Il faut être nostalgique, aujourd’hui, pour que l’avenir reste humain (16/01/2019)

Une chronique littéraire de Louis Cornellier sur le site canadien "Présence-Info.ca" :

La nostalgie de Bellamy

Avec Demeure. Pour échapper à l’ère du mouvement perpétuel (Grasset, 2018), le Français François-Xavier Bellamy signe un élégant réquisitoire contre une modernité qui a fait de la fuite en avant son idéologie.

Ce qui définit le progressisme actuel, écrit le philosophe, ce n’est pas l’idée que nos sociétés ont des défauts qui doivent être corrigés; c’est plutôt la conviction que le changement est toujours préférable à la stabilité, que le mouvement vers l’avant vaut toujours mieux que l’immobilisme. «Et c’est précisément par là, écrit Bellamy, qu’il constitue un sophisme dangereux: croire par principe dans la supériorité de l’avenir, c’est ignorer qu’il y a dans l’héritage de l’histoire, et dans la réalité du présent, des biens infinis qui méritent d’être admirés, d’être protégés et transmis. Nous enjoindre sans cesse d’aller toujours de l’avant, c’est déprécier du même coup tout ce que nous avons en partage, ici et maintenant.» Cet optimisme de principe est, n’hésite pas à conclure Bellamy, «un nihilisme: il décrète que ce monde ne vaut rien, puisque tout autre monde sera meilleur».

La charge, qui brille par son raffinement stylistique et par sa profondeur philosophique, fait mouche. Pendant des décennies, les choses, croyait-on, étaient claires: la gauche se réclamait du progressisme et la droite était assimilée au conservatisme. La réalité, cependant, brouille les cartes. Depuis des décennies, la droite capitaliste se nourrit de «destruction créatrice», de changement et d’évolution technique. La gauche de tendance socialiste, en revanche, résiste à ce rouleau compresseur et défend des droits sociaux qui n’ont rien de nouveau. Plus récemment, une certaine gauche, au nom du progressisme, a tourné le dos à de vieux idéaux en rejetant les idées de nation et en faisant de toutes les minorités, et non plus des pauvres et des travailleurs, son nouveau prolétariat. La droite capitaliste et la nouvelle gauche se rejoignent donc, notamment, dans le principe du sans-frontiérisme.

Gauche et conservatisme

Je me suis toujours défini, à tort, diront certains, comme un homme de gauche et je n’ai pas eu de scrupule, pendant des années, à me dire progressiste. Je prends toutefois conscience, aujourd’hui, en lisant Bellamy, plutôt identifié à la droite, et après avoir lu les essais du cinéaste Bernard Émond, clairement identifié à la gauche, que cette dernière étiquette ne me convient pas parce qu’elle désigne une idéologie que je rejette.

La modernité s’est d’abord opposée à ce que le philosophe anglais David Hume appelait le «sophisme naturaliste», c’est-à-dire l’idée selon laquelle ce qui est doit être. Cette opposition était une manière d’affirmer que la tradition, en elle-même, n’a pas de valeur, que ce qui est ne devrait peut-être pas être. Cette critique moderne du conservatisme représentait une avancée de la liberté de juger. Or, constate Bellamy, nous sommes désormais aux prises avec le sophisme contraire, qui affirme que «ce qui va arriver est forcément meilleur que ce qui existe déjà». Jadis, le passé nous écrasait en s’imposant sans autre forme de procès. Aujourd’hui, passé et présent sont souvent méprisés et rejetés sous prétexte que «l’innovation est forcément un bien» et que le monde sera nécessairement meilleur demain.

 

Dans un cas comme dans l’autre, la politique, c’est-à-dire notre liberté d’agir sur le réel, est niée. Le sophisme naturaliste, explique Bellamy, nous intimait de «consentir à ce qui est», notamment à la tradition, alors que le sophisme progressiste nous impose de «consentir à ce qui sera». Je souhaite, évidemment, des progrès sociaux. L’état actuel du Québec et du monde ne me satisfait pas pleinement. Je voudrais moins de pauvreté, de meilleures conditions de travail pour les salariés, plus de paix dans le monde et la souveraineté du Québec. Je verrais là des progrès. Toutefois, je tiens aussi à préserver des éléments de l’héritage du passé et des biens actuels: la démocratie, la liberté individuelle, la langue française, la culture, un mode de vie, etc. Je me découvre donc, au fond, depuis quelques années, un conservateur de gauche.

