Un enseignement toujours actuel, souligne le p. Jérumanis : « il existe le risque que la médecine contemporaine, dans un délire de toute-puissance sur la vie et sur la mort, oublie qu’elle ne donne pas et ne donnera jamais la vie. Adrienne en est consciente, comme le révèle son autobiographie et son livre sur le médecin et le patient. La vie est don de Dieu. Adrienne aide à concevoir la médecine comme diaconie médicale, qui participe au pouvoir dont Dieu rend l’homme participant. »
Béatitude des pauvres en esprit aussi : « Adrienne aide à retrouver la pauvreté en esprit de la part du savoir médical. Il existe aujourd’hui une attention plus grande à l’interdisciplinarité dans le monde de la médecine en tenant compte d’une approche holistique de la maladie et donc de la guérison. Interdisciplinarité qui ouvre à la dimension spirituelle et religieuse de l’être humain. »
Béatitude des cœurs purs. Cette pauvreté en esprit « conduit le médecin à reconnaître ses limites » et le place « dans la juste disposition pour accueillir la grâce de Dieu et acquérir ainsi un regard plus pur dans la rencontre avec le patient avec sa maladie. »
Béatitude des miséricordieux. “Mais l’esprit des béatitudes, fait observer l’auteur, se retrouve aussi dans sa façon de concevoir l’exercice de la médecine non comme une simple profession mais comme une vocation, appelée à vivre sa vie avec le patient en se laissant guider par un coeur miséricordieux, sensible à l’amour du prochain.”
Il précise par un exemple: “Rappelons que Soeur Heidi aide Adrienne à comprendre la pratique médicale comme un service d’amour et plus seulement comme un acte technique. Cette dimension d’amour la conduit à vivre en profonde communion la rencontre avec le patient, en vraie “miséricorde”, c’est-à-dire comme le terme hébraïque rahamim le fait comprendre.”
Un terme que le Premier Testament emploie pour signifier les “entrailles de miséricorde” de Dieu lui-même.
L’approche du malade
Pour le p. Jérumanis donc, « on ne peut comprendre Adrienne sans son rapport avec le monde de la maladie non seulement parce qu’elle-même à différents moments de sa vie a connu la souffrance et la fragilité liée à la maladie mais aussi et surtout parce que sa vie est profondément liée à la souffrance humaine ». Elle souffrira de tuberculose, d’attaque cardiaque, de diabète, d’arthrose sévère, de cécité. Et c’est la maladie qui lui fera abandonner son travail en 1954 pour se consacrer à l’écriture.
« Dans son autobiographie avait émergé une grande sensibilité pour la personne du malade et la prise de conscience du milieu hospitalier qui présente tant d’aspects déshumanisants. Cette attention se retrouve dans le livre Médecin et patient », explique l’auteur qui met en relief « les grandes intuitions d’Adrienne sur l’approche du malade et sa compréhension de la profession de médecin ».
Elle recommande par exemple « d’entrer dans un esprit d’engagement qui implique toute la personne » dès le début des études de médecine, sans attendre la fin de la formation : « entrer dans l’étude en chrétien pour exercer sa pràxis médicale en médecin chrétien ».
« Adrienne insiste, continue l’auteur, sur la vertu de l’humilité face à la science médicale (…). Elle note que l’étudiant risque d’entrer dans un monde clinique où manque une atmosphère humaine. Dans un certain sens, Adrienne décrit sa propre expérience lorsqu’elle parle du désir de surmonter cette dépersonnalisation. Elle invite continuellement les collègues à pratiquer une médecine plus humaine. »
Et elle décrit cette « dépersonnalisation » du patient qui arrive à l’hôpital, devient un « numéro », « un cas à traiter selon la spécificité d’une pathologie particulière », avec la perte aussi de son « immunité corporelle » qui « comporte une perte de dignité ».
Dans la relation médecin-patient, fait-elle remarquer, il y a une double attitude “je-lui” et un “je-tu”: Adrienne von Speyr parle d’une « contemplation du ‘tu’ » où le médecin fait l’expérience de la personne « dans sa maladie » et plus seulement « avec la maladie ».
« Il en va de l’intérêt du patient lui-même que le médecin ne se limite pas à quelque symptôme mais voie le patient dans sa totalité, à rencontrer en tant qu’être humain. Elle insiste sur la solidarité qui doit naître entre médecin et patient. Le patient qui vit sa maladie comme un unicum sera déçu par qui voit sa maladie de façon extrinsèque. La solidarité portera le médecin à ne pas laisser le malade seul avec la question du sens de la souffrance, de sa souffrance. Il s’agit, selon Adrienne, d’une solidarité qui s’étend jusqu’au-delà de la mort », explique l’auteur.
Plus encore, « la solidarité fait partie de l’éthos de la responsabilité du médecin que même un médecin non croyant doit assumer ».
Ce regard sur Adrienne von Speyr comme médecin fait peut-être mieux comprendre la révélation qu’elle avait reçue, un soir, en rentrant chez elle en voiture: « Tu vivras au ciel et sur la terre ».
Elle est décédée à Bâle, le 17 septembre 1967, en la fête de sainte Hildegarde de Bingen, elle-même mystique et médecin.