"Amoris Laetitia" constitue bien une rupture avec l'enseignement traditionnel de l'Eglise (13/06/2017)

De François Rose, philosophe, ce billet paru sur le site de l'hebdomadaire "La Vie" :

Pourquoi Amoris Laetitia constitue bien une rupture avec l’enseignement traditionnel de l’Église

Philosophe, François Rose estime que l'exhortation apostolique sur la famille Amoris Lætitia constitue un tournant pour l’Église, comme il l'explique dans son dernier livre Révolution d’Amour expliquée à mon filleul (Salvator). Un tournant qui n'est pourtant pas celui du relativisme, comme semblent le penser certains. Dans ce billet, François Rose répond à un autre philosophe, Thibaud Collin, dans une fructueuse disputatio

À travers un long article très fouillé, le philosophe Thibaud Collin repose la question de l’exhortation apostolique sur l’amour et son adéquation avec le magistère de l’Église : Amoris Lætitia marque-t-elle une rupture en matière de morale, ou bien est-ce simplement un texte pastoral qui doit se lire dans les conditions doctrinales clairement apposées par saint Jean Paul II dans Familiaris Consortio et Veritatis Splendor ? Pour son explication de texte, Thibaud Collin s’appuie sur l’interprétation qu’en a faite le théologien moraliste Philippe Bordeyne, expert choisi par le pape lors de la deuxième assemblée pour le Synode sur la famille.

Discernement et croissance 

Si l’on en croit le Père Bordeyne, « le Pape s’emploie à, parcourir de façon nouvelle la tradition morale de l’Église ». Amoris Lætitia engage l’Église à une attitude sensiblement différente à l’égard des baptisés, en particulier, ceux qui vivent dans des situations matrimoniales irrégulières. « L’attention pastorale à la croissance humaine et spirituelle des personnes » y est centrale et modifie la conduite au cas par cas en ce qui concerne l’admission aux sacrements.

Ainsi, même, dans certains cas où un fidèle se serait objectivement mis dans une situation durable de péché, l’exhortation offrirait au pasteur la possibilité d’admettre le pénitent à la réconciliation sacramentelle et à la communion eucharistique. C’est en particulier le cas des fidèles divorcés remariés civilement, qui, malgré le caractère pleinement assumé de leur nouvelle union adultérine, pourraient, moyennant un discernement particulier, recevoir le cas échéant l’absolution et la sainte eucharistie. Ce discernement consiste d’une part à éclairer la conscience du pénitent sur la distance qu’il a prise à l’égard de la loi, et d’autre part, à envisager avec lui, la réponse la plus généreuse qu’il puisse donner en direction d’une plus étroite conformité.

À l’appui de cette nouvelle disposition, le théologien moraliste cite l’article 303 d'Amoris Lætitia : « À partir de la reconnaissance du poids des conditionnements concrets, nous pouvons ajouter que la conscience des personnes doit être mieux prise en compte par la praxis de l’Église dans certaines situations qui ne réalisent pas objectivement notre conception du mariage. Évidemment, il faut encourager la maturation d’une conscience éclairée, formée et accompagnée par le discernement responsable et sérieux du Pasteur, et proposer une confiance toujours plus grande dans la grâce. Mais cette conscience peut reconnaître non seulement qu’une situation ne répond pas objectivement aux exigences générales de l’Évangile. De même, elle peut reconnaître sincèrement et honnêtement que c’est, pour le moment, la réponse généreuse qu’on peut donner à Dieu, et découvrir avec une certaine assurance morale que cette réponse est le don de soi que Dieu lui-même demande au milieu de la complexité concrète des limitations, même si elle n’atteint pas encore pleinement l’idéal objectif. »

Cette disposition résolument nouvelle à l’égard de la loi morale n’est rien moins qu’une prise en compte de la gradualité dans l’acquisition des vertus morales chrétiennes. Cette gradualité est d’ailleurs le thème de fond de cette exhortation dans la mesure où elle en constitue le principe dynamique. À telle enseigne que le Saint Père explique pour conclure ce même article 303 : « De toute manière, souvenons-nous que ce discernement est dynamique et doit demeurer toujours ouvert à de nouvelles étapes de croissance et à de nouvelles décisions qui permettront de réaliser l’idéal plus pleinement. » Il s’agit bien d’un processus que l’on envisage dans son extension dans le temps, et qui permet à tous les baptisés d’atteindre, au bout du chemin seulement une pleine conformité à la loi.

