L’anticapitalisme doit-il mener à défendre la famille ? (30/01/2019)

Du site de l'hebdomadaire "Famille Chrétienne" (Kévin Boucaud-Victoire) :

Christopher Lasch : le penseur de la famille assiégée

L’anticapitalisme doit-il mener à défendre la famille ? C’est ce qu’a défendu l’historien et sociologue américain Christopher Lasch, à rebours de la gauche.

Depuis quelques années, la France découvre la pensée de Christopher Lasch. Renaud Beauchard, professeur associé à l’American College of Law, publie un court essai sur cet historien et sociologue américain. Christopher Lasch. Un populisme vertueux aborde les sujets favoris de l’intellectuel : le populisme, le narcissisme, le féminisme, le progrès et... la famille. Dès 1977, il perçoit la destruction de la structure familiale en cours et y propose une explication.

Né en 1932 au sein d’une famille qui appartenait à la gauche intellectuelle, Christopher Lasch est formé au marxisme de l’école de Francfort – qui s’intéresse aux transformations culturelles induites par le capitalisme. De foi protestante, il puise aussi ses références chez le théologien luthérien Reinhold Niebuhr, et dans le populisme américain, qui s’inspire en partie du puritanisme anglais des XVIe et XVIIe siècles. Cette richesse intellectuelle le pousse à se décrire comme « à la fois radical, révolutionnaire même, et profondément conservateur ».

« C’est le fait de devenir parent, explique Renaud Beauchard, dans un monde où la charge d’élever des enfants expose à l’indifférence glaciale [d’une] société ‘obnubilée par les enfants’ qui devait conduire Christopher Lasch à trouver sa voie en le convainquant de se lancer dans une enquête de grande ampleur sur la famille. » C’est ainsi qu’il publie en 1977 Haven in a Heartless World : The Family Besieged (Un refuge dans ce monde impitoyable).

L’éducation des enfants surveillée

Il y dénonce, selon Beauchard, « la reformulation méthodique des fonctions de socialisation de la famille par la recherche en sciences sociales ». Pour Lasch, la société moderne se définit par une prise de contrôle du marché et de « l’État thérapeutique » sur les individus. « Dans la phase initiale de la révolution industrielle, relève le sociologue, les capitalistes arrachèrent la production du foyer pour la collectiviser à l’intérieur de l’usine, sous leur surveillance. [...] Ils étendirent enfin leur contrôle sur la vie privée des travailleurs ; médecins, psychiatres, enseignants, psychopédagogues, agents aux services des tribunaux pour mineurs et autres spécialistes commencèrent à surveiller l’éducation des enfants, qui jusque-là relevait de la famille. » Ainsi Lasch décrit la prolétarisation « du métier de parent », par la « socialisation de la reproduction ». La « séparation radicale entre la vie domestique et le monde du travail » entraînée par la généralisation du travail salarié à partir du XVIIIe siècle a fait de la famille un lieu de retraite.

« Dernier avatar de la société bourgeoise », Narcisse est le stade de l’individualisme généré par la société de consommation et dominé par l’anxiété.

Mais progressivement, « l’État thérapeutique », dans sa lutte contre le patriarcat, s’est peu à peu mis à vouloir remplacer les parents, par l’intermédiaire des professions d’aide à la famille. Le but ? Défendre les droits des enfants contre « le pouvoir arbitraire que les parents exerçaient ». Mais sans s’en rendre compte, l’État crée un nouveau « paternalisme sans père ». Dans ce combat, il a trouvé des alliés de poids avec les médias de masse, la publicité et la société de consommation. Ces derniers ont dévalorisé symboliquement les parents aux yeux de leurs enfants et les ont cantonnés « à un rôle de support des besoins de la famille », commente Beauchard.

 

La gauche se fourvoie

L’implosion de la famille nucléaire, c’est-à-dire « un homme et une femme qui sont unis par le mariage et vivent avec leur progéniture » entraîne la multiplication de personnalités narcissiques. Elles sont avant tout « une défense contre des pulsions agressives plutôt qu’un amour de soi » (La Culture du narcissisme), provoquée par une crise du surmoi, plus proche de la haine que de l’admiration de soi. Pour lui, « le surmoi de l’individu prend de plus en plus naissance dans les fantasmes primitifs de l’enfant au sujet de ses parents  – fantasmes chargés de rage sadique – plutôt que dans les idéaux intériorisés du moi, qui se forment plus tard chez l’enfant au contact de personnes servant de modèles aimés et respectés ».

« Dernier avatar de la société bourgeoise », Narcisse est le stade de l’individualisme généré par la société de consommation et dominé par l’anxiété. Renaud Beauchard explique : « Privé de la confrontation avec l’autorité paternelle du fait de la distance et de la permissivité du père, ainsi qu’avec toute autorité aimante de la famille élargie, voire du quartier, Narcisse se fabrique une image surpuissante des autorités qui interfèrent avec son désir. » C’est pour cela, affirme Lasch, qu’il « reste l’esclave des pulsions préœdipiennes et des stimuli externes dont il est bombardé par une culture dédiée à la consommation et à la satisfaction immédiate ». Le sociologue estime pour cette raison qu’en défendant des « familles alternatives », comme « les familles recomposées, les familles étendues ou même peut-être les familles monoparentales », la gauche se fourvoie en promouvant des modèles aliénants, souvent plus subis que choisis, qui favorisent l’extension du marché. Une critique que son camp ne lui pardonnera jamais et qui lui vaudra d’être classé dans le rang des réactionnaires.

Lasch et la vie ordinaire des femmes

Le sociologue s’est aussi penché sur l’histoire de la vie civique des femmes. Trois ans après sa mort, en 1997, sa fille Elisabeth Lasch-Quinn a fait publier un recueil de textes sous le titre Les Femmes et la vie ordinaire (Climats, 2006).

L’intellectuel prend le contre-pied des théories féministes qui présentent l’histoire des femmes comme une longue oppression. Pour lui, « il est absurde de supposer que les générations précédentes de femmes, parce qu’elles n’avaient pas accès aux perspectives actuelles sur la “construction sociale de la différence sexuelle”, s’inclinaient bêtement devant les hommes ». Renaud Beauchard explique que : « Son interprétation de l’Histoire est moins linéaire et leur confère [aux femmes] un rôle plus actif que l’Histoire officielle ne leur confère. »

L’Américain démontre bien que les femmes ont une vie civique assez dense au XIXe siècle. C’est la « banlieurisation » de la société, liée au capitalisme et à l’État, qui a enfermé les femmes au foyer. Malheureusement, leur entrée dans le monde professionnel ne les a pas libérées, mais les a fait passer d’une domination à une autre. « Sans prôner le retour au ménage producteur, écrit-il, un féminisme digne de ce nom devrait insister sur une plus grande intégration entre l’existence professionnelle des gens et leur vie domestique » et devrait aussi « remettre en question l’idéologie de la croissance économique et de la productivité, ainsi que le carriérisme qu’elle engendre ».

 

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