Ni responsables ni coupables: c’est dans l’air du temps (30/12/2016)

Dans un long article sur le libéralisme publié dans la revue « Arguments »,  le journaliste Grégoire Canlorbe (*) a interrogé l’économiste Henri Lepage (*), entre autres sur la déresponsabilisation des individus par la société post-moderne, qui privilégie la notion de risque : une tendance à laquelle n’échappent ni le droit, ni la morale, ni même aujourd’hui la religion. Henri Lepage y déclare à  propos du fameux « principe de précaution » :

«  […] Henri Lepage : Il s'agit d'un problème essentiel, tellement important que malheureusement il est impossible de faire l'économie d'une explication circonstanciée.

Le fait fondamental est la tendance de notre droit de la responsabilité civile à abandonner, depuis la fin du XIXème siècle, la faute comme critère moral d'incrimination et y substituer la notion moderne de responsabilité collective. Quelles en sont les conséquences ?

Tout accident est la conséquence d'une chaîne de causalités qui, à la limite, peut être presque infinie. Chaque accident est le produit d'une chaîne causale qu'on peut reconstituer, si on veut, jusqu'au Big Bang qui a donné naissance à notre univers. Si un gosse, un jour de 14 juillet fait éclater un pétard qui met le feu à la grange du maire, pourquoi ne pas remonter jusqu'au Chinois qui a inventé la poudre il y a plus d'un millier d'années ? N'est-ce pas à cause de son invention qu'un tel événement a pu se produire ?  Pour que la responsabilité soit un concept utile, il faut interrompre cette chaîne des causalités quelque part, et disposer pour cela d'un critère. Dans la traduction occidentale du droit, ce critère est celui de la faute – que celle-ci s'apprécie en fonction d'attributs objectifs comme le meurtre ou l'invasion de propriété, ou qu'elle résulte d'une évaluation subjective des faits de nature jurisprudentielle. La théorie de la faute permet de s'arrêter à un maillon de la chaîne en donnant à ce maillon une signification morale. La faute est dès lors considérée du point de vue juridique comme la fin de la chaîne. Toutes les causes précédentes sont alors effacées et deviennent invalides.

Que se passe-t-il lorsque l'on élimine la faute comme condition de la responsabilité ? Tous les maillons de la chaîne reçoivent la même qualification morale. Pourquoi s'arrêter là plutôt qu'ailleurs ? Pourquoi s'en tenir au gosse et ne pas condamner l'inventeur chinois ? Pourquoi pas le maire qui a "omis" d'interdire les pétards à moins de 50 mètres de toute habitation ? Pourquoi pas 500 mètres ? (Ce serait encore plus sûr). Pourquoi ne pas les interdire totalement ? Dès lors qu'il manque ce critère moral, il n'y a plus qu'une solution : c'est au législateur qu'il appartient de choisir, et de décider sur les épaules de qui retombera le devoir de responsabilité. Le législateur devient celui qui distribue le risque par décret. On passe dans un nouveau type de régime juridique où une certaine activité se trouve légalement qualifiée comme risquée et un certain acteur dans le déroulement de cette activité est purement et simplement désigné comme l'auteur du risque, et donc comme coupable, chaque fois que l'accident se réalise. La responsabilité ne devient plus qu'un terme générique pour toutes sortes de distributions de risque imposées par les autorités politiques.

Une telle évolution est profondément dommageable. Pour deux raisons. La première tient à ce qu'elle introduit dans le domaine de la responsabilité civile un élément inévitable d'instabilité, contraire à la tradition du droit, et à la fonction même du droit. Si c'est le législateur qui décide de la répartition des risques, ce qu'une législature fait, pourquoi la prochaine ne le déferait-elle pas, si la majorité des citoyens ont entretemps changé d'avis ?

Grégoire Canlorbe : La seconde raison ?

Henri Lepage : Elle est tout simplement que le choix du législateur ne peut qu'être arbitraire (puisqu'il n'y a plus l'élément "moral" qui permet de faire le tri entre les différents niveaux de causalité possible). L'attribution du risque va se faire en fonction de critères "politiques" dominés par des processus de lobbying. Le fait que celui-ci plutôt que tel autre soit désigné comme "responsable" — du moins aux yeux de la loi — sera d'abord et avant tout le reflet d'un rapport de force politique.

