N'en déplaise à Luc Ferry, la nature humaine existe bel et bien (01/12/2018)

D'Aline Lizotte sur le site Smart reading Press :

OUI, MONSIEUR FERRY, LA NATURE HUMAINE EXISTE !

Dans une tribune publiée le 10 octobre dans Le Figaro, le philosophe Luc Ferry s’interrogeait sur la notion de «loi naturelle» invoquée lors des débats sur l’extension de la PMA et en contestait l’existence, parlant de «l’introuvable loi naturelle». Il y affirmait que «tout ce que l’humanité a fait de grand depuis le siècle des Lumières est pour l’essentiel artificiel, antinaturel et que, du coup, c’est à la liberté éclairée autant que faire se peut par la raison et non à la nature de poser des limites.» Une affirmation qui mérite réponse…

Selon Luc Ferry, s’il y avait une «nature humaine» et en conséquence une «loi naturelle», nous serions enfermés dans le déterminisme de l’animal, et l’homme n’aurait rien produit de tout ce qu’il a fait depuis qu’il a émergé des ténèbres de son état primitif. Il n’aurait inventé ni la roue, ni la bombe atomique, ni l’avion, ni la médecine, ni l’art des cavernes, ni les toiles de Picasso. Il n’aurait produit ni les guerres, ni la torture, ni la prostitution, ni la traite des esclaves. Parce qu’il n’y a pas de nature, l’homme s’est donné à lui-même sa propre forme et sa propre loi. Non programmé, il est absolument libre de demeurer, selon ce que dit Hobbes, comme un loup pour l’homme ou comme un Socrate qui préfère boire la ciguë plutôt que d’enfreindre la loi. S’il n’y a pas de «nature humaine», il n’y a pas non plus d’humanité et, s’il n’y a pas d’humanité, il n’y a pas de société politique. Nos sociétés dites «humaines» ne seraient en réalité que d’immenses jungles dans lesquelles l’homme «libre» choisit d’être prédateur ou victime ! Affirmer l’existence d’une nature humaine, ce serait renoncer à la liberté ! Dans toute cette belle argumentation, il y a d’abord une confusion de langage qui porte sur le mot «nature».

NATURE ET LOI NATURELLE

Si l’homme n’est pas un être instinctif programmé et déterminé, n’a-t-il pour autant aucune «nature» ?

Le langage courant appelle «nature» l’environnement qui est extrinsèque à l’homme et qui est composé des paysages qu’il voit, des animaux qu’il fréquente ou non, de la détermination du temps «par le déplacement du soleil autour de la terre». Vivre dans la nature, c’est vivre dans cet environnement quotidien et essayer de le gouverner tant bien que mal pour en bénéficier et se mettre à l’abri de ses méfaits. De sorte que la «nature» apparaît à l’homme à la fois bienfaisante et malfaisante. Si on lui dit qu’il est lui aussi un «être naturel», il proteste vaguement, car il ne se sent pas aussi déterminé que son chien, son chat ou ses lapins. Et il a bien raison car, comme le dit Luc Ferry, il n’est pas cet être instinctif «programmé et déterminé». Cela est juste, mais faut-il en tirer que l’homme n’a aucune «nature» ?

 

En fait, le mot «nature» a plusieurs sens, et non un seul. Son étymologie renvoie en premier lieu au verbe «naître» (nasci, en latin). La «nature» est ce que l’être apporte en naissant, que cette naissance soit un accouchement ou une genèse ovipare. Elle répond à la question : «Qu’est-ce que c’est ?» (Quid est ?) Quand une femme accouche d’un être qui est sorti d’elle, elle ne se pose pas la question : «Qu’est-ce que c’est ?» Comme si d’elle pouvait sortir une grenouille ou un veau ! Elle sait qu’elle a mis au monde un être humain. Et, quand le vétérinaire aide la vache à vêler, il ne s’attend pas à sortir de l’utérus du bovin une guenon ou une girafe. Il s’attend à sortir un petit veau, et il se trompe rarement ! Dire que l’homme n’a pas de nature humaine, c’est dire qu’il est le plus dépourvu des animaux, de l’amibe au singe. Il n’aurait aucune définition de son être ! Il serait dépourvu de sens ! Si l’on demande à une mère qui caresse son nourrisson : «Qu’est-ce que cela ?», elle répondra rarement : «C’est une chose dont je ne sais pas ce qu’elle est.» Elle dira : «C’est mon bébé», et elle lui donnera un nom, celui qu’elle et il ont choisi, l’introduisant par le fait même dans le monde des «humains».

