Europe : devrons-nous faire le choix entre la démocratie et notre modèle de liberté ? (03/06/2018)

Devrons-nous choisir entre la démocratie et notre modèle de liberté ?

FIGAROVOX/TRIBUNE (via Magistro.fr) - Les Italiens rejoignent désormais Polonais, Hongrois et Tchèques dans leur volonté, non pas de sacrifier les libertés individuelles, mais de prendre aussi en compte leurs mœurs et leurs valeurs nationales, explique la professeur de philosophie politique (1).

L'Italie s'ajoute à la Grèce, au Royaume-Uni, à la Pologne, à la Hongrie, à l'Autriche, à la République tchèque et à la Slovaquie, soit à la très longue liste des pays qui ont annoncé démocratiquement ne plus vouloir du modèle européen. Même si nombre d'entre eux ne souhaitent pas, contrairement au Royaume-Uni, sortir de l'Europe, ils expriment pourtant la ferme détermination de la transformer de l'intérieur. C'est dans cet espoir que s'est maintenu le groupe de Visegrad, lequel, encore sous présidence hongroise, a tenu ces derniers jours à Budapest un important colloque sur le thème "L'avenir de l'Europe", avec la participation de nombreux universitaires et politiques de tous les pays d'Europe centrale.

L'euroscepticisme, développé à ce point, par tant de pays et tant d'acteurs, traduit pour commencer un échec de l'Europe institutionnelle, sur lequel il faut réfléchir et dont il faudra tenir compte. Au reste, on voit bien que les critiques de l'Europe s'affichent au nom d'une vision plus générale, qu'on pourrait dire illibérale - d'où l'existence d'une internationale dépassant les frontières de l'Europe : l'un des invités du colloque de Budapest était Steve Bannon.

Il apparaît clairement que l'euroscepticisme est une conséquence de l'illibéralisme : l'Europe est fustigée parce que trop libérale. D'où la surprise : les peuples refusent-ils donc d'être libres ? D'où la question angoissée des élites de nos pays : faudra-t-il donc "les forcer à être libres", selon le mot d'ordre de Lénine - effaçant ainsi la démocratie ? Ou bien faudra-t-il, démocratiquement, nous plier à cette volonté populaire et abandonner des pans de liberté ? Allons-nous devoir choisir entre la démocratie et notre modèle de liberté ?

La vieille Europe tremble et se défait devant cette question. La réponse a déjà été amorcée : une partie de nos élites ne croient plus à la démocratie, en raison précisément des préférences à leurs yeux inacceptables des peuples. L'Europe institutionnelle est dominée par une "idéologie des professionnels", pour utiliser l'expression de Thomas Frank (dans son livre Pourquoi les riches votent à gauche), Europe institutionnelle qui défend la liberté postmoderne contre les peuples. Ces derniers arguent de la démocratie (le nombre est de leur côté) pour imposer leurs opinions illibérales.

Cette querelle idéologique est à la fois lutte des classes et guerre des dieux, bataille entre deux nouveaux "grands récits", énième combat des antimodernes contre les modernes. Parce qu'elle est lutte des classes, elle porte le ressentiment et le mépris ; parce qu'elle est guerre des dieux, elle porte la colère et la mauvaise foi. Elle brise nos sociétés en clans irréconciliables, ouvrant des brèches profondes au sein même des familles, comme toute brisure nouvelle et, à ce titre, cruelle.

C'est la plus mauvaise passe que nous traversons depuis la chute du communisme. Le rejet de la modernité ou de certains de ses aspects commence au début du XIXe siècle, anime le romantisme allemand, inspire les fascismes et corporatismes d'entre-deux-guerres et voit finalement sa légitimité fracassée par le nazisme, qui, au nom d'une idéologie antimoderne, a fait ce que l'on sait. Le nazisme a profané la contestation antimoderne. Ainsi, la raison moderne devenue entre-temps postmoderne, dès lors privée de contradicteurs (aussitôt assimilés au nazisme, donc jetés à la géhenne), a exalté au-delà de toute limite les libertés diverses, récusant les identités particulières et les définitions, effaçant, comme le disaient Horkheimer et Adorno, "les dieux et les qualités".

