Retour sur l’encyclique « Laudato si » et la question du mal (22/11/2016)

gustave doré.jpegDe Monseigneur Léonard interrogé par Drieu Godefridi, in « Un évêque dans le siècle » (éditions du CEP, septembre 2016) sur la question du mal et l’encyclique « Laudato si » (extraits) :

→ Dieu et l’univers (*)

Mgr Léonard : « […] C’est intelligent de croire en Dieu, c’est tout à fait raisonnable, même si c’est transrationnel d’adhérer à Jésus tel qu’il est présenté dans le Nouveau Testament. Mais, après tout cela, les gens sont confrontés à tout ce qui fonctionne, dans cette admirable mécanique de l’univers, de manière peu sympathique, de notre petit point de vue en tout cas. Et pour les chrétiens qui mettent leur foi en un Dieu qui, en principe, serait tout-puissant et qui serait un père bienveillant, comment est-ce qu’on met cela en rapport avec le mal qui défigure et abîme la vie des hommes sur la terre et avec tout ce qui ne tourne pas rond dans l’univers, y compris dans notre fonctionnement biologique ? »

→ Je me méfie des apologétiques qui justifient le mal

Mgr Léonard : « […] Je dénonce toujours avec force, y compris dans le monde chrétien, les justifications du mal, qui me paraissent souvent odieuses et qu’on ne devrait jamais employer en présence d’une personne qui souffre […] en disant, comme Spinoza par exemple […],  c’est négatif de votre petit point de vue, parce que vous voyez la mort de votre enfant, de votre petit point de vue de mère. Mais, dans la totalité de la substance, qui nous apparaît dans les deux attributs de l’étendue et de la pensée, cela fait partie du positif. Tout est plein, positif dans la substance ! Votre mal, un peu comme dans le bouddhisme, est donc une illusion liée à la perspective que vous avez. De même, on peut dire, d’un point de vue biologique, que la mort des individus d’une espèce fait partie de l’économie du fonctionnement de la vie. Ne pleurez donc pas vos morts! Oui, cette attitude stoïcienne a une certaine dignité, elle a une grandeur, mais qui passe au-dessus du drame des personnes. Je suis devenu allergique aux pensées systématiques, hégéliennes, pour lesquelles, de manière très subtile, le mal est finalement positif. Je me méfie des aologétiques qui justifient le mal en disant : Dieu permet le mal en vue d’un plus grand bien, le mal fait partie d’un premier état pédagogique de la création. Dieu a fait volontairement une création inachevée pour que ce soit l’homme qui l’achève. C’est joli à dire, comme cela, quand on écrit à son bureau, mais cela n’arrange pas les gens qui sont frappés par la douleur.

Drieu Godefridi : Alors, que leur dites-vous par rapport à cette question du mal ? 

→ ἐδάκρυσεν ó ἰησοῦς.

Mgr Léonard : «  D’abord, Jésus est sensible au mal et ne fait jamais de raisonnements pour dire qu’il n’y a pas de mal. L’attitude de Jésus, dans l’Evangile de Jean, devant la tombe de Lazare c’est d’abord de pleurer : « Jésus pleura » (ἐδάκρυσεν ó ἰησοῦς). C’est le verset le plus court de toute la Bible. Ces pleurs sont pour moi plus éloquents que beaucoup de théories. Jésus n’a pas fait une théorie. Il dit bien que la mort de Lazare va servir à la manifestation de la gloire de Dieu. Mais il ne dit pas à Marthe et à Marie : non, ne pleurez pas, la mort de Lazare c’est pour un bien. Non, il pleure ! Ce que je trouve admirable chez lui, c’est qu’il n’a pas expliqué le mal comme tant de religions ou de philosophies l’ont fait. D’abord, il en a éprouvé la dureté. Puis il l’a porté. Cela, c’est quand même unique dans l’histoire religieuse de l’humanité, un Dieu qui non seulement se fait homme mais qui en outre endure l’absurdité de la mort, l’angoisse qui est liée à la mort. L’attitude de Jésus face à sa mort n’est pas du tout héroïque, ce n’est pas une attitude de héros, c’est l’attitude d’un homme qui est submergé par l’angoisse, par la tristesse et qui, pour la première fois dans les Evangiles, où il a toujours une maîtrise des événements, mendie un peu de secours, de réconfort de la part de ses disciples : veillez avec moi, priez avec moi – et ils dorment pendant ce temps-là ! Eh bien, cela me paraît plus crédible que Spinoza, cela me paraît plus humain que le stoïcisme : «  Je savais que mon fils était mortel, donc je ne m’attriste pas de sa mort ». C’est grand, mais en même temps c’est mesquin, pourrait-on dire, d'une telle attitude : cela ne prend pas au sérieux le drame de la vie humaine. »

