Pourquoi l'Europe est démunie face au djihadisme (02/07/2015)

De Mathieu Slama sur FIGAROVOX :

Pourquoi l'Europe est désemparée face au terrorisme islamiste

FIGAROVOX/ANALYSE - Comment en arrive-t-on à un tel déferlement de violence? Les attentats de vendredi ont suscité stupeur et incompréhension. Pour Mathieu Slama, l'État islamique se nourrit du vide spirituel de nos sociétés occidentales.

Certains parlent d'une déclaration de guerre. D'autres alertent contre le risque de l'amalgame. Tout le monde ou presque est d'accord pour dire que le terrorisme islamiste contemporain représente un danger immense pour nos sociétés occidentales.

Mais il y a un autre enjeu. Les attentats commis par des fous de Dieu ne nous bouleversent pas seulement en raison de leur atrocité. Cet enjeu n'est pas facile à saisir. Il s'échappe quand nous tentons de rationaliser ces événements, d'en comprendre la logique. Comment des hommes, dont certains sont nés en France, jouissant du confort prodigué par notre modernité occidentale, comment ces hommes peuvent-ils décider, à un moment de leur vie, de mettre un terme à ce confort et à leur existence dans un déchaînement de violence? Il y a derrière cela un immense mystère. Y voir le simple résultat de la folie, de la détresse sociale ou de la contestation ne suffit pas.

L'Europe occidentale ne peut pas, en réalité, comprendre un tel phénomène, et encore moins y répondre idéologiquement. La question religieuse y a été progressivement reléguée à une affaire de croyance individuelle, d'«option spirituelle». Le sacré n'est plus sacré, au sens où il doit être, nécessairement, désacralisé. Le droit au blasphème devient un droit fondamental. Les Femen ont pignon sur rue, malgré leurs outrances. Les réformes sociétales, sans limites ni prudence, sont imposées au mépris du bon sens. L'Europe occidentale consacre la victoire de l'individu roi, libéré de toute transcendance et enracinement: l'homme sans contexte, pour reprendre l'expression de Rémi Brague. Face au retour du religieux dans sa forme la plus absolue et monstrueuse, l'Europe est désemparée.

L'État islamique se nourrit du vide spirituel occidental si bien décrit par Soljenitsyne en son temps. Dans un numéro du magazine de propagande de l'État islamique en français, Dar-al Islam, on pouvait lire ce passage sidérant: «Ce pays faible (la France), en pleine crise économique et moral dont le peuple est abruti par les divertissements, où la presse people est plus lue que la presse politique, déclare la guerre à un État (l'État islamique) où chaque habitant est un combattant en puissance ayant suivi un entraînement militaire et faisant la guerre pour sa foi, espérant le paradis éternel s'il est tué». Dans une vidéo de propagande diffusée en avril dernier sur les réseaux sociaux, l'État islamique mettait en scène un djihadiste australien expliquant sa conversion par la vision de son père revenant épuisé de son travail le soir. «La vie ne peut pas se réduire à cela», expliquait-t-il en substance face à la caméra.

On aurait tort d'accuser de nihilisme, comme beaucoup d'observateurs le font, les tenants de l'Islam radical guerrier. Il y a chez beaucoup d'entre eux une forme de mysticisme qui les mène à commettre les crimes les plus atroces. L'acte nihiliste est commis par celui qui, ne croyant plus en rien, décide de se venger contre un monde qu'il juge absurde. Les djihadistes agissent par conviction religieuse, aussi dévoyée et meurtrière soit-elle.

Quand fin juin 2014 l'État islamique a annoncé le rétablissement du califat, cette organisation politico-religieuse qui s'est éteinte en 1924 et qui évoque l'âge d'or de l'Islam, celui des Abbassides, nous n'avons pas pris la mesure de ce que cela signifie, de ce que cela charrie comme mythes et comme symboles. Le retour au premier temps de l'Islam, celui de Mahomet, de ses compagnons et des califes bien guidés, l'appel à la guerre sainte et à la revanche contre les «croisés» (c'est ainsi que sont nommés les Occidentaux dans la rhétorique djihadiste), tout cela a une résonance immense chez les musulmans radicaux.

Il faut sans doute, et c'est très bien rappelé par Jean-Charles Brisard par exemple, réviser notre législation et réévaluer nos moyens en matière de lutte contre le terrorisme. Il faut aussi, conjointement, envisager une autre stratégie contre l'État islamique sur le terrain, en prenant en compte à la fois l'importance stratégique de l'Iran et dans une moindre mesure de la Russie - dont les intérêts vitaux sont menacés par les djihadistes -, et les enjeux communautaires propres à la Syrie et à l'Iraq où une partie de la population sunnite a progressivement nourri un ressentiment violent envers les chiites - ressentiment qui alimente la machine idéologique de l'État islamique. Ce n'est pas une mince affaire. Mais plus fondamentalement encore, la question de la lutte idéologique se pose. Va-t-on continuer de considérer que seules les valeurs démocratiques, dont les fondements mêmes sont rejetés par les islamistes radicaux, suffiront à inverser la tendance et enrayer la logique de radicalisation? Rappelons cette phrase prononcée par le porte-parole de l'État islamique annonçant le rétablissement du califat: «Musulmans, rejetez la démocratie, la laïcité, le nationalisme et les autres ordures de l'Occident. Revenez à votre religion».

L'Islam radical est, à n'en point douter, le phénomène le plus important, le plus décisif, de notre époque. On ne répond pas à un tel absolu seulement par des valeurs juridiques (liberté, égalité, laïcité…), aussi importantes soient-elles. Il faut autre chose. C'est cet «autre chose», qui a à voir avec le sacré, que nous avons perdu.

09:02 | Lien permanent | Commentaires (0) |  Facebook | |  Imprimer |