Libres propos sur l’emploi des langues dans la liturgie (02/05/2018)

-missel-romain-1962-leglise-Saint-Sulpice-Paris_0_1400_939.jpgQue la langue du culte se distingue de celle de la vie courante est un phénomène sinon universel, du moins largement répandu dans beaucoup de liturgies.

Cela était déjà vrai dans l’Antiquité païenne : à Rome, du temps d’Auguste, des collèges sacerdotaux comme les danseurs saliens ou les frères arvales conservaient pieusement des « carmina » dans une langue devenue archaïque. On ne les chantait pas moins. A la même époque, dans les synagogues juives, la Loi était lue en hébreu, langue alors tombée en désuétude, quitte à être traduite ou expliquée en araméen ou en grec. Jusqu’à un certain point cela reste encore vrai de nos jours dans l’orthodoxie, avec l’usage du slavon ou du grec ancien, et dans le catholicisme occidental avec le latin dont le concile Vatican II pose en principe que, sauf cas particuliers,  l’usage sera conservé dans les rites (constitution « sacrosanctum concilium », art. 36. 1).

Mais pourquoi ? Par tendance, une liturgie est normalement conservatrice. Parce qu’elle est le lieu de la vérité qui ne varie pas. Modifier le rite, a fortiori la langue qui en est le caractère le plus marquant, pose la question du respect du sens, de la fidélité, dans un domaine par hypothèse délicat : celui de l’acte qui, dans le culte chrétien en tout cas, relie à l’absolu de Dieu. C’est une première explication mais, s’agissant du latin, il y en a d’autres, liées au contexte historique et, d’une manière générale, à la culture catholique.

Des premiers temps à l’époque patristique

Au fond, dans la liturgie chrétienne, les « distanciements » du langage quotidien ont existé dès l’origine. Lorsque le Christ institue l’Eucharistie au soir du Jeudi Saint, il le fait dans le contexte d’un rite juif, en araméen sans doute mais encadré par des psaumes hébraïques, c’est-à-dire dans une langue morte depuis le retour de l’exil à Babylone (538 av. J.-C.).

Gagnant l’empire romain, le christianisme célébrera d’abord en grec : parce que celui-ci est  accessible aux nouveaux convertis, alors issus en majorité de la partie orientale de l’empire? Peut-être, mais surtout parce que le grec est, à la mesure du monde hellénistique, la langue de culture universelle susceptible d’exprimer avec exactitude la foi et les raisons de croire, mieux qu’aucun des dialectes de la Romania.  Depuis le IIe siècle avant notre ère, cette langue y exerce en effet une emprise intellectuelle que ne diminue pas l’éclat de la littérature latine dans les siècles suivants : à l’époque de Virgile et de Cicéron, de la bouche des maîtres d’école, les enfants des citoyens de Rome apprennent d’abord le grec. Et, cent ans avant le Christ, à Alexandrie, les savants juifs ont aussi achevé un tour de force : transposer en grec les concepts de la bible hébraïque. C’est la version dite « des Septante », un nouveau passage de la mer rouge, en quelque sorte : passage décisif, providentiel, qui ouvre la voie de la fusion ultérieure du message chrétien, de forme originairement sémitique, dans la pensée hellénique.

A ces titres, le grec s’imposa aussi comme langue liturgique, même dans l’Occident latin, jusqu’au IVe siècle en tout cas. Est-ce à dire qu’il y fut compris de tous ? Sûrement pas. A Lyon, en 250 de notre ère, saint Irénée célébrait en grec, même s’il a dû prêcher en latin ou en celte dans la campagne gauloise. Et, à Rome vers 375, le pseudo-Ambroise (Ambrosiaster) parle encore des Latins qui, à la messe, chantent en grec sans comprendre : mais, peu importe, ajoute-t-il, car l’Esprit-Saint sait ce que demande l’âme chrétienne.

Des temps barbares à celui des cathédrales

Alors qu’au Ve siècle l’empire romain d’Occident se sépare de son homologue oriental et s’effondre sous le coup des grandes invasions, le latin triomphe paradoxalement sur ses décombres comme unique langue de culture, au détriment du grec (1) et la liturgie s’y latinise, mais peu à peu : en fait, du IVe au VIIIe siècle, le culte en Occident est encore bilingue, avec même un retour offensif du grec au VIIIe siècle.

La question d’une célébration du culte en langues « barbares » ne s’y est jamais posée (2).  Sans doute, dans ce qui deviendra l’Empire byzantin, les Orientaux avaient-ils pu adopter leurs langues particulières comme langues liturgiques, parce que chaque peuple y possédait une écriture, une littérature cultivée, souvent plus ancienne que le grec. Mais, rien de tel en Occident : les peuplades anarchiques qui s’y implantèrent alors en masse sont largement analphabètes, sans passé historique ni langues abouties. Avec celui du pullulement des schismes orientaux s’opposant les uns aux autres, ce spectacle confus servit aussi de repoussoir, confortant la prévalence du latin comme langue de l’Eglise d’Occident et ciment de son unité, doctrinale comme disciplinaire.