Être Luc, Paul ou Jeannine, c’est être reconnu comme un être humain, c’est être reconnu comme quelqu’un, c’est avoir un sens, c’est sortir de l’indétermination des «factibilia». C’est non seulement être de nature humaine, c’est avoir un avenir – non un destin –, c’est être appelé à devenir responsable de ses actes, c’est faire partie d’une société. C’est être appelé pour l’éternité à connaître ce qui est vrai et à choisir librement entre le bien et le mal. C’est aussi entrer dans une responsabilité à l’égard de l’autre et vivre non seulement avec – comme les vaches en troupeau – mais en communion ou en société. C’est cela que donne la «nature humaine», ce que l’on apporte en naissant. Ce n’est pas toujours tout cela que l’on réalise !

Quand on parle de loi naturelle, on ne parle pas de cette loi déterminante de l’être à laquelle nous serions soumis dès notre naissance. Le mot «naturelle» qualifiant la loi signifie que cette loi est différente de la loi positive d’un gouvernement déterminé, qui soumet les citoyens d’un pays à des lois constituant ses codes civil et pénal. Elle signifie aussi qu’elle est différente d’une loi éternelle, qui est celle par laquelle Dieu gouverne l’univers, et dont certaines déterminations, si elles sont connues de l’homme, ne peuvent l’être que par une révélation.

La loi naturelle est le guide que donne une raison droite des actes de l’être humain dans sa relation avec lui-même et avec les autres.

La loi naturelle est la loi fondamentale de toute la moralité humaine ; elle est dite «naturelle» parce qu’elle peut être connue par la seule lumière de la raison humaine. Autrement dit, c’est le guide qu’une raison droite donne des actes de l’être humain dans sa relation avec lui-même et avec les autres. Si l’homme a un être humain, donc s’il a un sens, il ne doit pas agir de façon insensée. Et pour ne pas agir comme un insensé, il doit obéir à une loi qu’il découvre en lui-même et dont il sent qu’elle oblige sous peine d’être inhumain. Réfléchissons ! Quelle société pourrait s’édifier si l’homicide était légal ? Quels rapports humains pourrait-on avoir si mentir était aussi normal que respecter la vérité ? Quelle amitié serait possible si la calomnie ou la médisance étaient des moyens de défense admissibles ? Quelle vie deviendrait humaine si l’on ne devait plus posséder aucun bien matériel, et si le vol était un moyen normal de se procurer ce qui est nécessaire pour vivre ?

Aucune autorité politique ne peut sanctionner l’homicide, le vol, la fraude, la diffamation, l’adultère, la traite des personnes vulnérables, la discrimination, si ces maux ne sont pas connus comme des maux ! Et qui les reconnaît comme des maux ? La raison humaine dans sa propre lumière naturelle, quand elle donne un sens au mot «être humain». Parler de la vétusté de la loi naturelle n’aboutirait qu’à dire que c’est la gloire de l’homme d’agir comme un insensé ! Et qui nie cela ? Uniquement l’Église catholique ? Aristote dit que la gloire de l’homme, c’est d’obéir librement à la loi. Kant, qui fait de l’obéissance à la loi le fondement de toute moralité, frémirait si l’on voulait qualifier la transcendance de la volonté par une indifférence à toute loi. Auguste Comte, même dans son positivisme, serait dégoûté d’entendre glorifier l’homme comme la majesté de l’insanité, lui qui s’est tellement appliqué à fonder le rapport social sur un système politique qui obéirait à une certaine nature – dépourvue, il est vrai, de toute causalité.

Nous avons peut-être «le droit» d’agir comme des êtres insensés et insignifiants, de considérer que l’obéissance à une loi est une dissolution de nos libertés. Mais, si nous prenons ce droit, force est de nous reconnaître comme des êtres inférieurs au moindre ver de terre. Car cette loi que l’on appelle «naturelle» est celle que l’on retrouve aussi bien dans les lois d’Hammourabi, dans les codes de conduite de Solon et de Périclès, dans les Dialogues de Platon, dans les traités d’Éthique et de Politique d’Aristote, que dans le chemin octuple du bouddhisme, dans le Coran de l’Islam. Récuser la loi naturelle, c’est tirer une ligne sur tout l’héritage de l’humain. C’est, dirait Aristote, retourner à l’indétermination du potager… et encore ! Le légume a sa propre loi, et le fruit ne devient séduisant à voir et bon à manger que s’il obéit à sa propre loi. Autrement, c’est un fruit sauvage avec son goût d’amertume !