Discernement et pessimisme

Notre temps nous propose un faux dilemme. «À la passion du changement, écrit Bellamy, ce n’est pas la passion de l’immobilité qui doit répondre, mais la sagesse d’un discernement. Où allons-nous? Quel est le but de notre action? Quelle est la fin de nos mouvements? Visons-nous le bien, le bonheur, la justice?» Il ne s’agit donc pas de choisir absolument entre la stabilité et le mouvement, entre la réaction et le progressisme; il ne s’agit pas de s’adapter à l’avenir qui vient, mais de se demander, renouant ainsi avec la noblesse de la politique, quel avenir nous voulons.

La réponse à cette question contiendra nécessairement des invitations au changement (vers la gauche ou vers la droite, selon nos sensibilités) puisque le monde n’est pas parfait. Toutefois, ce changement, pour constituer vraiment un progrès, ne doit pas se faire au prix de la destruction des biens actuels. Le monde a-t-il progressé en remplaçant l’artisanat par la production industrielle? Le commerce de proximité par la mondialisation? C’est loin d’être évident.

Afin d’éviter les désastres, Bellamy, en s’inspirant du philosophe Hans Jonas, prône un «pessimisme de méthode», qui est l’autre nom du conservatisme de bon aloi. «Sommes-nous certains de ne pas détruire un bien dans ce monde qu’on nous propose de changer, de ne pas causer une injustice envers le présent ou l’avenir?» demande-t-il. «Ce monde qui nous entoure, continue-t-il, ce présent, ce prochain est un trésor infini, et infiniment fragile», qui a mis des siècles à se constituer. Avant de le bouleverser, il convient de réfléchir sérieusement, de prendre conscience «de la valeur des choses que nous tenons dans nos mains». Cela vaut pour la religion, pour la langue, pour l’école, pour la nature, pour l’économie, pour les structures sociales et anthropologiques (Bellamy évoque notamment la différence sexuelle, remise en question par la théorie du genre, et la différence entre l’humain et l’animal, contestée par le courant antispéciste).

Littérature et avenir

La passion moderne du changement, cette «forme de ressentiment» envers ce qui est, nous fait désirer ce qui n’est pas encore et ce qui vient de loin au détriment du réel et de ce qui est proche. Elle correspond, note Bellamy, à «la structure même du désir», un élan qui est condamné à la frustration puisque «le mouvement du désir ne s’interrompt pas au moment où il atteint l’objet espéré – il se reporte immédiatement sur un autre».

La littérature, suggère le philosophe, peut nous aider à faire un pas de côté, un saut hors du rang. Parce qu’elle «ne dit rien d’autre que la rencontre éprouvante de notre vouloir avec ce monde qui nous résiste, avec d’autres libertés, et avec nos propres faiblesses», parce qu’elle nous force à réfléchir à la finalité de notre vie, parce qu’elle dit le réel et sa beauté – avec ses joies et ses malheurs —, parce qu’elle témoigne du fait que «la vie mérite d’être dite, d’être considérée, d’être contemplée», et que tout cela, particulièrement dans la poésie, ne va pas sans faire naître dans l’esprit du lecteur, plongé au cœur de ces choses fragiles, une sorte de mélancolie, la littérature peut nous prémunir, bien plus humainement que le cynisme ou que le pessimisme acide, contre l’optimisme béat.

«La nostalgie ne semble guère compatible avec une époque d’optimisme, d’innovation, de disruption, écrit Bellamy. Il est vrai qu’elle ne nous tourne pas vers l’avenir. Et pourtant elle nous y prépare, en nous aidant à reconnaître la valeur des biens de ce monde, qui méritent que nous nous préoccupions de les sauver pour les transmettre.»

Il faut être nostalgique, aujourd’hui, pour que l’avenir reste humain.

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