Notre-Dame : oublier Viollet-le-Duc ? (26/04/2019)

Lu sur "La Sélection du Jour" :

FAUT-IL VIOLER VIOLLET ?

Grâce aux prières de rue et au zèle des pompiers, le feu du lundi saint épargna les tours de Notre-Dame. Hermès s’était calmé mais le dieu du vent n’alla point jusqu’à retenir son souffle : le doigt de la Vierge Marie pointé vers le ciel, la fameuse flèche de Viollet-Le-Duc, lui fut offert en sacrifice. Le symbole vécut 160 ans, ce qui n’est pas rien, surtout à une époque de fer et de feu marquée par trois invasions germaniques, une émeute communarde très ravageuse, et le plus terrible de tous, le baron Haussmann, le Ceaucescu du Paris médiéval. Cette flèche avait gagné ses galons au feu des passions humaines et cela lui valait bien un hommage digne. Quand lundi saint, les flammes la dévorèrent goulûment sous l’œil des caméras impuissantes, l’image si spectaculaire d’un monde ancien en fusion s’imprima avec une telle force que de nos instincts et de notre cœur jaillit en retour une seule résolution : la reconstruire au plus vite.

Oui mais comment ?

Prompt à retourner l’actualité en sa faveur, Emmanuel Macron fit flèche de tout bois : deux jours après le sinistre, le 17 avril, le président de la République plaida pour « un geste architectural contemporain » et, emporté par son élan, s’enquit de lancer un concours d’architectes international. Il n’en fallut pas davantage pour rallumer le brasier. De la cathédrale qu’il avait quittée, l’incendie gagna alors les esprits. La ferveur unitaire un peu surjouée par les chaînes d’info continue céda la place à un revival de la querelle des anciens et des modernes.

Les premiers n’ont qu’un seul mot à la bouche : « à l’identique ! », un peu comme on disait « à Berlin ! » en 1914, c’est-à-dire sans l’ombre d’une hésitation. La plateforme de droite identitaire Citizen Go affiche 50.000 signatures et sa petite sœur des causes humanitaires, Change.org, en revendique 5.000. Ce n’est pas énorme au vu du retentissement médiatique. Ici, le Zorro du patrimoine, Stéphane Bern, fait chorus avec la tête de liste LR aux européennes, François-Xavier Bellamy. L’animateur royaliste et l’intello conservateur souscrivent aux arguments des « anciens » :

la fidélité : « nous souhaitons vous rappeler que la cathédrale est un lieu de culte », souligne la pétition de Citizen Go qui sera adressée au duo Macron/Philippe. Autrement dit, le cahier des charges ne laisserait aucune part « aux délires de certains architectes », selon les mots de Stéphane Bern sur France Info. Pas si sûr. Cet argument fait l’impasse sur l’époustouflante créativité architecturale issue de Vatican II. Par exemple, la forme très singulière de la cathédrale d’Évry (Essonne) prouve que le lieu de culte ne répond pas à des normes extérieures intangibles. Que fera Mgr Michel Aupetit ? S’alignera-t-il sur les choix avant-gardistes de ses pairs et de ses prédécesseurs comme Mgr Jean-Marie Lustiger ? L’archevêque de Paris sera associé au tour de table de la reconstruction pilotée par le général Jean-Louis Georgelin. Le profil des deux hommes devrait rassurer les partisans de l’identique. L’exécutif macronien, peu enclin à écouter qui que ce soit, passera-t-il outre toute opposition qui pourrait s’exprimer ? Tout dépend du projet que médite Jupiter et que nul autre que lui ne connaît aujourd’hui. Quoi qu’il en soit, l’attitude de l’archevêque sera décisive ;

la promesse : « des centaines de milliers de personnes ont fait des dons pour récupérer ce patrimoine perdu », remarque l’une des pétitions. Au sens strict, récupérer signifie retrouver la possession d’un bien, ce qui induit une reconstruction à l’identique. Mais faire parler les dons est chose complexe, sauf à les assortir d’une intention dûment exprimée. D’un cahier de charges, l’entreprise vire au cahier de doléances. Je ne sache pas qu’un donateur conditionne son geste à un projet particulier. C’est certainement une lacune que l’on prend soin de ne pas combler, pour ratisser le plus de subsides possible. Si on devine pourquoi les gens donnent, on ignore pour quoi ils donnent ;

l’anonymat : cet argument est le plus porteur. L’humilité fut au cœur de la démarche des bâtisseurs de cathédrales. L’unité dans la communion prime sur l’excentricité dans la division. Les artistes s’effacent devant le chef d’œuvre dont – à la vérité – ils ne s’estiment même pas dignes d’être les auteurs. Cependant, cette posture, si elle change tout, n’est pas infaillible.

Que disent les « modernes » ? 

