Amoris Laetitia : le pape a parlé mais les doutes n’ont pas disparu... et le cardinal Caffarra non plus (14/12/2017)

De Sandro Magister (vaticaniste à l'Espresso) traduit sur diakonos.be :

Le pape a parlé. Mais les doutes n’ont pas disparu et le cardinal Caffarra non plus

Ces deux événements se sont pratiquement produits le même jour. D’une part la publication aux « Acta Apostolicae Sedis »  de ce qui se présente comme l’interprétation officielle et définitive du controversé chapitre huit d’Amoris laetitia, en faveur de la communion des divorcés remariés.  De l’autre la sortie d’un livre contenant des homélies et des articles de Carlo Caffarra, l’un des quatre cardinaux qui avaient soumis au Pape François leurs très sérieux « dubia » sur ce même chapitre.

Nous avons reçu l’information de la première de ces deux publications début décembre, avec la sortie de l’édition imprimée du nouveau volume des « Acta » officiels du Saint-Siège. Mais la décision d’y faire figurer la lettre dans laquelle le pape approuve les critères adoptés par les évêques de la région de Buenos Aires pour l’application du chapitre huit d’Amoris laetitia remonte à six mois auparavant, au 5 juin dernier.

C’est ce jour-là que François a ordonné au Cardinal secrétaire d’Etat Pietro Parolin de procéder à la publication officielle de ces deux documents, la lettre du pape et le texte des évêques argentins, « velut Magisterium authenticum », en tant que magistère authentique.

 

Voici ce qu’on peut lire, en latin, au bas des deux documents, à la page 1074 des « Acta Apostolicae Sedis », An. Et vol. CVIII, n°10.

RESCRIPTUM « EX AUDIENTIA SS.MI »

Summus Pontifex decernit ut duo Documenta quae praecedunt edantur per publicationem in situ electronico Vaticano et in « Actis Apostolicae Sedis », velut Magisterium authenticum.

Ex Aedibus Vaticanis, die V mensis Iunii anno MMXVII

Petrus Card. Parolin

Secretarius Status

Les deux documents ont été publiés dans leur version originale espagnole précédés de la lettre du Pape François intitulé et qualifiée d’ « Epistula Apostolica », et sont suivis du texte des évêques argentins présentés comme « Additum ad Epistulam », c’est-à-dire comme annexe à la lettre papale.

Par ce geste, il semblerait donc que François ait voulu dissiper une fois pour toutes les ambigüités d’Amoris laetitia en éliminant tous les doutes sur sa volonté qu’à certaines conditions, les divorcés remariés puissent accéder à la communion eucharistique tout en continuant à cohabiter « more uxorio ». Dans sa lettre, il écrit en effet que le texte des évêques argentins « explique de manière excellente le chapitre VIII d’Amoris laetitia.  Il n’y a pas d’autres interprétations ».

Cette dernière phrase laisse pourtant elle-même planer certains doutes. Si l’interprétation des évêques de la région de Buenos aires est vraiment l’unique interprétation admise par le pape, qu’en est-il des affirmation solennelles elles aussi écrites par le pape dans l’introduction d’Amoris laetitia selon lesquelles il est juste que « subsistent différentes interprétations de certains aspects de la doctrine ou certaines conclusions qui en dérivent », et que donc « dans chaque pays ou région, peuvent être cherchées des solutions plus inculturées, attentives aux traditions et aux défis locaux » ?

Qu’en sera-t-il par exemple des interprétations plus restrictives, comme celle des évêques polonais ou de l’archevêque de Philadelphie Charles Chaput ? Ou au contraire des interprétations plus audacieuses comme celle des évêques allemands ou de l’encore plus téméraire évêque de San Diego Robert McElroy ?  Devraient-elles toutes rentrer dans les critères établis par les évêques argentins puisque, justement, « il n’y a pas d’autres interprétations » ?

Mais en Argentine également, l’évêque de Reconquista, Ángel José Macín n’est-il pas allé au-delà des critères prudentiels de ses confrères de la région de Buenos Aires quand il a publiquement et collectivement célébré dans sa cathédrale le retour à la communion de trente couples de divorcés remariés qui continuaient à vivre ensemble « more uxorio » ?

Ce n’est pas tout. Le signification de « magistère authentique » qui est appliquée aussi bien à la « lettre apostolique » du Pape François qu’à son annexe n’est pas non plus très claire.  On ne voit pas bien comment articuler ce acte du «magistère » avec le canon 915 du code de droit canonique qui interdit d’admettre à la communion ceux qui « ceux qui persistent avec obstination dans un péché grave et manifeste ».  Ces deux point suscitent en tout cas le doute chez un éminent canoniste tel que l’américain Edward Peters.

*

Mais en revenant au 5 juin, le jour où François a ordonné que ces deux documents soient publiés dans les actes officiels du Saint-Siège, on remarquera qu’à cette date le pape avait depuis un mois déjà sur son bureau la lettre à cœur ouvert dans laquelle le cardinal Caffarra lui demandait audience avec les autres cardinaux des « dubia », qu’il proposait à nouveau en l’état.

Comme on le sait, ni les « dubia » ni cette lettre n’ont jamais reçu de réponse et la publication aux « Acta Apostolicae Sedis » de ces deux documents ne peut pas tout à fait être considérée comme une réponse. Le cardinal Caffarra est mort le 6 septembre et, depuis lors, le pape s’est bien gardé de tout signe d’estime envers lui, pas même le 1 octobre, au cours de sa visite à Bologne, le diocèse dont le cardinal disparu a été l’archevêque entre 2003 et 2015.

