Révéler l’humanité, combattre l’inhumanité (10/11/2018)

Du site "Courant pour une écologie humaine" :

LES TEMPS MODERNES, UN PIÈGE POUR L’HOMME

Entretien avec Rémi Brague, philosophe français, spécialiste de la philosophie médiévale arabe et juive. Membre de l’Institut de France, Rémi Brague est professeur émérite de l’Université Panthéon-Sorbonne et de l’Université de Munich. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, notamment Europe, la voie romaine (1), Le Règne de l’homme (2), Où va l’histoire ? (3) et, en 2018, Sur la religion (4).

Cet article est issu de l’ouvrage « Société de Bien Commun vol.2, révéler l’humanité, combattre l’inhumanité ».

Le thème de ce second volume sur la Société de Bien Commun est Révéler l’humanité, combattre l’inhumanité. Qu’est-ce qui dans la société française, selon votre regard de philosophe, mérite d’être spécifiquement révélé ?

Ce qui est remarquable, c’est justement qu’il faille expliquer ce qu’est l’homme. Cela ne vaut pas que pour la France, mais pour toutes les sociétés industrielles. L’homme a cessé d’être une évidence paisiblement possédée et mise en œuvre. Il doit désormais être révélé. Et surtout pas défini, car définir, c’est tracer des frontières en deçà desquelles on aurait de l’humain, et au-delà, des ténèbres extérieures. Le christianisme a cette particularité d’avoir fait voir de l’humain, de l’avoir donc « révélé » au sens où, dans la photographie argentique, on révélait l’image qui n’était alors présente qu’en négatif. Il l’a fait justement là où l’on n’en voyait pas jusqu’à présent. Pensez aux trois neutralisations opérées par saint Paul : homme ou femme, maître ou esclave, juif ou païen, cela ne compte pas (5). Les différences naturelle, sociale, religieuse, subsistent, mais elles perdent leur pertinence quant au salut. On pourrait ajouter : enfant ou adulte, fœtus ou nouveau-né, etc. Pour le monde antique, une femme était moins humaine qu’un  18 se situer homme, on pouvait donc la marier sans lui demander son avis ; un esclave était moins humain qu’un citoyen libre, on pouvait donc le vendre; un nouveau-né n’était pas encore humain, on pouvait donc l’exposer; un fœtus non plus, on pouvait donc l’avorter. Les Juifs interdisaient l’avortement et l’exposition, mais considéraient que les « païens » étaient moins humains qu’eux. La révolution chrétienne n’a nullement consisté à « introduire dans le monde une morale », comme dit Monsieur Homais. Comment pourrait-on, d’ailleurs, introduire des règles qui sont déjà, depuis toujours, gravées dans le cœur de l’homme ? Elle a fait à la fois mieux et plus simple : faire voir de l’humain là où l’on n’en voyait pas jusqu’alors. Elle a « révélé », comme vous dites, formule à laquelle je m’associe bien volontiers, que la femme, l’esclave, le païen, selon saint Paul, puis le fœtus ou le nouveau-né étaient aussi pleinement humains que, respectivement, l’homme, le maître, le Juif, et ceux qui ont eu la chance d’avoir été laissés en vie.

 

On peut observer dans notre société une défiance grandissante à l’égard de l’homme, pouvez-vous nous éclairer sur son origine ? Quelle est la vision anthropologique qui accompagne cette défiance ?

Cette défiance est un phénomène très curieux. J’ai essayé d’en retracer l’histoire dans Le Règne de l’homme. Les Temps Modernes ont commencé par une série de traités de la dignité, de la noblesse de l’homme, le premier en 1453, l’année de la chute de Constantinople, avant même Colomb et Luther. Ils se sont poursuivis à partir du début du XVIIe siècle par le rêve d’une soumission de la nature à la volonté humaine, grâce à la technique rendue possible par la science. Au XIXe siècle est apparu le mot « humanisme ». Pour certains, Marx, Comte, l’homme est l’être suprême. Or, dans les années 80, à peine une génération après Comte, retentit l’appel du Zarathoustra de Nietzsche : « l’homme est quelque chose qui doit être dépassé ». Il est clair que, malgré ses dénégations postérieures, le philosophe allemand a subi l’influence de la théorie de l’évolution par sélection naturelle dans la lutte pour la vie : entre les deux chefs d’œuvre de Darwin, L’Origine des espèces (1859) et L’Ascendance de l’Homme (1871), d’une part, et le Zarathoustra, d’autre part, il y a moins d’une génération. La signification exacte du coup de clairon nietzschéen est controversée. Reste qu’il est pour le moins curieux de voir qu’il n’a pas fallu cinq siècles pour que l’on passe de l’exaltation de l’homme à son humiliation. L’homme a cessé de donner satisfaction, il n’est plus à la hauteur. Pourquoi ? Peut-être, d’abord, parce que l’on attendait trop de lui, parce que l’on avait cru qu’il allait pouvoir se débrouiller tout seul, sans l’aide de la Nature ou de la grâce divine. La défiance proviendrait alors d’une déception. C’est ensuite, peut-être, parce que la science moderne, depuis Galilée, a tendance à expulser l’homme de la nature. La vision antique et médiévale du monde nous situait à une place déterminée, elle rendait compte des phénomènes par les mêmes moteurs que ceux qui gouvernent le comportement des êtres vivants, elle assignait à notre action des tâches précises. Seulement voilà, elle avait un petit inconvénient : elle était fausse d’un bout à l’autre, irrécupérable. La science moderne est incomparablement plus proche de la vérité. Nos scientifiques peuvent écrire les lois des phénomènes physiques dans le langage rigoureux des mathématiques, et ils le font avec de plus en plus de précision. Cela nous permet de les maîtriser et de les utiliser à nos fins propres. Mais nous ne pouvons pas comprendre les choses de la nature au sens véritable du verbe « comprendre », c’est-à-dire connaître les buts pour lesquels elles agissent. Nous sommes donc en porte-à-faux avec ce monde dont nous sommes pourtant une partie, mais où nous nous sentons au fond étrangers. Pour la science et la technologie qu’elle rend possible, l’homme, dans ce qu’il a de vraiment humain, est plutôt un gêneur. Le transformer en une machine, et résorber de la sorte l’exception humaine, c’est le rêve implicite ou avoué de beaucoup.

