, paradoxalement, a fini par mettre la raison technique au-dessus de la réalité » (n. 115). Cette dérive est liée à une financiarisation qui prétend être la seule solution aux problèmes. Cette alliance entre l'économie et de la technologie « finit par laisser de côté ce qui ne fait pas partie de leurs intérêts immédiats » (n. 54). Il en résulte une impossibilité à « voir le mystère des multiples relations qui existent entre les choses, et par conséquent, résout parfois un problème en en créant un autre » (n. 20). En effet, dit l’encyclique, il ne faut pas croire que, dans la réalité, « le bien et la vérité surgissaient spontanément du pouvoir technologique et économique lui-même » (n. 105).

Le pape explique que, pendant longtemps, par ses interventions sur la nature, l’homme tirait de la réalité ce que la nature lui permettait de recevoir, « comme en tendant la main ». Inversement, il y a un nouveau paradigme consistant à extraire tout son possible des choses, « par l’imposition de la main de l’être humain, qui tend à ignorer ou à oublier la réalité même de ce qu’il a devant lui » (n. 107).

Laudato si explique « qu’aujourd’hui le paradigme technocratique est devenu tellement dominant qu’il est très difficile de faire abstraction de ses ressources, et il est encore plus difficile de les utiliser sans être dominé par leur logique. C’est devenu une contreculture de choisir un style de vie avec des objectifs qui peuvent être, au moins en partie, indépendants de la technique, de ses coûts [...]. De fait, la technique a un penchant pour chercher à tout englober dans sa logique de fer » (n. 108).

Ce nouveau paradigme technocratique tend à exercer sa domination aussi sur l'économie et la politique. « L’économie assume tout le développement technologique en fonction du profit, sans prêter attention à d’éventuelles conséquences négatives pour l’être humain. Les finances étouffent l’économie réelle » (n. 109).

Comment rééquilibrer les choses ? Certes, « personne ne prétend vouloir retourner à l’époque des cavernes », dit le pape avec humour ! Mais « il est indispensable de ralentir la marche » (n. 114). Il faut « avancer dans une révolution culturelle courageuse », car « la science et la technologie ne sont pas neutres » (n. 114).

Le pape reprend à son compte le discours de Paul VI devant la FAO en 1970 : « Les progrès scientifiques les plus extraordinaires, les prouesses techniques les plus étonnantes, la croissance économique la plus prodigieuse, si elles ne s’accompagnent d’un authentique progrès social et moral, se retournent en définitive contre l’homme [12] » (n. 4).

L’encyclique appelle à une nouvelle « spiritualité qui constitueraient une résistance face à l’avancée du paradigme technocratique » (n. 111). En effet, la liberté humaine est « capable de limiter la technique, de l’orienter, comme de la mettre au service d’un autre type de progrès, plus sain, plus humain, plus social, plus intégral » (n. 112)

2.2- Anthropocentrisme : les recentrages nécessaires

Pour revenir à un anthropocentrisme véritablement chrétien et équilibré, l’encyclique propose quelques pistes :

- Lire le grand livre de la nature et en comprendre le langage

L’encyclique appelle à contempler « chaque créature [qui] a une fonction [dont] aucune n’est superflue. Tout l’univers matériel est un langage de l’amour de Dieu, de sa tendresse démesurée envers nous. Le sol, l’eau, les montagnes, tout est caresse de Dieu » (n. 84). L’encyclique fait sienne le propos de Jean-Paul II : « Dieu a écrit un beau livre “dont les lettres sont représentées par la multitude des créatures présentes dans l’univers [13]” » (n. 85). Dès lors, le manque d'intérêt pour mesurer les dommages causés à la nature et l'impact environnemental des décisions, « est seulement le reflet le plus visible d’un désintérêt pour reconnaître le message que la nature porte inscrit dans ses structures mêmes » (n. 117).

Le pape François donne des exemples pratiques : « Quand on ne reconnaît pas, dans la réalité même, la valeur d’un pauvre, d’un embryon humain, d’une personne vivant une situation de handicap – pour prendre seulement quelques exemples – on écoutera difficilement les cris de la nature elle-même » (n. 117). L’encyclique insiste donc sur l’incompatibilité qu’il y a dans « la défense de la nature [...] et la justification de l’avortement » (n. 120). Le pape François, se fondant sur ces exemples répète deux fois que « tout est lié » (n. 117 et 120).