On deviendra "responsable" non pas en fonction d'une conception morale fondée sur des valeurs universelles ayant subi le test d'une longue histoire philosophique et jurisprudentielle, mais parce qu'on se trouve, à une certaine époque, dans des circonstances que l'on ne contrôle pas, plutôt du mauvais côté du manche. Question de malchance ! Et si c'est de la malchance, la responsabilité est donc un paramètre sur lequel, à l'envers de toute la tradition philosophique et juridique sur laquelle s'est fondé le développement de l'Occident, je ne peux avoir aucune influence. Je dois m'y soumettre comme à toute fatalité. C'est quelque chose qui m'échappe, qui m'est totalement extérieur. Voilà revenu le "fatum" de l'Antiquité ! Exit l'idée même de "responsabilité individuelle", l'idée que les hommes conservent une certaine part de contrôle sur leur destinée, que l'exercice de leur "responsabilité civile" est précisément l'un des éléments les plus importants de ce contrôle moral sur leur vie. 

On passe dans un autre univers. Un univers qui conduit directement à une pratique de la responsabilité conçue comme un instrument mécanique de contrôle social : il s'agit de susciter chez l'individu les bons stimuli — comme pour les souris de laboratoire — de manière à lui inculquer les bons réflexes, ceux qui sont nécessaires à la réalisation des plans formés par le législateur. Le communisme a vécu, mais le socialisme, lui, est loin d'être mort ! Avec une telle évolution du droit il s'installe plus que jamais au cœur même de nos esprits.

Une troisième conséquence du passage à une conception "objective" de la responsabilité est d'instiller la discorde, le conflit au cœur même des rapports juridiques, alors qu'en toute logique la fonction du droit est au contraire d'être un facteur de concorde. C'est la raison pour laquelle les juristes — du moins les bons, les vrais — insistent sur l'exigence de stabilité des règles de droit. Dès lors que la décision du législateur de faire retomber le risque sur une catégorie particulière d'individus ne peut plus s'expliquer par référence à des valeurs morales stables, il est normal qu'elle soit ressentie comme arbitraire, et donc contestable par ceux-là même qui se sentent ainsi visés. Le droit perd sa fonction fondamentale de cohésion, pour devenir un instrument de politisation généralisée de la société.

C'est dans cette perspective de dégradation fondamentale du droit qu'il faut replacer le problème du principe de précaution. 

Grégoire Canlorbe : C'est-à-dire ? 

Henri Lepage : Par définition, le principe de précaution découlerait de la responsabilité que l'humanité présente aurait vis à vis des générations futures d'assurer qu'elle leur transmettra un monde encore vivable. L'idée est jolie, elle séduit. Mais ce ne sont que des mots. "Le Principe Responsabilité" relève du galimatias de philosophe en quête d'audience. Ce ne peut être un concept juridique, un concept fondateur de droit. Tout simplement parce que si les mots ont un sens, si les concepts ne sont pas des vases creux que l'on peut remplir avec n'importe quoi au gré des humeurs politiques de majorités changeantes, parler de "responsabilité collective" est une incohérence sémantique, c'est une contradiction dans les termes.

En raison même de la nécessité d'une "faute" comme condition nécessaire de déclenchement de la responsabilité, la notion même de responsabilité ne peut qu'être individuelle. La responsabilité ne peut être qu'un attribut de personnes dotées de conscience, et donc d'un sens moral. Or, sauf à être pleinement marxiste, au sens philosophique du terme, la notion de conscience — et donc de responsabilité — ne saurait s'appliquer à des entités collectives. Donc la formulation du principe de précaution est viciée à la base. On ne peut attendre d'une collectivité qu'elle soit dotée ni d'une conscience, ni d'un sens moral, autres que ceux attachés aux individus qui en font partie.

Par ailleurs, le principe de précaution aboutit à placer la notion de risque comme élément central de déclenchement d'une action juridique alors que la notion même de "risque objectif" n'existe pas. On nous propose un système intellectuel qui nous donne une apparence réconfortante d'objectivité : il suffit d'évaluer, de mesurer les risques, et de comparer pour prendre des décisions. L'évaluation, la mesure, c'est le travail de la science, des savants. Puis, ensuite, viennent les politiques qui vont prendre la décision en fonction de ce que leurs diront les agences spécialement créées. Ce raisonnement confère au risque les attributs d'une grandeur susceptible de faire l'objet de mesures répondant à tous les critères d'objectivité qui sont aujourd'hui considérés comme l'apanage d'une démarche scientifique. Or, c'est loin d'être le cas. Ce n'est même pas du tout le cas. Le "risque objectif" n'existe pas. Ce qui existe, ce sont des espérances individuelles qui font que, ex ante, nous gérons nos actes en fonction d'anticipations de gains ou de pertes. Le risque n'apparaît qu'ex post lorsque nous essayons a posteriori de reconstituer les probabilités statistiques que nous avions de réaliser ou non nos espérances. Comme cette distinction subtile passe au-dessus de la tête de la plupart des gens, même des juges, faire du principe de précaution un critère de responsabilité conduit à confier aux tribunaux le soin de juger, ou de trancher les conflits en responsabilité, en fonction d'une information qui, par définition, n'existait pas au moment où les décisions qui ont déclenché le dommage étaient prises. Autrement dit, on va demander aux juges de vous sanctionner en décidant a posteriori de ce que vous auriez du faire (ou ne pas faire) en fonction d'un ensemble d'informations qui n'étaient pas disponibles au moment où vous aviez à prendre la décision.