Quelle est l’origine des processus contemporains de destruction du milieu vivant ?

Faut-il incriminer l’homme ? Si vous visitez la Grande Galerie de l’Évolution, au Jardin des Plantes, vous constaterez que les espèces disparues sont en nombre considérable. On en découvre encore très souvent sous forme de fossiles, même des gros dinosaures dont on ne soupçonnait pas l’existence. À qui la faute de cette disparition? Avant l’apparition de l’homme, on a du mal à penser qu’on puisse l’accuser. Mais une fois qu’il est là, il est très probable qu’il est au moins en partie responsable de pas mal de destructions : d’animaux pour ne pas avoir su ramener la chasse ou la pêche à des limites raisonnables, de végétaux par le défrichement, qui d’ailleurs lui aussi prive certaines espèces, des insectes par exemple, de leur milieu naturel. À la Galerie, on voit également quelques espèces dont la disparition est incontestablement due à l’homme, dont le fameux dodo de l’Île Maurice. Pour les détails, je vous renvoie à de plus compétents que moi.

Comment voyez-vous la place de l’homme dans la cause écologique ?

Cette place est compliquée et ambiguë. Il est à la fois sujet et objet de la conscience écologique. S’il est cause de certaines déprédations, il est aussi le seul être vivant qui se pose la question de la légitimité de sa propre existence, et qui s’interroge sur ce qu’elle coûte au milieu naturel et aux autres espèces. Des prédateurs comme les fauves, et au fond comme des quantités d’espèces carnivores, ne semblent pas avoir de scrupules à croquer vivants d’autres animaux. L’homme a cette particularité qu’il commence par tuer sa victime, et à peu près toujours, la fait cuire. Il y a de rares exceptions, les huîtres par exemple, pour ne parler que de nos propres usages alimentaires. Selon le judaïsme, sept commandements auraient été donnés au sortir de l’arche à Noé qui est l’ancêtre de tous les hommes actuellement présents sur la terre (6). Ce sont ceux dont doivent se contenter les nations qui n’ont pas accepté la Loi de Moïse. Parmi ceux-ci, il y la prohibition de l’inceste. Et aussi un commandement particulièrement intéressant, qui interdit d’arracher un membre à un animal vivant, évidemment pour le manger. Tout Lévi-Strauss est là-dedans… En tout cas, l’homme a une responsabilité. Même si les autres êtres vivants ne peuvent pas être des sujets de droit, l’homme a des devoirs envers eux. Par ailleurs, l’homme mérite également d’être l’objet du souci écologique. S’il est aussi partie prenante de la nature, il faudra l’englober lui aussi dans les espèces à protéger. Il est bon de prendre conscience de sa fragilité, de sa vulnérabilité. Et de se rendre compte de ce qu’il y a des pratiques qui mènent à la pure et simple disparition de l’humain, non seulement de l’espèce bipède sans plumes, mais de ce qui fait que cette espèce abrite ce qui la rend authentiquement humaine, comme la raison et la liberté.

Y a-t-il un lien entre le nihilisme et le projet transhumaniste ?