- Restaurer dans nos cultures le sens du travail

L’encyclique explique qu’une écologie intégrale doit « incorporer la valeur du travail, développée avec grande sagesse par saint Jean-Paul II dans son Encyclique Laborem exercens. Rappelons que, selon le récit biblique de la création, Dieu a placé l’être humain dans le jardin à peine créé (cf. Gn 2, 15), non seulement pour préserver ce qui existe (protéger) mais aussi pour le travailler de manière à ce qu’il porte du fruit (labourer). Ainsi, les ouvriers et les artisans “assurent une création éternelle” (Si 38, 34) » (n. 124).

Le Christ lui-même, comme charpentier, « a sanctifié de cette manière le travail et lui a conféré une valeur particulière pour notre maturation. Saint Jean-Paul II enseignait qu’“en supportant la peine du travail en union avec le Christ crucifié pour nous, l’homme collabore en quelque manière avec le Fils de Dieu à la Rédemption [14]” » (n. 98).

- Revenir au bien commun et au sens de la famille

L'écologie humaine est indissociable de la notion de bien commun. L’encyclique reprend la définition du magistère, à savoir « l’ensemble des conditions sociales qui permettent, tant aux groupes qu’à chacun de leurs membres, d’atteindre leur perfection d’une façon plus totale et plus aisée [15] » (n. 156). Elle ajoute que « le bien commun présuppose le respect de la personne humaine comme telle, avec des droits fondamentaux et inaliénables ordonnés à son développement intégral ». Mais le bien commun peut s’épanouir principalement dans la famille « comme cellule de base de la société » et dans la paix sociale, « c’est-à-dire la stabilité et la sécurité d’un certain ordre ». C’est pourquoi « toute la société – et en elle, d’une manière spéciale l’État – a l’obligation de défendre et de promouvoir le bien commun » (n. 157).

- Remettre l’homme à sa vraie place au sommet de la création

Cette juste place de l’homme implique pour lui une responsabilité énorme qui doit nous obliger à voir que, « en toute créature, habite son Esprit vivifiant qui nous appelle à une relation avec Lui [16] [...]. La découverte de cette présence stimule en nous le développement des “vertus écologiques” [17]. Mais en disant cela, n’oublions pas qu’il y a aussi une distance infinie entre la nature et le Créateur, et que les choses de ce monde ne possèdent pas la plénitude de Dieu » (n. 88).

III- Laudato si : une anthropologie de la relation

Le grand message doctrinal de cette encyclique nous semble résider dans la compréhension de l’écologie à travers cette théologie de la relation.

Il faut souligner qu’en dehors des textes antérieurs du magistère, le pape fait peu appel à d’autres auteurs. Un seul émerge : le théologien Romano Guardini [18], lui-même un maître du théologien Ratzinger. Il est cité à quatre reprises. Il avait déjà inspiré Mgr Giampaolo Crepaldi, le rédacteur principal du Compendium de la doctrine sociale de l’Église [19]. Celui-ci expliquait que

 

« la nature trouve son sens dans un dialogue entre l'homme et Dieu, et les choses mêmes se trouvaient rassemblés non seulement dans une relation d'intelligence, mais aussi d'amour. [...] Même la nature de l'homme est un acte, mais ce n'est pas un acte statique, mais un acte qui doit être considéré comme un projet qui doit être mis en œuvre. Alors que pour les plantes et les animaux, le projet de leur nature est réalisé en vertu du déroulement de la nature même, et en tant que tel est garanti, pour l'homme, le projet de sa propre nature doit être assumé, voulu, poursuivi. Dit autrement, c'est un dynamisme moral et salvateur, pas simplement naturaliste. Pour réaliser ce projet, tel qu’il est, il faut l'assumer comme un devoir à accomplir et en faire l’objet d'un engagement moral. La nature propre de l’homme contient, en fait, une règle à satisfaire et un point final à atteindre. Elle est telle que l'homme est appelé à prêter attention à sa propre nature naturaliste. Néanmoins, cela va de soi, ce n'est pas possible par un acte arbitraire, mais à travers une soumission à sa propre nature ou en assumant sa propre nature comme un devoir [20] ».