INDÉTERMINATION ET LIBERTÉ

Selon Aristote, si la nature n’a rien donné à l’homme comme moyens déterminés de vivre et de combattre le mal, elle lui a cependant donné la raison et la main.

Pour Luc Ferry, non seulement nous n’avons pas de nature, mais notre privilège serait d’être «indéterminés», voire non programmés ! La description qu’il fait de l’apparition de l’homme à partir du Discours sur la dignité humaine telle que la décrit Pic de la Mirandole, à l’orée de la Renaissance, correspond à celle que donne Aristote quand il décrit l’homme : celui à qui la nature n’a rien donné comme moyens de se nourrir, de se défendre, de se protéger du froid ou du chaud, bref de toutes les déterminations précises qui font qu’une abeille ne produit que du miel et que les saumons doivent rejoindre leur rivière natale pour se reproduire. Mais Aristote prolonge sa réflexion en disant que, si la nature n’a rien donné à l’homme comme moyens déterminés de vivre et de combattre le mal, elle lui a cependant donné la raison et la main. Et, grâce à ces puissances naturelles, il produit au cours des siècles ce qui lui permet non seulement de vivre, mais de mieux vivre. Il lui faut, cependant, non seulement la raison, mais aussi la main, et non seulement la main, mais aussi la raison ! C’est-à-dire non seulement le développement de la technique, mais le développement de la transcendance et de la moralité.

Admettre que le développement de la moralité repose sur la négation de la liberté, admettre que le développement de la moralité soit un retour à la programmation naturelle, c’est un non-sens qui conduit à la négation de l’humain.

En premier, il n’est pas vrai que l’homme soit un être non programmé. Dès sa conception, il y a bien au sein des premières cellules un programme (ADN) qui, sans lui dicter ses comportements, détermine son développement humain et individuel. Qui peut programmer sa santé ? Qui peut programmer sa mort ? Qui peut programmer ses lieux de vie ? Qui peut programmer les influences extrinsèques qui agiront sur lui ? Cela n’appartient pas à notre raison, ni à notre liberté, mais se trouve en quelque sorte déterminé par notre «nature individuelle». Je peux bien programmer que je vivrai dans un lieu écologiquement sain, sans aucune influence mauvaise ! Mais il vaudrait mieux que je n’en sorte pas. Car ce milieu sain m’aura empêché de développer les anticorps nécessaires pour combattre une infection qui viendrait de l’extérieur. De plus, l’homme est programmé par tous ses sens : il ne détermine pas la qualité voyante de l’œil, ni ses bonnes dispositions, ni la qualité auditive de l’oreille, ni la qualité normative de l’odorat, ni la qualité tactile de la peau et du goût. Fût-il l’être le plus libre, il ne commande pas non plus la qualité de son cerveau, ni la valeur neuronale de ses émotions. Il devra vivre avec et dans ce corps qu’il reçoit à sa naissance. Il devra vivre dans un lieu conditionné, où jamais ces conditions ne seront optimales.

En second, accepter ou refuser ces conditions d’existence engagent sa liberté. Ces refus ou ces acceptations sont, en effet, du niveau de son privilège d’être humain : de sa raison et de sa volonté qui acceptent ce qui ne peut être changé et qui veulent le meilleur bien, c’est-à-dire le meilleur souhait de bonheur. Malgré tous les dispositifs techniques qui rendent la vie humaine plus facile, le poids du choix n’est jamais enlevé à l’homme. Ce choix n’est jamais programmé a priori. Il est toujours, quelles que soient les façons dont il s’opère, une détermination auto-personnelle d’une liberté et d’une raison. Ce choix est un choix moral. Penser et professer que l’homme, un jour, en arrivera à supprimer toutes les conditions «matérielles, psychologiques et sociétales» dans lesquelles s’opèrent ses choix quotidiens, afin d’en arriver à une pure liberté, est une utopie, une idéalisation insensée. Et même si cela était, il serait toujours en face d’un choix moral, c’est dire entre un bien qu’il faut poursuivre et un mal qu’il faut éviter ! Je le répète : parce qu’il est un être humain, ce choix ne peut lui être épargné. Et si l’homme est libre, il l’est en vue de ce choix !