Loi et gradualité

Ainsi, Thibaud Collin oppose à cette impulsion résolument nouvelle, la doctrine rappelée incessamment tout au long de l’histoire de l’Église et formulée en termes claires dans Familiaris Consortio par saint Jean Paul II : « Les époux ne peuvent toutefois considérer la loi comme un simple idéal à atteindre dans le futur, mais ils doivent la regarder comme un commandement du Christ Seigneur leur enjoignant de surmonter sérieusement les obstacles. C’est pourquoi ce qu’on appelle la “loi de gradualité” ou voie graduelle ne peut s’identifier à la “gradualité de la loi”, comme s’il y avait, dans la loi divine, des degrés et des formes de préceptes différents selon les personnes et les situations diverses. »

Et d’expliquer ainsi : Un acte intrinsèquement mauvais ne peut donc jamais être l’objet d’un discernement droit. Cette notion de discernement n’est-elle pas souvent utilisée, et là en particulier, pour contourner la doctrine, et excuser à bon compte des actes intrinsèquement mauvais ? Une situation objectivement adultérine ne peut donc être l’objet d’un discernement identifiant un adultère vertueux, ou une manière vertueuse de vivre une relation adultérine. La doctrine de l’Église est claire : elle ne fait aucune place pour une double loi morale, c'est-à-dire une loi qui d’un côté exposerait en termes clairs et sans équivoque la volonté aimante et pleine de sollicitude de Dieu, et d’un autre côté, une considération existentielle qui tiendrait compte des circonstances singulières du baptisé et qui permettrait d’en légitimer une effraction.

Le philosophe rappelle Veritatis Splendor : « Certains ont proposé une sorte de double statut de la vérité morale. En plus du niveau doctrinal et abstrait, il faudrait reconnaître l’originalité d’une certaine considération existentielle plus concrète. Celle-ci, compte tenu des circonstances et de la situation, pourrait légitimement fonder des exceptions à la règle générale et permettre ainsi d’accomplir pratiquement, avec une bonne conscience, ce que la loi morale qualifie d’intrinsèquement mauvais. Ainsi s’instaure dans certains cas une séparation, voire une opposition, entre la doctrine du précepte valable en général et la norme de la conscience de chacun, qui déciderait effectivement, en dernière instance, du bien et du mal. Sur ce fondement, on prétend établir la légitimité de solutions prétendument “pastorales”, contraires aux enseignements du Magistère, et justifier une herméneutique “créatrice”, d’après laquelle la conscience morale ne serait nullement obligée, dans tous les cas, par un précepte négatif particulier. » 

Confusion ou révolution 

La démonstration de Thibaud Collin est éloquente. De toute évidence, il y a discontinuité dans l’enseignement de l’Église. Rien d’étonnant à ce que nombre de théologiens et de prélats s’en inquiètent et menacent quelque peu l’unité du corps magistériel. Récemment le cardinal Muller , Préfet de la congrégation pour la doctrine de la foi a voulu éteindre les feux en déclarant : « "Pour le moment, il est important que chacun de nous garde son sang-froid et ne se laisse pas embarquer dans des polémiques ou pire, en créer ». La Congrégation ne répondra pas aux quatre cardinaux qui ont formulés leurs doutes (dubia) concernant Amoris Lætitia.