 

Le pape François attache une grande importance à cette anthropologie de la relation. Il avait condamné en 2014 une « conception de la personne humaine détachée de tout contexte social et anthropologique, presque comme une “monade”, toujours plus insensible aux autres “monades” présentes autour de soi[21] ».

L’encyclique Laudato si est comme imbibée de cette anthropologie de la relation. Le mot est utilisé des dizaines de foi : relation de l’homme avec le monde, avec l’univers, avec la création, avec les autres et le tout autre ; relations entre les organismes vivants, entre les choses ; relation entre Dieu et les créatures, entre Jésus et le monde ; relation de l’homme avec lui-même.

Le pape résume cela ainsi :

 

« L’existence humaine repose sur trois relations fondamentales intimement liées : la relation avec Dieu, avec le prochain, et avec la terre. Selon la Bible, les trois relations vitales ont été rompues, non seulement à l’extérieur, mais aussi à l’intérieur de nous. Cette rupture est le péché. L’harmonie entre le Créateur, l’humanité et l’ensemble de la création a été détruite par le fait d’avoir prétendu prendre la place de Dieu, en refusant de nous reconnaître comme des créatures limitées. Ce fait a dénaturé aussi la mission de “soumettre” la terre (cf. Gn 1, 28), de “la cultiver et la garder” (Gn 2, 15). Comme résultat, la relation, harmonieuse à l’origine entre l’être humain et la nature, est devenue conflictuelle (cf. Gn 3, 17-19). Pour cette raison, il est significatif que l’harmonie que vivait saint François d’Assise avec toutes les créatures ait été interprétée comme une guérison de cette rupture » (n. 66).

 

Mais, l’important pour le pape est qu’il ne peut pas exister de « relation avec l’environnement isolée de la relation avec les autres personnes et avec Dieu. Ce serait un individualisme romantique, déguisé en beauté écologique, et un enfermement asphyxiant dans l’immanence » (n. 119).

L’Église pense la politique à partir de la relation. Elle a gardé le sens de ce concept à travers la communion et la charité. Anthropologie et vie morale sont intimement liées. Le sujet n’est pas qu’un objet en relation. Il est lui-même sujet relation [22].

3.1- La relation de l’homme avec lui-même, avec les autres et avec l’environnement : « tout est lié »

C’est un paradoxe que l’encyclique explique bien : certes, l’homme doit protéger l’animal, et sa relation avec la nature. Mais si je ne le fais pas, je détruis une relation globale, je détruis « ma relation intérieure avec moi-même, avec les autres, avec Dieu et avec la terre [...]. Tout est lié, et la protection authentique de notre propre vie comme de nos relations avec la nature est inséparable de la fraternité, de la justice ainsi que de la fidélité aux autres » (n. 70).

Voilà, dit le pape, ce que nous disent les histoires de Caïn et Abel, et du Déluge. Elles nous enseignent que « la négligence dans la charge de cultiver et de garder une relation adéquate avec le voisin, envers lequel j’ai le devoir d’attention et de protection, détruit ma relation intérieure avec moi-même, avec les autres, avec Dieu et avec la terre » (n. 70).

 Il ne peut donc pas y avoir de « sentiment d’union intime avec les autres êtres de la nature ne peut pas être réel si en même temps il n’y a pas dans le cœur de la tendresse, de la compassion et de la préoccupation pour les autres êtres humains. L’incohérence est évidente de la part de celui qui lutte contre le trafic d’animaux en voie d’extinction mais qui reste complètement indifférent face à la traite des personnes, se désintéresse des pauvres, ou s’emploie à détruire un autre être humain qui lui déplaît. Ceci met en péril le sens de la lutte pour l’environnement » (n. 91).

Le pape François explique comment « l’indifférence ou la cruauté envers les autres créatures de ce monde finissent toujours par s’étendre, d’une manière ou d’une autre, au traitement que nous réservons aux autres êtres humains. Le cœur est unique, et la même misère qui nous porte à maltraiter un animal ne tarde pas à se manifester dans la relation avec les autres personnes » (n. 92). En cela tous les mauvais traitements envers les créatures sont contraires à la dignité humaine. « Tout est lié ! »

3.2- Une anthropologie de la relation très concrète 

Deux exemples sont à retenir pour montrer le caractère très original et novateur de cette encyclique : la ville et le fait culturel.