 

Mais, dans la mesure où le latin populaire de l’antiquité tardive évolue vers les langues romanes, le latin cultivé s’en distancie et, parallèlement, se sacralise dans la liturgie : à partir de la renaissance carolingienne, il y joue un peu, pour le peuple, un rôle analogue à celui de l’iconostase pour les Grecs. Dès ce moment, s’organise aussi une lecture spirituelle de la messe, toute une symbolique de l’image et du rite, du geste et de l’action, typique de la mentalité médiévale.  Il ne faut cependant rien exagérer. A défaut d’être couramment parlé et bien compris de tous,  le latin demeurera tout au long du moyen âge la langue savante, administrative et religieuse par excellence, face aux langues nationales en gestation.

Sous le signe du concile de Trente

Il fallut attendre l’éveil des nationalités, lors de la Renaissance du XVIe s., pour que l’édit de Villers-Cotterêt (1539) ordonne la rédaction des actes officiels notariés en français, et c’est la traduction allemande de la Bible par Luther (1534) qui donnera à cette langue son premier lustre, comme d’ailleurs, un peu plus tard, The Book of Common Prayer à l’anglais (la première version date de 1549).

A l’instant où les grandes langues modernes acquéraient ainsi leurs lettres de noblesse, ne convenait-il pas que l’Eglise catholique les intègre dans sa liturgie ? Le concile de Trente (1545-1563) s’est posé la question, pour la résoudre par la négative, estimant que l’usage liturgique de ces langues favoriserait les dissensions nationalistes et l’hérésie : les nouveaux cultes auxquels la Réforme protestante vient alors de donner le jour se célèbrent  en effet dans les idiomes profanes, parce que les Réformés considèrent la messe non plus comme une œuvre sainte méritoire en soi, mais comme une simple commémoration destinée à éveiller la foi, seul accès à la justification. Dès lors, y user d’une langue peu intelligible à la plupart constitue, à leurs yeux, un obstacle au seul l’objet de leurs cérémonies.

Entreprenant une œuvre de clarification doctrinale et de reconquête de l’Europe sur les Protestants, le concile de Trente n’a évidemment pas voulu leur donner raison, même s’il reconnaît qu’en principe la liturgie n’est indissolublement liée à aucune langue en particulier.

Le latin subsista donc et la Contre-Réforme fit porter son effort éducatif sur les commentaires liturgiques et la paraphrase. Jusqu’au règne de Léon XIII (1878-1903) cependant, l’Eglise demeura, pour des raisons de sécurité doctrinale, hostile aux traductions à l’usage des fidèles : c’est que les langues vernaculaires étaient alors entrées dans le jeu de tous les courants anti-romains : protestants, bien sûr, mais aussi gallicans, jansénistes, constitutionnels jureurs sous la révolution française, sans oublier les schismes politico-religieux ultérieurs.

Cette prudence n’a pas empêché une profonde éducation des catholiques fidèles au sens et à la spiritualité de la messe. Elle l’a préservée et favorisée, jusqu’en des temps qui nous parlent encore aujourd’hui : il suffit d’évoquer à cet égard l’œuvre admirable de Dom Guéranger (1805-1875), refondateur de l’abbaye de Solesmes, comme celle du Père Emmanuel (1826-1903) au Mesnil-Saint-Loup ou de notre compatriote Dom Lambert Beauduin (1873-1960), fondateur du monastère d’Amay (transplanté depuis à Chevetogne). 

Depuis Vatican II

Pour un temps encore, le latin demeura une langue significative de la culture et de la vie de l’esprit. A la veille même du concile Vatican II (1962-1965), le pape Jean XXIII fit encore publier une constitution intitulée « Veterum Sapientia » (22 février 1962) réaffirmant que le latin est un lien précieux entre l’Eglise d’aujourd’hui, d’hier et de demain. Il y ordonnait, en conséquence, de ne rien écrire contre son usage dans les sciences sacrées ou la liturgie.

L’année suivante, la constitution conciliaire « Sacrosanctum Concilium » (21 novembre 1963), cependant désireuse de faire une place aux langues vernaculaires dans les célébrations « surtout pour les lectures, la prière commune et les parties qui reviennent au peuple » (art.54), ne commence-t-elle pas par proclamer que « l’usage de la langue latine, sauf droit particulier, sera conservé dans les rites latins » (les rites orientaux ont leurs traditions propres) et qu’on « veillera à ce que les fidèles puissent dire ou chanter ensemble en langue latine aussi les parties de la messe qui leur reviennent »  (art.36) ?

Ces textes balancés relevaient-ils d’une mauvaise casuistique ou du souci de ménager sagement une voie moyenne? Dans le rite subséquemment réformé  par Paul VI (constitution « Missale romanum » du 3 avril 1969), la langue latine demeure une langue liturgique possible. Mais, dans les faits, le passage aux langues modernes fut radical au prix, hélas, de désordres tels que les redoutait déjà quatre siècles plus tôt de concile de Trente : disciplinaires et doctrinaux. Sans doute ne s’expliquent-ils pas par le seul abandon du latin, même si l’on peut penser que celui-ci, en fixant les formules usitées dans une langue soustraite aux variations du temps, dressait dans la liturgie un véritable rempart.