Ce qui fait la grande distinction entre l’être humain et l’animal, ce n’est pas l’absence ou la présence d’une programmation, c’est cette possibilité du choix. L’animal ne choisit pas, sa nature choisit pour lui. L’homme choisit, et sa nature ne choisit pas pour lui, c’est lui qui choisit. Mais tous ses choix s’opèrent dans une existence conditionnée, qu’il ne peut que partiellement changer. Ils ne s’opèrent et ne s’opéreront jamais dans une existence purement déconditionnée. Car toute existence humaine est une existence faite pour des corps matériels qui portent leurs propres conditions de vie. Mais tous les choix engagent moralement, totalement ou partiellement, la liberté de l’homme. Paradoxe ? Non ! Car l’existence d’un être humain du premier au dernier instant est une existence qui se déroule au milieu d’un «jardin» où tous les fruits sont séduisants à voir et bons à manger, mais dont la promesse de bonheur peut être trompeuse.

Il y a en l’homme une loi inscrite dans sa raison, qui lui permet de voir ce qui est bon et ce qui est mal.

L’homme a la raison pour discerner et la liberté pour choisir. Mais il y a en lui une loi inscrite dans sa raison, qui lui permet de voir ce qui est bon et ce qui est mal, de faire ce qui est bien et d’éviter ce qui est mal. Cette loi morale se développe en même temps que se développent les civilisations, le discernement lui devient plus facile, mais la liberté plus difficile. Tuer son frère est un mal aux yeux de Dieu (cf. Gn 4,9). Mais est-ce que tout homme est mon frère ? Est-ce que l’ennemi est mon frère ? Le développement de la loi morale qui concerne la préservation du clan familial va jusqu’au développement de toute la fraternité humaine. En sommes-nous rendus à ce discernement ?

Contrairement à ce que dit Luc Ferry – qui ne dit pas que des bêtises… – notre liberté n’est pas uniquement notre distinction d’avec l’animal. Nous n’agissons pas par programmation, bien que nombre de moyens sociaux tentent à l’heure actuelle de programmer tous nos choix. La liberté triomphera toujours, même si le monde humain s’éteignait. Mais la liberté n’est pas seule en cause. Nous ne sommes pas que des êtres libres, nous sommes des êtres raisonnables, non pas insensés, mais intelligents. Si la volonté a besoin de liberté, l’intelligence a besoin de vérité. La volonté doit aimer le bien et le poursuivre, mais elle ne peut le poursuivre sans la vérité du bien. L’intelligence peut dire le bien, mais l’homme ne peut le poursuivre et l’atteindre que s’il le veut et s’il le veut librement. La loi morale naturelle, loin d’être un étouffement, est une loi de liberté. Car elle dit le vrai bien, et la vérité nous rend libres (cf. Jn 8, 32). Cela se trouve aussi dans l’Évangile de Jean ! Peut-être Luc Ferry ne l’a-t-il pas lu jusqu’au bout ?

J’ai bien conscience de ne pas répondre à une objection qui court sur toutes les lèvres : est-ce que les lois bioéthiques qui permettront la PMA et la GPA violent les grands principes de la loi naturelle ? Est-ce qu’il est contre une attitude raisonnable et libre de rendre toutes les femmes qui le désirent «mères» en supprimant, par le fait même, le rôle masculin du père et en détruisant la filiation ? Le rôle du père n’est-il pas d’abord culturel ? La filiation n’est-elle pas une action seulement juridique ? Avons-nous vraiment besoin d’un héritage familial et social ? Ne sont-ce pas là des conditionnements que notre raison et notre liberté peuvent, dans un monde totalement technique, surmonter ? Serions-nous plus libres sans mère et sans père ? Et la grande question qui entraîne toutes ces questions subordonnées est d’abord celle-ci : l’union de l’homme (masculin) et de la femme dans l’acte conjugal a-t-il en vérité une signification procréatrice ou une signification érotique à laquelle s’attacherait, accidentellement et souvent par hasard, le fait de donner la vie ? Est-il de notre liberté de changer l’ordre de la nature ? Mais y a-t-il en ce domaine un ordre de la nature ?

Toutes ces questions feront l’objet d’un autre article. Bien que l’on y ait répondu de multiples fois…

Aline Lizotte

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