- Le fait urbain

On trouve dans l’encyclique un regard intéressé sur la ville comme lieu de communion entre les hommes. L’objectif, dit le pape François, n’est pas « de créer de nouvelles villes soi-disant plus écologiques », où il ne fait pas toujours bon vivre. Au contraire, « il faut prendre en compte l’histoire, la culture et l’architecture d’un lieu, en maintenant son identité originale » (n. 143). Certes, ajoute-t-il, il existe une « sensation d’asphyxie, produite par l’entassement dans des résidences et dans des espaces à haute densité de population », mais ce sentiment peut être « contrebalancé si des relations humaines d’un voisinage convivial sont développées, si des communautés sont créées, si les limites de l’environnement sont compensées dans chaque personne » (n. 148) !

Le pape cite des favelas d’Amérique latine et montre que, « dans ces conditions, beaucoup de personnes sont capables de tisser des liens d’appartenance et de cohabitation, qui transforment l’entassement en expérience communautaire où les murs du moi sont rompus et les barrières de l’égoïsme dépassées. C’est cette expérience de salut communautaire qui ordinairement suscite de la créativité pour améliorer un édifice ou un quartier [23] » (n. 149).

L’encyclique retient des phrases positives sur ce que peut et doit être la ville : « Elle nous héberge et nous unit » (n. 151), la ville doit être « un espace vraiment partagé avec les autres ». C’est à ces conditions que le pape François se laisse aller à un élan surprenant : « Comme elles sont belles les villes qui, même dans leur architecture, sont remplies d’espaces qui regroupent, mettent en relation et favorisent la reconnaissance de l’autre [24] ! » (n. 152) 

- Le fait culturel

Pour le pape François, l'écologie exige également de prendre soin des richesses culturelles de l'humanité dans leur sens le plus large. En effet, « l’imposition d’un style de vie hégémonique lié à un mode de production peut être autant nuisible que l’altération des écosystèmes » (n. 145).

Le pape insiste pour que le fait culturel ne soit pas compris seulement au sens des monuments du passé, mais surtout dans le « sens d’une vie de relation entre les êtres humains et leur environnement » (n. 143).

Dès lors, il ne faut pas « homogénéiser les cultures [ni] affaiblir l’immense variété culturelle, qui est un trésor de l’humanité. C’est pourquoi prétendre résoudre toutes les difficultés à travers des réglementations uniformes ou des interventions techniques conduit à négliger la complexité des problématiques locales » (n. 144).

3.2- Le sommet de l’anthropologie de la relation : la vie trinitaire et le don divin dans l’eucharistie

Le pape François l’affirme solennellement : « Tout est lié, et cela nous invite à mûrir une spiritualité de la solidarité globale qui jaillit du mystère de la Trinité » (n. 240). Aurait-on imaginé une encyclique sur l’écologie insistant à ce point sur l’analogie de la création avec la vie trinitaire (n. 238-240) et avec l’eucharistie ?

Tout le mystère de la Création se résume à cette relation trinitaire entre :

- « le Père, [...] ultime source de tout, fondement aimant et communicatif de tout ce qui existe,
- le Fils, [...] par qui tout a été créé, s’est uni à cette terre 
- l’Esprit, lien infini d’amour, est intimement présent au cœur de l’univers en l’animant et en suscitant de nouveaux chemins » (n. 238).

« Le monde a été créé par les trois Personnes comme un unique principe divin, mais chacune d’elles réalise cette œuvre commune selon ses propriétés personnelles (n. 238).

L’encyclique rappelle que « toute créature porte en soi une structure proprement trinitaire » (n. 239). C’est dans saint Thomas d’Aquin que le pape trouve cette grille de lecture : il faut « essayer de lire la réalité avec une clé trinitaire [...] Le monde, créé selon le modèle divin, est un tissu de relations » (n. 239-240).

Il y a dans cette vision, une leçon écologique :

 

« Cela nous invite non seulement à admirer les connexions multiples qui existent entre les créatures, mais encore à découvrir une clé de notre propre épanouissement. En effet, plus la personne humaine grandit, plus elle mûrit et plus elle se sanctifie à mesure qu’elle entre en relation, quand elle sort d’elle-même pour vivre en communion avec Dieu, avec les autres et avec toutes les créatures. Elle assume ainsi dans sa propre existence ce dynamisme trinitaire que Dieu a imprimé en elle depuis sa création » (n. 240).