 

→ Ce monde n’est pas purement et simplement le monde créé par Dieu

Mgr Léonard : « J’attache donc une grande importance au fait que ce monde dans lequel nous sommes n’est pas purement et simplement le monde créé par Dieu. Je fais valoir beaucoup, dans mes écrits, le chapitre huitième de la Lettre aux Romains où Paul jette un regard d’une lucidité pour moi très éclairante sur la création dans son état présent, qui crie sa souffrance parce qu’elle est livrée à la vanité […]. J’admire comme Paul prend au sérieux la création. Il dit : si elle est telle, ce n’est pas qu’elle l’ait voulu. Elle n’a pas voulu être assujettie à la vanité, livrée à la servitude de la corruption. Si elle est comme cela, c’est à cause de « celui » qui l’y a soumise. Mais il ne dit pas qui est ce « celui ». Il y a des théologiens qui pensent que c’est Dieu lui-même qui, à titre pédagogique, a voulu nous mettre dans un monde hospitalier mais en même temps hostile, pour que nous nous formions. Là, je me dis : quelle conception sadique de Dieu ! Si des parents faisaient cela ! Les parents doivent éduquer leurs enfants un peu à la dure à certains moments, mais est-ce qu’on envisage des parents mettre leurs enfants dans un milieu hostile plein de serpents venimeux, de microbes qui vont les infecter ?  Il y a quand même des limites à cette conception d’une souffrance qui est pédagogiquement utile. Pour Paul, la création dans son état présent n’est qu’un état de la création. Il ne connaissait pas le « big bang », mais je dirais que la création, depuis le  « big bang » jusqu’à maintenant, est un certain état de la création.

→ Cieux nouveaux, terre nouvelle    

Mgr Léonard : « Ceux qui mettent leur foi en Jésus et qui ont des raisons de le faire croient, en principe dur comme fer s’ils sont vraiment croyants, qu’avec la Résurrection de Jésus a commencé un monde qui est au-delà de ce monde ci. C’est ce que dit Paul Aux Romains, chapitre 6 : le Christ ressuscité ne meurt plus, sur lui la mort n’a plus aucun pouvoir. Un chrétien contemple en Jésus un homme –il reste un homme- mais qui est au-delà de la mort. Il n’est plus exposé aux vicissitudes du vieillissement. L’Apocalypse a développé cette foi, qui est présente dans les écrits bien antérieurs au Nouveau Testament, en un monde nouveau, des cieux nouveaux, une terre nouvelle. Donc, un chrétien est obligé de penser qu’il existe un autre état du réel, ou de la création, que l’état présent , que je ne peux évidemment pas décrire, parce que je ne peux décrire que ce qui est dans ce monde ci. Je ne peux en parler que de manière imagée, comme le fait Jean dans l’Apocalypse. Et cela, rétrospectivement, a accrédité aussi l’idée d’un état originel de la création, avant cette servitude de la corruption dont on ne peut pas parler non plus par le langage descriptif propre à ce monde-ci. On l’évoque en parlant d’un paradis terrestre –que l’on ne va évidemment jamais retrouver en faisant des fouilles quelque part en Asie- qui est un autre état de la création. De même, les chrétiens, qui croient que Jésus ressuscité est vivant et que Marie est une vivante, que ce qui est apparu à Lourdes ou Fatima, ce n’est pas une statue mais une personne vivante, aucun chrétien n’a envie de le situer quelque part dans la galaxie ou dans une autre galaxie, cela appartient à une autre dimension du réel ».

