Selon Andrea Riccardi, la voix du pape serait plus indispensable que jamais (11/12/2016)

Marie Lemonnier, sur le site de l'Obs, interroge Andrea Riccardi :

“Le risque, aujourd'hui, c'est le national-catholicisme"

Pour Andrea Riccardi, fondateur de la Communauté de Sant'Egidio et proche du pape François, l'élection du populiste Trump et la montée des réflexes identitaires rendent encore plus indispensable la voix bergoglienne.

L'OBS. On se souvient de la tempête politique qu'avait soulevée le pape François en février dernier en déclarant au sujet de Donald Trump et de ses projets de mur antimigrants à la frontière avec la Mexique : «Une personne qui pense uniquement à ériger des murs, et non à créer des ponts, n'est pas chrétienne.» Quelle conséquence peut avoir la présidence Trump sur le pontificat de Bergoglio?

Andrea Riccardi. Entre le pape et le nouvel «empereur», il y a bien plus qu'un différend personnel, il y a un grave écart de fond. Le paradoxe, c'est que l'élection de Trump rend d'autant plus crucial le rôle du pape: il reste l'autre voix indispensable, non seulement pour les chrétiens, mais pour tous les démocrates. Cependant, on ne peut pas oublier que 52% des catholiques américains et plusieurs évêques ont donné leur voix à Trump. Ce choix révèle à quel point l'ensemble du catholicisme n'est pas uni derrière ce pape. Si aujourd'hui il devait y avoir un vote des évêques, je ne suis pas sûr qu'il garderait sa place.

Ses opposants dans l'Eglise disent qu'il est «le pape des non-croyants». C'est un peu vrai. Mais il a le peuple avec lui, les audiences générales à Rome sont plus fréquentées qu'autrefois. Il fait son métier d'évangélisateur et il est devenu un prophète: il sort, il parle de sa foi, et aborde des problèmes actuels dans un dialogue personnel avec le monde. C'est ça, la révolution bergoglienne. François n'est pas seulement le pape des non-croyants, il est le pape des croyants qui vivent dans le monde, et non des purs et durs enfermés dans une psychologie de minorité paresseuse.

Car, aujourd'hui, quel est le risque? C'est celui du national-catholicisme. Regardez par exemple la Hongrie, où le christianisme devient le cœur de l'identité nationale… Dans cette période trumpiste, je suis plus pro-François que jamais.

« Se rendre aux périphéries » est le premier mot d'ordre du pape. C'est aussi l'invitation que vous lancez dans votre nouveau livre. Pourquoi les périphéries, géographiques ou symboliques, sont-elles les lieux où se dessine, selon vous, l'avenir de l'Eglise catholique et de nos sociétés?

Etre périphérique, c'est être dans une situation de pauvreté, des ressources ou des relations. Au siècle passé, les périphéries étaient peu développées et encore habitées par des présences: l'Eglise, le Parti communiste, les syndicats, c'est-à-dire des véhicules à travers lesquels pouvaient s'exprimer l'âme, le drame, la rage. Maintenant, ces espaces sont des déserts: l'Etat s'est absenté, le PC est mort, et les paroisses ont fondu comme neige au soleil.

 

Les gens sont seuls ; certains expriment leur révolte dans le vote populiste ou dans le fondamentalisme. Le danger est là. Il faut par conséquent retisser le tissu humain de la banlieue au lieu de se replier dans sa bulle et de verser dans un nationalisme de réaction à la mondialisation. La vraie défaite de l'Eglise, à cet égard, a été de renoncer à lutter face à la prétendue sécularisation et de se mettre à se comporter comme une minorité identitaire.

Or perdre le lien avec les pauvres, c'est pour l'Eglise perdre une partie de soi-même. Tous les papes ont parlé des pauvres, bien sûr, mais François en parle d'une manière évangélique simple et définitive.

Vous dénoncez cette conception de l'Eglise comme minorité assiégée. C'est pourtant cette mentalité défensive et nostalgique qui semble avoir guidé certains catholiques français vers François Fillon, lors de la primaire de la droite. Comment interprétez-vous ce retour de l'électorat catholique sur le devant de la scène?

Je crois que la France est beaucoup moins sécularisée qu'on ne le dit. Je ne parle pas de la pratique religieuse, qui est trompeuse. Mais j'ai été frappé, cet été, par la réaction des autorités et du milieu laïque à la mort du père Hamel. On a ainsi pu entendre le président de la République déclarer que «lorsqu'une église est touchée, c'est la République qui est profanée». J'ai aussi vu que la hiérarchie catholique avait joué un rôle essentiel pour apaiser la conscience nationale.

Cette image du président Hollande aux côtés du cardinal Vingt-Trois à Notre-Dame, ce n'était pas le symbole de l'Eglise qui baptise la République, il n'y avait aucune confusion, mais ce n'était pas non plus deux histoires séparées. La campagne de la primaire a elle aussi mis en évidence le fait que le christianisme reste une référence, même si c'est d'une manière plus ambiguë.

Quatre cardinaux ont récemment interpellé le pape, dans une lettre rendue publique, pour le sommer d'éclaircir ses positions sur différents points de morale contenus dans l'exhortation apostolique sur la famille «Amoris Lætitia». C'est du jamais-vu !

Certains ont même parlé d'un premier acte d'impeachment contre François. Cette opposition est une énorme erreur pour le catholicisme, car ce pape, arrivé comme une divine surprise dans une Eglise en crise, lui offre une chance de survivre et de mener sa mission. Je ne vois pas du tout un Luther en lui.

Bergoglio n'a aucunement changé la doctrine catholique ni la morale, il a simplement changé la perspective. C'est un pape traditionnel et surtout un vrai catholique, au sens profond et universel du terme. Il est à mon sens bien moins négligent des principes chrétiens que les rigoristes qui se tiennent en dehors du monde en le condamnant. François n'a pas un esprit de conquête hégémonique, mais il veut être dans la mêlée. C'est un homme qui a une vision. Ne pas saisir la chance qu'il représente reviendrait à rater un train de l'histoire.

Propos recueillis par Marie Lemonnier

Andrea Riccardi, bio express

Historien et ancien ministre italien, Andrea Riccardi est le fondateur de la Communauté de Sant'Egidio, qui œuvre depuis 1968 à la paix dans le monde et lutte contre la pauvreté. Il est notamment l'auteur de «Jean-Paul II, la biographie» (Parole et Silence, 2011) et «François. Un pape qui nous dérange» (L'Emmanuel, 2015). Il publie aujourd'hui «Périphéries. Crises et nouveautés dans l'Eglise» au Cerf.

Entretien paru dans "L'OBS" du 1er décembre 2016. 

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