Ensuite l’histoire bégaye :

Sous le règne de Jean-Paul II on vit poindre une timide reconnaissance (instruction « Quinque abhinc annos » du 3 octobre 1984 et motu proprio « Ecclesia Dei » du 2 juillet 1988) de l'usus antiquior que l’on avait cru un moment aboli.

En 2005, l’élection de Benoît XVI au souverain pontificat élargit considérablement cette prudente ouverture : un motu proprio « Summorum Pontificum » édicté le 7 juillet 2007 stipule que le rite romain de la messe comportera désormais explicitement deux formes : l’une « ordinaire » déterminée par le missel réformé de Paul VI (1970), l’autre « extraordinaire » par la dernière édition (1962) du missel romain traditionnel.

Le pape précise dans ce texte que le missel traditionnel en vigueur en 1962 n’a jamais été aboli et que les nouvelles dispositions qu’il édicte relativement à son usage remplacent celles qui avaient été établies par l’instruction « Quattuor abhinc annos » (1984) et le motu proprio « Ecclesia Dei » (1988) de son prédécesseur : désormais, célébrer selon la forme ancienne du rite romain de la messe n’est plus considéré comme une dérogation (indult) susceptible d’être concédée par « miséricorde », mais reconnu comme un droit faisant partie intégrante de la norme, au même titre que l’usage de la forme nouvelle.

Pour conclure 

L’introduction de toutes espèces d’idiomes dans la liturgie latine, comme on le voit aujourd’hui, comporte pour l’intégrité de celle-ci des risques que l’histoire vérifie. Reste qu’à raison de l’intelligibilité dont elles constituent une source non pas unique mais importante, les langues contemporaines majeures sont susceptibles d’y être incluses. Avec prudence et discernement. C’est là encore une leçon de l’histoire (3) .

Mais, pour l’Eglise, l’histoire c’est aussi son propre patrimoine, ses racines, dont le latin fait partie intégrante. A ce titre, le latin offre à la liturgie d’aujourd’hui un témoignage et une garantie indispensables :

D’unité d’abord : dans le temps (les principales formules latines du canon traditionnel sont employées depuis l’époque patristique sans solution de continuité) et dans l’espace (il est bon qu’une langue symbolise la catholicité par-delà les nations, races et continents) ;

De fidélité ensuite (n’étant plus une langue d’usage livrée à l’évolution du sens des mots, la référence au latin évite à celui-ci  de s’affadir ou se déformer) ;

De transcendance enfin, si bien exprimée par le chant grégorien qui lui est consubstantiel (ses modulations du texte latin de la parole divine nous introduisent, avec une note de jubilation qui n’appartient qu’à lui, dans le monde d’une poésie intemporelle dont les accents sont, comme l’a écrit Gustave Thibon, « un écho du cantique des élus »)

N’est-ce pas là, en définitive une forme supérieure de langage directement intelligible au cœur et à l’esprit ?

_________

(1) Dans ses célèbres « Confessions », saint Augustin (354-430), évoquant ses souvenirs d’enfance, avoue (Livre I, Ch.. XIV) son aversion pour le grec : « Cur ego graecam grammaticam oderam ? » s’interroge-t-il et il continue : «  Nulla enim verba illa noveram et saevis terroribus ac poenis, ut nossem, instabatur mihi vehementer », lui préférant le latin qui n’est cependant pas non plus sa langue maternelle : « Nam et latina aliquando infans utique nulla noveram » (le carthaginois subsiste!) mais, dès l’enfance, elle lui devint naturellement familière : « Advertendo didici, sine ullo metu atque cruciatu, inter etiam blandimenta nutricium et joca arridentium et laetitias alludentium ».

(2) Le précédent de l’évêque Wulfila qui, au IVe siècle, traduisit les livres saints en gothique, dans un alphabet de son invention, demeura sans incidence : cela se passait en Orient, où l’usage discutable des langues nationales favorisa une situation religieuse chaotique. Wulfila était arien.

(3) Rien n’est simple : il fallut quatre siècles (IVe-VIIIe s.) de transition pour passer du grec au latin dans la liturgie occidentale et, chemin faisant, le latin liturgique perdit ses qualités vernaculaires…

JPSC

Ouvrages de référence

Cette synthèse se réfère principalement aux publications suivantes :

Auvray, P. Poulain et A. Blaise, Les langues sacrées, coll. Je sais, je crois. Fayard, Paris 1957

Mgr Michaud, Les livres liturgiques, des sacramentaires au missel, coll. Je sais, je crois, Fayard, Paris, 1961.

Dom G. Oury, La messe romaine et le peuple de Dieu dans l’histoire, Solesmes, 1981

L. Salleron, La nouvelle messe. Coll. « Itinéraires », nouvelles éditions latines, Paris, 1981 (éd. revue et augmentée).

Dom G. Calvet, Liturgie et civilisation, in « Una voce », n° 158, mai-juin 1991, pp. 90 et sq.

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