Dans une interview avec Settimo Cielo, le cardinal Muller veut donner tort aux cardinaux qui ont formulé leurs doutes (dubia) concernant l’exhortation, mais en même temps, il semble se ranger à leur interprétation du texte. Il déclare : « Il faut clairement interpréter Amoris Lætitia à la lumière de toute la doctrine de l’Église. » Rien de ce qui est propre à Amoris Lætitia et qui ne serait pas en tous points conforme à l’enseignement de Jean Paul II n’a de légitimité et doit être rangé dans la catégorie des interprétations personnelles et hasardeuses. Pour mieux convaincre les intrépides tentés par le renouveau, il précise : « L’exhortation Familiaris Consortio n’est pas dépassée, non seulement parce qu’il s’agit d’une loi positive du magistère de Jean-Paul II mais surtout parce qu’il a exprimé ce qui fait partie intégrante de la théologie morale chrétienne et de la théologie des sacrements.  La confusion sur ce point est liée au manque d’acceptation de l’encyclique Veritatis Splendor avec la doctrine claire de l'"intrinsece malum". […] Pour nous, le mariage est l’expression de la participation à l’unité entre le Christ époux et l’Eglise, son épouse. Il ne s’agit nullement, comme certains l’ont dit pendant le Synode, d’une vague analogie. » Une déclaration qui va néanmoins à rebours du texte même d’Amoris Lætitia dans lequel le pape François souligne que « l’analogie entre le couple mari-femme et celui Christ-Église est une analogie imparfaite ». 

Comble de la confusion, Thibaud Collin le rappelle au début de son article, le pape François lui-même précise à propos de son exhortation : « Il s’agit d’un itinéraire d’accompagnement et de discernement qui oriente les fidèles à la prise de conscience de leur situation devant Dieu. Le colloque avec le prêtre, dans le for interne, concourt à la formation d’un jugement correct sur ce qui entrave la possibilité d’une participation plus entière à la vie de l’Église et sur les étapes à accomplir pour la favoriser et la faire grandir. Étant donné que, dans la loi elle-même, il n’y a pas de gradualité (cf. FC, n.34), ce discernement ne pourra jamais s’exonérer des exigences de vérité et de charité de l’Évangile proposées par l’Église ».

Révolution d'amour

Comment le Saint Père peut il lui-même rappeler d’un côté  « dans la loi, il n’y a pas de gradualité » et de l’autre engager le fidèle à un discernement moral dynamique, par lequel il peut considérer, « avec une certaine assurance morale », que même si « sa situation ne répond pas objectivement aux exigences générales de l’Évangile », il reconnaîtra « sincèrement et honnêtement que c’est, pour le moment, la réponse généreuse qu’on peut donner à Dieu » ? N’y a-t-il pas opposition entre l’exigence de vérité à laquelle est appelé tout fidèle dans Véritatis Splendor, et ce discernement « au cas par cas » proposé dans Amoris Lætitia, à distance d’une « doctrine froide et sans vie » (AL 59). 

Autrement dit, est-il possible de faire l’unité entre l’enseignement de l’Église et la nouveauté qui émane d’Amoris Lætitia ? La réponse est : oui, moyennant une révolution du regard sur la loi. Croire que la loi, expression de l’amour divin, ne peut prévaloir sur l’amour divin même n’est pas nécessairement sombrer dans le relativisme. Le relativisme, que l’on a raison de craindre, repose sur l’absence de point fixe à partir duquel on discerne une situation. Jusqu’à lors, la doctrine catholique a servi de rempart contre le relativisme. Point fixe universel, il a été le phare qui conduisait tous les hommes collectivement. 