L'Europe institutionnelle, à cet égard, n'a pas échappé aux excès, en termes de déni de l'identité, par exemple. Mais l'apparition sur la scène des peuples d'Europe centrale, dont l'histoire est assez douloureuse pour leur épargner la crainte de la reductio ad hitlerum, a changé la donne. Aussitôt entrés, ils entament la récusation des modèles libéraux postmodernes - incluant la liberté politique, économique et sociétale - et, au fond, la société de marché, où, par la grâce de la liberté toute-puissante, l'esprit lui-même a valeur marchande. Il s'agit encore d'une résistance au déploiement de la vision moderne, ici postmoderne : mondialisme et cosmopolitisme, émancipation, libéralisme sur tous les plans.

Tout courant politique peut s'avérer dangereux en raison des fous furieux qui naviguent sur ses bords. Et les démocraties illibérales, qu'on appelle ainsi parce que ce ne sont pas des dictatures, nous donnent l'impression de se tenir tout près des gouffres. Un gouvernement qui réclame un certain protectionnisme économique n'est pas pour autant une injure à l'État de droit. Remplacer les directeurs des grands médias, redécouper à son avantage les circonscriptions : ce sont des mesures que prennent la plupart de nos gouvernements, quelle que soit leur obédience. Mais mettre en cause les pouvoirs de la Cour constitutionnelle ? Il faut dire qu'en ce qui concerne les gouffres, nous avons tout connu au long du XXe siècle. Il est donc naturel et plutôt sain que nous soyons vigilants. Cependant, nous ne pouvons plus continuer à décrire tous ces acteurs comme des imbéciles et des extrémistes. Car l'affaire est infiniment plus complexe et vaut qu'on s'y attarde. Face aux élites qui ont tendance à vouloir une liberté absolue, c'est-à-dire indépendante des facteurs et des circonstances, les peuples ont tendance à vouloir une liberté située, inscrite dans les réalités.

Prenons l'exemple périlleux de l'immigration. Nous avons l'habitude de considérer comme des xénophobes et des racistes, donc à réduire ad hitlerum, tout pays qui refuse des migrants ou érige des murs. Nous considérons la question de l'immigration comme un drame. Un drame est une situation grave dans laquelle on sait où est le Bien, sans savoir si l'on parviendra à le rejoindre, étant donné les difficultés. Le Bien consiste à accueillir chez nous les immigrés demandeurs, mais y parviendrons-nous ? Voilà le drame.

Cependant, pour les démocraties illibérales, la question de l'immigration n'est pas un drame, mais une tragédie. La tragédie est une situation dans laquelle deux valeurs se combattent, l'une et l'autre tout aussi importante et affamée. Ici, le Bien consiste à accueillir les réfugiés errants, et le Bien consiste aussi à préserver notre culture et notre identité. En situation de tragédie, la décision ne consiste pas à courir vers le Bien à toutes jambes en s'oubliant soi-même, mais à mesurer au regard de la situation les deux valeurs qui se contredisent. Il faut ajouter que, dans toute situation de tragédie, qu'elle soit personnelle ou collective, la conscience seule peut décider, tant la chose est complexe.

C'est pourquoi les peuples en question jugent assez répugnantes les admonestations morales venues des autres. Les peuples d'Europe centrale, par exemple, ont fait le choix d'assumer l'accueil des réfugiés ukrainiens (sans doute près de 2 millions à ce jour en Pologne) et trouvent assez mal venu qu'on leur reproche de ne pas s'ouvrir aux Syriens ou aux Afghans. De quoi se mêle-t-on ? La situation de tragédie n'a d'instance surplombante que la conscience - j'entends la sienne propre, et non celle des autres !

Vouloir réduire une tragédie à un drame, c'est tronquer la réalité. La situation actuelle est très grave parce qu'elle ne concerne pas seulement un combat idéologique, mais une guerre de classes. Il est peu probable que nous ayons à choisir entre la démocratie et la liberté. Les démocraties illibérales ne réclament pas des dictatures, comme c'était le cas pour plusieurs pays européens dans les années 1930. Elles réclament de replacer la liberté dans la réalité - la liberté de circuler ne saurait être absolue, elle se heurte à la question de l'identité culturelle. Cependant, si les élites s'entêtent à récuser les réalités, elles finiront par rendre les peuples fous, menaçant ainsi les libertés : on finit toujours par perdre ce qu'on a refusé de définir - donc de limiter.

(1) Membre de l'Institut, Chantal Delsol dirige, avec Joanna Nowicki,  le Dictionnaire encyclopédique  des auteurs d'Europe centrale et orientale depuis 1945, en préparation, et qui sera publié en 2019 aux Éditions Robert Laffont.

Paru dans Le Figaro, 31 mai 2018

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