Il est donc d’autant plus surprenant donc, que le 7 décembre, le jour même de la sortie du livre contenant les homélies et les articles de Caffarra, « L’Osservatore Romano » ait publié un portrait sincère et émouvant du cardinal intitulé « La luce gentile della verità » (La douce lumière de la vérité).

Dans lequel on peut lire ce qui suit :

« Il était ces dernières années très éprouvé par les malentendus à propos de certaines de ses prises de positions théologiques. Il souffrait, mais dans la paix.  Le 21 décembre 2016, il écrivait : ‘Je suis très serein.  La seule vraie souffrance est de constater combien de courtisanerie il y a au sein de l’Eglise et combien de refus de faire usage de la lumière de l’intellect. »

L’auteur de l’article, Emanuela Ghini, est une moniale carmélite déchaussées très appréciée pour ses écrits sur l’Ecriture sainte et la spiritualité. On lui doit la publication il y a quelques mois d’un ouvrage contenant un très intéressant échange épistolaire de près d’un demi-siècle avec le théologien et ensuite cardinal Giacomo Biffi (1928-2015), le prédécesseur du cardinal Caffarra comme archevêque de Bologne.

Cette correspondance entre Biffi et Emanuela Ghini a été préfacée par Caffarra lui-même qui était leur grand ami à tous les deux.

Un livre à ne pas manquer donc, tout comme celui qui vient de sortir récemment contenant les homélies et les articles du cardinal dont nous reproduisons une page ci-dessous. Elle est d’une actualité brûlante.

*

Cinq périls pour l’Eglise d’aujourd’hui

de Carlo Caffarra

L’alternative à une Eglise sans doctrine, ce n’est pas une Eglise pastorale mais une Eglise de l’arbitraire, esclave de l’esprit du temps : « praxis sine theoria coecus in via » disaient les médiévaux. Ce péril est grave et, s’il n’est pas vaincu, il causera de grands dommages à l’Eglise.  Ceci pour au moins deux raisons.  La première est que, « La Sainte Doctrine » n’étant rien d’autre que la divine Révélation du projet divin pour l’homme, si la mission de l’Eglise ne s’enracine pas en elle, alors qu’est-ce que l’Eglise dit à l’homme ?  La seconde raison c’est que lorsque l’Eglise ne se garde pas de ce péril, elle risque de respirer le dogme central du relativisme : quant au culte que nous devons à Dieu et au soin que nous devons prendre de l’homme, ce que je pense de Dieu et de l’homme n’a aucune importance.  La « quaestio de veritate » devient une question secondaire.

Le second péril, c’est d’oublier que la clé interprétative de la réalité toute entière et en particulier de l’histoire humaine ne se trouve pas dans l’histoire elle-même. C’est la foi.  Saint Maxime le Confesseur estime que le vrai disciple de Jésus pense toute chose à travers Jésus Christ et Jésus Christ à travers toute chose.  Je vais prendre un exemple très actuel.  La mise en valeur de l’homosexualité à laquelle nous assistons en Occident ne doit pas être interprétée et jugée en prenant comme critère l’opinion publique de nos sociétés ni la valeur morale du respect que l’on doit à chaque personne, ce qui serait un « metabasis eis allo genos », c’est-à-dire un passage à un autre genre, diraient les logiciens.  Le critère c’est la « Sainte Doctrine » sur la sexualité, le mariage et le dimorphisme sexuel.  La lecture des signes des temps est un acte théologal et théologique.

Le troisième péril, c’est le primat de la praxis. J’entends par là le primat fondateur.  Le fondement du salut de l’homme c’est la foi de l’homme et non pas son action.  Ce qui doit préoccuper l’Eglise, ce n’est pas « in primis » de coopérer avec le monde à travers de grandes œuvres pour atteindre des objectifs communs.  La préoccupation permanente de l’Eglise, c’est que le monde croie en Celui que le Père a envoyé pour sauver le monde.  Le primat de la praxis mène à ce qu’un grand penseur du siècle dernier appelait la dislocation des Personnes divines : la seconde Personne n’est plus le Verbe mais l’Esprit Saint.

Le quatrième péril, qui est très lié au précédent, c’est la réduction de la proposition chrétienne à un discours moral. Il s’agit du péril pélagien que Saint Augustin appelait l’horrible venin du christianisme.  Cette réduction a eu pour effet de rendre la proposition chrétienne très ennuyeuse et répétitive.  Seul Dieu est toujours imprévisible dans ses actions.  Et de fait, ce n’est pas l’agir de l’homme qui se trouve au centre du christianisme mais l’Action de Dieu.

Le cinquième péril c’est le silence autour du jugement de Dieu, à travers une prédication de la miséricorde divine faite de telle façon qu’elle risque d’éclipser de la conscience de l’homme qui écoute la vérité que Dieu juge l’homme.

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Deux notes en marge de ce texte.

La première au sujet de ce « grand penseur du siècle dernier » auquel Caffarra fait référence. Il s’agit du philosophe suisse Romano Amerio (1905-1997), l’auteur de « Iota Unum », une apologie magistrale de la tradition contre les « variations de l’Eglise catholique au XXè siècle ».

La seconde concerne le cardinal Biffi. Outre sa correspondance avec Emanuela Ghini, on lui doit la parution posthume cette année d’un autre livre précieux, « Cose nuove e cose antiche », (Choses nouvelles et choses anciennes), aux éditions Cantagalli, qui rassemble ses textes pastoraux entre 1967 et 1975 à l’époque où il était curé à Legnano et à Milan.

Un article de Sandro Magister, vaticaniste à L’Espresso.

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