Avec Amoris Lætitia, le Saint Père ne veut rien changer à la loi, mais il veut rappeler aux baptisés que la loi est une interprétation objective de l’injonction divine. Et ce qui est premier (au plan ontologique) ce n’est pas la loi, c’est l’injonction divine. Et cette injonction est fondamentalement personnelle. « Il posa son regard sur le jeune homme et l’aima ». Elle appelle chaque homme dans sa singularité la plus viscérale, au cœur même de son histoire contingente, histoire toujours piégée dans un entrelacs de liens biologiques, psychologiques, intellectuels qui le contraigne à une stratégie du moindre mal. Chaque pas répond à l’appel intérieur, mais à n’en pas douter, et dans de nombreux cas pour nos congénères, le premier pas, et peut-être encore, les pas suivants resteront dans la zone de l’amoralité. Mais qu’importe, puisque la fin est entendue et poursuivie. Avec Amoris Lætitia, le Saint Père engage chaque baptisé à écouter cet appel intérieur et singulier qui le convoque au lieu même de son désir le plus profond.  Car lorsqu’on a rencontré l’amour de Dieu, ce qui mobilise, ce n’est plus tant la loi, mais l’injonction divine, plantée au creux des reins et qui met en marche. Car l’homme d’aujourd’hui marqué par l’individualisme a soif d’une loi de préférence, d’une loi d’élection personnelle qui l’atteigne lui seul, au centre même de sa personne.  

Avec Amoris Lætitia, le pape François tourne son Église vers le cœur de chaque baptisé, afin qu’elle l’aide à entendre son propre appel divin. Car, « dans cette église, rappelle-t-il, comme dans une pyramide inversée, le sommet est situé en dessous de la base. Pour ceux qui exercent cette autorité, ils sont appelés "ministres" parce que, selon le sens originel du mot, ils sont les plus petits de tous. Ils sont au service du peuple de Dieu » (Discours du Pape François le 17 octobre 2015 pour le 50e anniversaire du synode des évêques, 19). Ainsi, à travers cette nouvelle mission, la charge première revient non plus au docteur, mais au pasteur, afin que, l’aidant a formuler ce que le baptisé entend au fond de son histoire, il déploie son sensum fidei. A l’infaillibilité pontificale qui touche à l’expression de la doctrine, il oppose ainsi une infaillibilité du peuple de Dieu, engageant chaque baptisé à l’écoute de l’Esprit. Déjà, dans Evangelii Gaudium il écrit : « le Peuple de Dieu est saint à cause de cette onction qui le rend infaillible "en croyant" » (EG, 119). Et il précise : « Cela signifie que quand il croit il ne se trompe pas, même s’il ne trouve pas les paroles pour exprimer sa foi. » Rendant ainsi la parole au peuple des baptisés, il le renvoie à la seule loi véritable, celle que l’Esprit susurre à l’oreille de chacun  et qu’il est capable d’entendre : « Raisonner ainsi suppose que soient dépassées les oppositions “simplistes” entre situations régulières et situations irrégulières, puisque tout le saint peuple fidèle de Dieu est destinataire de la grâce miséricordieuse qui remet en marche. » 

Comme le souligne Thibaud Collin, la conscience est ce sanctuaire dans lequel l’homme reçoit la lumière divine lui permettant de conduire sa vie. Et citant le bienheureux John Newman : « Cette loi divine, en tant qu’elle est appréhendée par des esprits humains, s’appelle la conscience ». Car la conscience est le lieu même ou l’homme reçoit cette injonction divine  qui l’appelle au cœur de son histoire présente, toujours déjà engagée dans une concupiscence originelle, et dans laquelle, le prochain acte de  conversion ne peut être parfois, qu’un acte encore délictueux, mais qui ne sera plus véritablement un péché. Car le péché n’est pas d’abord une infraction à la loi morale mais une déroute (amartia en grec) à l’égard de la fin à laquelle chacun est appelé singulièrement. Et c’est cette fin singulière qui constitue le véritable point fixe. Le point de référence par lequel on discerne et juge d’un acte décidant si celui-ci est, selon les termes de Saint Thomas,  bien « orienté au bien et à la fin ultime qui est Dieu ».

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