Grégoire Canlorbe : On entre effectivement dans un univers délirant ! 

Henri Lepage : La tâche n'était déjà pas facile depuis qu'au milieu du 19 ème siècle on avait abandonné la doctrine de l'emissio romain, et avec elle le critère de la propriété comme élément d'établissement de la preuve d'une faute. Mais désormais, c'est autre chose. Comment savoir quels éléments seront pris en compte par le tribunal ? Comment seront calculées les soi-disant probabilités "objectives" qui guideront sa décision et dont on assumera que vous auriez dû en tenir compte dans l'élaboration de votre décision ? Apparemment la démarche d'une cour de justice restera en principe la même : reconstituer l'univers de celui que l'on accuse au moment des faits afin de déterminer s'il y a eu faute de sa part. Mais au lieu de se référer à un élément stable et "objectif" — car faisant partie d'un corps de valeurs universelles reconnues par tous et dont l'usage a été poli par la jurisprudence : l'élément "moral" évoqué plus haut — le débat sera désormais essentiellement informé par des arguments de type scientifique dont on sait, avec les querelles en cours autour de phénomènes comme l'effet de serre, à quel point ils sont souvent de nature contingente, et même politique, et sujets à fréquentes contestations et révisions.

Si l'on veut vraiment détruire la justice, il n'y a donc sans doute pas meilleure bombe ! On ne peut pas faire d'un concept aussi flou et aussi aisément manipulable la pierre de touche du régime juridique de demain. Sauf si le véritable objectif est de nous faire définitivement sauter le pas d'un autre ordre social. Pris au sérieux, le principe de précaution conduirait rien moins qu'à la négation pure et simple du libre arbitre individuel dans la mesure où ce n'est plus la conscience qui présidera à la prise de risque (l'information personnelle éclairée et tempérée par la conscience), mais l'application de règles et de critères imposés en fonction de l'idée qu'une opinion dominante — médiatisée par ses prêtres — se fera de ce à quoi correspond le savoir scientifique du moment.

L'attribution d'une culpabilité devient alors un artifice, un simulacre de justice qui consiste à désigner en définitive le morceau de la chaîne qui fera le meilleur coupable, selon les objectifs économiques ou politiques poursuivis. Suivant les circonstances, on cherchera en priorité quel est celui qui est le mieux à même de payer (la politique de "deep pocket" des tribunaux américains), ou tout simplement la tête à couper la plus médiatique, celle qui fera le plus d'effet, et permettra d'orienter l'opinion publique "dans la bonne direction". Et autant que possible chacun cherchera à faire en sorte que la victime désignée — le bouc émissaire de René Girard ? — appartienne à l'autre camp.

On retrouve l'état d'esprit des chasses aux sorcières d’autrefois. Ce n'est pas une simple métaphore. On sort clairement du Droit, tel qu'il a été conçu et développé par nos ancêtres comme instrument de civilisation et de civilité. On rentre dans ce qu'il faut bien appeler un univers de "non-Droit". Est-ce cela que l'on veut ? »

Ref. « Le libéralisme aujourd’hui »

Henri Lepage, "Le libéralisme aujourd'hui", Arguments — Revue européenne de science, vol. 1, n°2, hiver 2016, http://revue-arguments.com/articles/index.php?id=8.

(*) Henri Lepage est économiste, connu pour ses livres "Demain le Capitalisme" (1978), "Demain le libéralisme" (1980), "Pourquoi la propriété" (1985) et "La nouvelle économie industrielle" (1989) publiés chez Hachette, collection Pluriel. Le journaliste Grégoire Canlorbe a mené plusieurs interviews pour des journaux tels que la revue scientifique "Man and the Economy", fondée par le Prix Nobel d’économie Ronald Coase, et des think-tanks tels que le Gatestone Institute, gregoire.canlorbe@wanadoo.fr. Henri Lepage, "Le libéralisme aujourd'hui", Arguments — Revue européenne de science, vol. 1, n°2, hiver 2016, http://revue-arguments.com/articles/index.php?id=8.

JPSC

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