→ Ambiguïté du monde présent

Mgr Léonard : « Quand je parle du mal, j’essaie toujours de situer cela à l’intérieur d’un état actuel de la création, qui n’est ni le premier mot ni le dernier mot de la création, qui est au contraire une phase intermédiaire, ambiguë, avec des splendeurs et des horreurs, mais où a déjà pénétré par l’Incarnation, la lumière d’un Dieu amour qui renoue avec l’origine intègre et qui annonce l’harmonie finale, tout en prenant au sérieux le côté dramatique de l’existence présente ».

Drieu Godefridi : Très bien, je propose que nous poursuivions…

Mgr Léonard : « Cela explique aussi ma sympathie mais aussi ma réserve vis-à-vis de Laudato si’

Drieu Godefridi : Vous me devancez, j’allais justement vous interroger à ce sujet.

→ Le monde que nous cherchons à préserver n’est pas à identifier purement et simplement avec la création

Mgr Léonard : « Ce qui est dit [dans l’encyclique Laudato si’, ndlr] sur le soin qu’on doit prendre de la création aujourd’hui, cela me paraît positif, surtout si on le met en pratique. Et donc, moi, je pratique l’écologie à mon petit niveau, en vivant le plus sobrement possible dans la consommation de l’énergie. Je suis d’accord qu’il faut préserver cette planète. Mais ce qui m’étonne, c’est que, dans ce texte, il n’y ait pratiquement pas de références au fait que ce monde que nous cherchons à préserver n’est pas à identifier purement et simplement avec la création.

Drieu Godefridi : En effet. Et il y a aussi toutes sortes d’expressions qui sont quand même très frappantes et qui reviennent sans arrêt, comme une antienne » : « frère soleil », « sœur lune », « sœur rivière » et « mère terre » (**)

Mgr Léonard : «  Je trouve cela ambigu et dangereux. Cela me paraît peu respectueux des gens qui souffrent. Tout le monde ne bénit pas chaque matin le soleil. Les gens qui sont déshydratés par le soleil, qui vivent dans les régions où le soleil est torride, ne bénissent pas le soleil tous les jours. Ceux qui sont inondés plusieurs fois par an ne bénissent pas « notre sœur l’eau ». Et ceux qui sont soumis à des cyclones dévastateurs ne chantent pas les bienfaits de notre « frère le vent ». On fait comme si on était encore dans le paradis terrestre ou déjà dans le paradis céleste. Je pense que François d’Assise a écrit ses poèmes en ne pensant pas seulement à l’état présent du monde –lui qui ne pouvait plus supporter un rayon de soleil à cause de sa césité. Il chante la beauté actuelle de la création dans certains de ses aspects. Il ne dit rien de la cruauté de la vie animale. Il ne peut pas dire : béni sois-tu pour notre frère le crocodile, qui broie si bien ses victimes…Mais il chante aussi la beauté originelle de la création et il chante sa beauté finale.

→ Dans Laudate si’, il n’y a pas un regard suffisamment large sur la création

Mgr Léonard : « Je trouve que dans Laudato si’  il n’y a pas un regard suffisamment large sur la création. Ceci dit, sans appeler la Terre notre mère Gaïa, parce qu’il y a des ambiguïtés la-dedans, il est clair que nous devons essayer de transmettre aux générations qui suivent une planète vivable, tout en étant prudents quant à la manière dont nous ratifions les thèses scienfifiques qui sont à l’origine de certaines prophéties sur l’avenir de la planète... Il y a en effet actuellement un consensus de beaucoup de scientifiques, mais il y a aussi d’authentiques scientifiques qui sont récalcitrants : ils trouvent qu’il y a d’autres explications possibles à ce que nous appelons le changement climatique. L’ Eglise doit être prudente, elle doit s’engager, mais avec prudence, pour ne pas recommencer une affaire Galilée où on dira : vous avez eu tort de ratifier telle ou telle thèse scientifique […] ».

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(*) les titres intermédiaires sont de notre fait

(**) Laudato si’ cite en effet et reprend la terminologie d’un passage du Cantique des créatures (v. 1224) de François d’Assise.

JPSC

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