Je ne sais pas si le transhumanisme n’est pas destiné à ne rester qu’un projet et s’il trouvera jamais des commencements de réalisation. Les biologistes sont beaucoup moins excités sur ce point que les informaticiens qui s’en font les hérauts. Et je ne parle pas des réserves de caractère moral que l’on peut avoir, mais uniquement de la faisabilité technique de ce genre de rêves. Pour répondre à votre question, il faudrait d’abord préciser ce que l’on entend au juste par « nihilisme ». Ce n’est pas quelque chose de bien connu; or, on a un peu tendance à y déverser tous les « -ismes » qui nous servent de « méchants », comme « relativisme », « subjectivisme », etc. Nietzsche, qui a trouvé on ne sait pas trop où (Tourgueniev, Paul Bourget ?) ce mot qui était déjà vieux de près d’un siècle, a en donné une caractérisation : le nihilisme consiste en ce que « les plus hautes valeurs se dévalorisent» (7). On peut aller plus loin : les valeurs se dévalorisent parce que les choses que nous aimons ne sont plus considérées comme bonnes, mais justement comme des « valeurs » qui reçoivent leur prix de notre estimation. Notre décision de donner valeur vaut donc plus que les valeurs que nous posons. C’est donc déjà le fait de valoriser qui est nihiliste. On ne surmonte pas le nihilisme en « défendant les valeurs », mais en remontant en amont des « valeurs », jusqu’au Bien. Le projet transhumaniste se propose d’augmenter la valeur de l’homme, par des moyens techniques, empruntés à la chimie, à la génétique, à l’informatique, etc. Il fait donc dépendre cette valeur de décisions fondées sur des principes qui restent peu clairs. Et déjà, il croit qu’il est à même de donner de la valeur à l’homme. Ce qui veut dire qu’il pourrait aussi, si cela lui chante, la lui retirer. Ensuite, donner de la valeur à l’homme, cela voudrait dire concrètement en donner à certains hommes, à une élite (Riche? Puissante? Intelligente?) qui se distinguerait de la masse des laissés pour compte. Là aussi, il s’agirait de classer sur une échelle où des gens améliorés seraient au-dessus du commun des mortels. C’est
le cas de le dire puisque certains rêvent même d’une immortalité physique. Là-dessus, il faut relire la troisième partie de la trilogie cosmique de C. S. Lewis, That Hideous Strength (1945). Le geste nihiliste, croire donner une valeur, serait le même.

Comment combattre ce dénigrement de l’homme ? Ce combat est-il perdu? Comment construire une société humaine ?

Il ne faut peut-être pas s’empresser de combattre le dénigrement auquel vous faites allusion avant d’en avoir tiré les fruits positifs. Prendre conscience de ce que l’on a fait et continue à faire de mal peut déboucher sur une fort salutaire révision de vie. Encore faut-il que la confession des péchés soit suivie d’un pardon. Sans quoi, elle dégénère en une culpabilité maladive qui empoisonne et paralyse tout. Et qui peut accorder ce pardon, sinon l’Innocent absolu, Celui qui n’est que respect et bienveillance pour Ses créatures — en clair : Dieu ?  Et qui d’autre que Lui peut porter sur l’homme un jugement qui, malgré tout, reste une approbation? L’homme ne peut pas plus se légitimer soi-même que le Baron de Crac le sauver de sables mouvants en se tirant soi-même par les cheveux. Tous les soldats le savent : un combat n’est vraiment perdu qu’à partir du moment où on le croit perdu et où l’on cesse de se battre. Plutôt que de baisser les bras, il faut se retrousser les manches… Pour construire une société humaine, il faut laisser les gens la construire comme ils l’entendront selon les temps, les lieux et les mœurs de ceux-ci. De ce point  de vue, un certain libéralisme (non celui qui se contente de laisser libre le marché, mais celui qui construit une société d’hommes libres) est tout à fait souhaitable, et d’autant plus qu’une cité idéale n’est pas possible sur une terre peuplée de fils d’Adam. La cité de Dieu est au ciel, et toute tentative pour l’en faire descendre de force se solde par des catastrophes. Quant à une cité sobrement humaine, et à tout le moins, vivable, le premier pas pour la réaliser, la base indispensable, sera en toute hypothèse de se persuader que l’homme n’est pas pourri en soi, même s’il a besoin d’une sévère correction, et que l’humain vaut la peine d’être défendu.

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Ce livre est un appel lancé aux femmes et aux hommes d’ici et d’aujourd’hui : les idées pour humaniser le monde se trouvent dans la vie de tous les jours ! Nous sommes tous de potentiels acteurs de cette conversion positive. Pourquoi pas vous ? 


(1) Rémi Brague, Europe, la voie romaine, éd. Criterion, 1992, rééd. NRF, 1999.
(2) Rémi Brague, Le Règne de l’homme : genèse et échec du projet moderne, éd. Gallimard, 2015.
(3) Rémi Brague, Où va l’histoire ? Entretiens avec Giulio Brotti, éd. Salvator, 2016.
(4) Rémi Brague, Sur la religion, Flammarion, 2018.
(5) Galates, 3, 28.
(6) Sanhédrin, 56a.
(7) Nietzsche, Fragment 9 [35], Automne 1887, KSA, t. 12, p. 350.

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