 

Bien entendu, la relation eucharistique complète notre compréhension : « Les sacrements sont un mode privilégié de la manière dont la nature est assumée par Dieu et devient médiation de la vie surnaturelle (n. 235). [...] Dans l’Eucharistie, la création trouve sa plus grande élévation [...]. L'Eucharistie unit le ciel et la terre » (n. 236).

IV- Mise en perspective : une lumière eschatologique

4.1- Des éclairages à attendre ?

L’encyclique ne passe pas sous silence la question de la gouvernance mondiale. Elle parle à plusieurs reprises de la nécessité « de régulation [...] de contrôles suffisants » (n. 29), de la difficulté à mettre en œuvre des « mécanisme adéquat de contrôle, de révision périodique et de sanction en cas de manquement, [...] de missions de vérification » du respect effectif des conventions » (n. 167). Elle regrette « l’absence de mécanismes sévères de réglementation, de contrôle et de sanction [qui] finissent par miner tous les efforts » (n. 174). L’encyclique évoque la nécessité d’un « pouvoir pour sanctionner » (n. 175). Le pape souligne le besoin d'un « accord sur les régimes de gestion, pour toute la gamme de ce qu’on appelle les “biens communs globaux” » (n. 174).

Le mot subsidiarité est prononcé deux fois : une fois pour qualifier la structure familiale, mais, curieusement, une seule autre fois à propos de la gouvernance mondiale. L’encyclique fait sienne le propos de Benoît XVI dans Caritas in veritate : « Pour le gouvernement de l’économie mondiale, pour assainir les économies frappées par la crise, pour prévenir son aggravation et de plus grands déséquilibres, pour procéder à un souhaitable désarmement intégral, pour arriver à la sécurité alimentaire et à la paix, pour assurer la protection de l’environnement et pour réguler les flux migratoires, il est urgent que soit mise en place une véritable Autorité politique mondiale telle qu’elle a déjà été esquissée par mon prédécesseur, le bienheureux Jean XXIII [25] » (n. 175).

Paradoxalement, l’encyclique coupe la phrase qui suit immédiatement après, qui demeure dans le texte initial : « Une telle autorité devra être réglée par le droit, se conformer de manière cohérente aux principes de subsidiarité et de solidarité. » Or parler de gouvernance mondiale et de subsidiarité est un exercice subtil. Il faudra probablement attendre de nouveaux commentaires du Saint-Siège pour voir si cette omission traduit un réel point d’évolution dans la doctrine de l’Église.

4.2- Une vision eschatologique de l’écologie

L’encyclique est merveilleusement empreinte d’une vision qui dépasse le contexte temporel : toute la création est appelée vers une terre nouvelle.

Le pape rappelle que,

 

« pour la compréhension chrétienne de la réalité, le destin de toute la création passe par le mystère du Christ, qui est présent depuis l’origine de toutes choses : “Tout est créé par lui et pour lui” (Col 1, 16) [26]. Le Prologue de l’Évangile de Jean (1, 1-18) montre l’activité créatrice du Christ comme Parole divine (Logos). Mais ce prologue surprend en affirmant que cette Parole “s’est faite chair” (Jn 1, 14). Une Personne de la Trinité s’est insérée dans le cosmos créé, en y liant son sort jusqu’à la croix. Dès le commencement du monde, mais de manière particulière depuis l’Incarnation, le mystère du Christ opère secrètement dans l’ensemble de la réalité naturelle, sans pour autant en affecter l’autonomie » (n. 99).

 

Il en résulte que « la création est tendue vers la divinisation, vers les saintes noces, vers l’unification avec le Créateur lui-même [27] » (n. 236). Il s’agit bien d’une nouvelle création, celle qui a fait dire à saint-Irénée : Dieu s’est fait homme pour que l’homme soit divinisé.

 

Stanislas de Larminat est ingénieur agronome INAPG, diplômé de troisième cycle de bioéthique de l'Institut Politique Léon-Harmel, a suivi le parcours « Formation des responsables » du collège des Bernardins. Il a publié L'écologie chrétienne n'est pas ce que vous croyez (Salvator, 2014), préface de Mgr André-Joseph Léonard, archevêque de Malines-Bruxelles.

 

Pour aller plus loin :
Laudato si, le texte intégral (pdf)

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