La tentation protestante dans l’Eglise (02/11/2016)

Leipzig_Disputation.jpgLe voyage du pape François à Lund et Malmö  pour  le lancement du 5° centenaire de la Réforme nous remet en mémoire la question fondamentale de l’ecclésiologie à laquelle se réfèrent les communautés protestantes et de savoir exactement sur quoi on « dialogue » lorsqu’on parle d’œcuménisme.

Dans un ouvrage déjà ancien (Entretien sur la foi, 1985) le journaliste Vittorio Messori  (La Stampa) avait abordé, entre autres, cette question avec le Cardinal Ratzinger, alors préfet de la congrégation de la doctrine de la foi :

Question :

« Pourquoi le protestantisme –dont la crise n’est certainement pas moindre que celle du catholicisme- devrait-il attirer aujourd’hui des théologiens et des croyants qui, jusqu’au concile, étaient restés fidèles à l’Eglise de Rome ?

Réponse :

« Ce n’est sûrement pas facile à expliquer. Une considération s’impose : le protestantisme est apparu au commencement des temps modernes et se trouve en affinité beaucoup plus étroite que le catholicisme avec les composantes qui ont secrété l’époque moderne. Sa configuration actuelle, il l’a trouvée dans une large mesure au contact des grands courants philosophiques du XIXe siècle. Son ample ouverture à la pensée moderne est sa chance et son péril. Aussi des théologiens catholiques qui ne savent plus que faire de la théologie traditionnelle peuvent-ils facilement en arriver à l’opinion que les chemins corrects menant à la fusion de la foi et de la modernité seraient ici déjà tracés ».

Question :

Quels principes jouent ici un rôle ?

Réponse :

« Le principe « « Sola Scriptura » joue toujours un rôle-clé. Le chrétien moyen d’aujourd’hui déduit de ce principe que la foi naît de l’opinion individuelle, du travail intellectuel et de l’intervention du spécialiste ; une telle conception lui semble plus moderne et plus raisonnable que les positions catholiques. Allons encore un peu plus au fond. A partir d’une telle conception, il va de soi que le concept catholique d’Eglise n’est plus ratifiable et qu’il faut alors se chercher un modèle d’Eglise, ici ou là, dans le vaste champ d’expérimentation du phénomène « protestant ».

Question :

Donc, c’est l’ecclésiologie qui, comme à l’accoutumée, revient sur le tapis ?

Réponse :

« Oui, parce que pour l’homme de la rue, aujourd’hui, un concept d’Eglise que l’on représenterait –en langage technique- comme congrégationaliste, ou comme église libre , lui apparaîtrait  comme le plus raisonnable. Ce concept en vient à signifier que l’Eglise serait une forme modifiable d’organisation humaine de la cause de la foi, correspondant du mieux possible à ce que paraissent être les exigences du moment. Nous en avons déjà parlé maintes fois, mais cela vaut la peine d’y revenir : il est presqu’impossible pour la conscience de nombre de nos contemporains de comprendre que, derrière une réalité humaine, puisse se trouver la mystérieuse réalité divine. Tel est le concept  catholique de l’Eglise, comme nous le savons, beaucoup plus ardu à admettre que celui que nous avons esquissé plus haut. D’ailleurs, ce dernier ne s’identifie pas non plus simplement à un concept « protestant » d’Eglise, même s’il s’est formé dans le cadre du phénomène « protestant ».

 

Question :

A la fin de 1983 –année du cinquième centenaire de la naissance de Martin Luther- l’enthousiasme à le célébrer de certains catholiques a conduit des mauvaises langues à insinuer qu’aujourd’hui le Réformateur pourrait enseigner les mêmes choses que jadis, mais en occupant en toute tranquillité la chaire de quelque université ou séminaire catholique. Qu’en dit le Préfet ? Croit-il que la Congrégation qu’il dirige convierait le moine augustinien à quelque « entretien informatif » ?

Réponse :

« Oui, je crois vraiment qu’aujourd’hui encore on devrait parler très sérieusement avec lui, et que ce qu’il a défendu ne pourrait être davantage considéré de nos jours comme « théologie catholique ». S’il en était autrement, le dialogue œcuménique ne serait pas nécessaire, qui recherche précisément cet entretien critique avec Luther en demandant comment on peut sauver ce qu’il y a de grand dans sa théologie et surmonter ce qui s’y trouve de non catholique ».

Question :

Il serait intéressant de savoir de quels points la Congrégation pour la doctrine de la foi s’emparerait pour intervenir encore  aujourd’hui contre Luther…  

Réponse :

« Quitte à paraître ennuyeux, je pense qu’il s’agirait à nouveau du problème ecclésiologique. Lors de la dispute de Leipzig [ndB : on appelle disputatio de Leipzig le débat théologique qui eut lieu en 1519 entre le théologien catholique Jean Eck et les principaux chefs du mouvement réformateur, Martin Luther, Andreas Karlstadt et Philipp Melanchthon)] l’interlocuteur catholique de Martin Luther lui prouva de façon irréfutable que sa « nouvelle doctrine » ne s’opposait pas seulement aux papes, mais aussi à la Tradition telle que l’avaient clairement exprimées les Pères et  les Conciles. Luther fut contraint de l’admettre et déclara alors que les Conciles œcuméniques aussi s’étaient trompés, plaçant ainsi  l’autorité de l’exégète au-dessus  de l’Autorité de l’Eglise et de sa Tradition ».

Question :

C’est donc à ce moment-là que se produisit la « rupture » décisive ?  

Réponse :

« Je crois en effet que ce fut le moment décisif. Parce qu’alors on renonça à la conception catholique de l’Eglise comme authentique interprète du vrai sens de la Révélation. Luther ne pouvait plus partager la certitude qui reconnaît en l’Eglise une conscience commune qui se situe au-dessus de l’intelligence et de l’interprétation personnelles. De sorte que la relation entre l’Eglise et l’individu, entre l’Eglise et la Bible en est fondamentalement altérée. Sur ce point, oui, la Congrégation devrait parler avec Luther  s’il vivait encore ; ou, pour mieux dire, sur ce point, nous parlons avec lui lors de nos conversations oecuméniques. Du reste, cette question, dans une large mesure, demeure tout aussi fondamentale dans nos entretiens avec des théologiens catholiques : la théologie interprète la foi de l’Eglise ; quand on passe de l’interprétation à la reconstruction autonome, on se livre à tout autre chose ».

Extrait de : Joseph Ratzinger et Vittorio Messori,  Entretien sur la foi, Fayard, 1985, pp.190-194

JPSC 

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