Que la tradition est en perpétuelle évolution, ainsi que Jack Lang l’illustre par ces paroles : « On peut respecter l’esprit mais être imaginatif. Viollet-Le-Duc avait fait œuvre d’invention. »Les grincheux y verront le double langage qui permet de récuser un principe tout en se l’appropriant. Si la tradition consiste à bouger, alors celle-ci disparaît. Néanmoins, l’innovation n’exclut pas nécessairement la tradition. L’ancien ministre de la Culture pose bien comme condition de « respecter l’esprit ». En disant cela, Jack Lang proclame l’essentiel. L’invention sera-elle de l’ordre de l’innovation ou de la rupture ? L’identique garantit la continuité, certes. Et Jean-Marie Henriquet, 76 ans et arrière-petit-fils d’Eugène Viollet-Le-Duc, estime que la flèche de son aïeul, « sublimement intégrée, fait partie du monument ». Tirer un trait dessus a quelque chose d’offensant et de très injuste. C’est un peu comme si, en rénovant la Joconde, on l’affublait d’un téléphone portable sous prétexte de faire moderne. Néanmoins, une posture figée sur l’identique, quoique légitime, risque de laisser l’espace entièrement occupé par les pourvoyeurs de la rupture.

Ils sont plus nombreux qu’on l’imagine. Aujourd’hui, sur les réseaux sociaux, des montages montrent Notre-Dame surmontée d’un pommeau de douche, d’un rayon vert, d’un château de conte de fées style Disneyland, d’un croissant musulman, d’une bouteille de champagne ou d’une nouvelle pyramide en verre. Cette surenchère débridée, sous des dehors humoristiques, a quelque chose à voir avec la déchristianisation profonde du pays. Finalement, Notre-Dame n’est qu’un monument dont le caractère sacré ne saute pas aux yeux de tous.

Cette surenchère habitue l’opinion à accepter « le geste architectural contemporain ». C’est un vieux truc d’agent immobilier : on montre au client un logement impossible pour lui faire acheter plus cher un autre bien, sous le simple effet de la comparaison qu’il fera entre les deux. Faire étalage de l’extrême fantaisie rend acceptable une transgression moins spectaculaire. Une chose est sûre : l’identique est une ligne de défense fragile. Celle-ci témoigne d’une grande naïveté.

L’art contemporain aime se greffer sur les symboles dont il capte la notoriété souvent par le biais d’une polémique volontairement mise en scène dans les media, comme le fit Jeff Koons au château de Versailles. Bernard Arnault et François Pinault pèsent 300 millions € sur les 500 auxquels certains estiment la reconstruction de Notre-Dame. Tous deux sont des promoteurs reconnus de l’art contemporain. Accepteront-ils de faire un chèque pour construire une flèche à l’identique, sans retour sur investissement, alors que Bernard Arnault rêve de faire de Paris une marque de LVMH ? L’État, avare de ses finances (lesquelles se dégarnissent de plus en plus) voit cette saillie des géants du capital d’un œil très favorable. Alors qu’il devrait en rougir et s’en méfier s’il était encore attaché à des principes régaliens. Ajouté aux égos du CAC 40 l’hybris des politiques, et on voit bien qu'il y a un risque de voir transformer en show-rooms un monument emblématique du made in France. Les 14 millions de visiteurs ont de quoi attirer les « starchitectes ». Les grands travaux de François Mitterrand demeurent un marqueur très fort.

Ce qui explique que de multiples projets surgissent : le cabinet Godard et Roussel propose ainsi d’aménager une toiture de vitres et de tuiles de cuivre. Un plancher vitré s’ouvrirait sur l’intérieur de l’église. Les touristes pourraient déambuler avec une vue imprenable sur le vieux Paris. Une sorte de bateau-mouche à 40 mètres de haut. Certains architectes préfèrent les jardins de Babylone à la Jérusalem céleste : ainsi en est-il de ce circuit pour les promeneurs sous un toit végétalisé. Ces projets offrent l’occasion de s’interroger sur le sens réel que donnent les touristes à leur visite de Notre-Dame. Le clergé reste évasif sur le sujet et s’en tient à une politique d’accommodement raisonnable. Les deux parcours dans la cathédrale, l’un touristique et l’autre cultuel, montrent bien que l’institution valide le double usage du lieu. On a tous des raisons d’aller à Notre-Dame, entend-on partout. Sans doute mais peut-on en rester au fait que chacun remplisse les voûtes de ses attentes, de ses projections ou de son propre vide intérieur ? Les catholiques risquent de payer la facture architecturale d’un certain laisser-aller spirituel. Combien de personnes, parmi ces dizaines de millions d’âmes venant écouter le cœur de Paris, ressortent de Notre-Dame christianisées ? La nouvelle évangélisation ne consiste-t-elle pas à tenir fermement les points de passage naturels du plus grand nombre ?

D’autant que des figures influentes comme Philippe Starck n’ont pas peur de tout chambouler. Le designer va jusqu’à proposer de créer un collège de scientifiques qui acterait du caractère « génial » de la reconstruction. L’affaire prendrait ici une très grande ampleur. Starck veut sortir la flèche du cadre de l’architecture, des mains poussiéreuses des amateurs de grimoires, pour en faire un étendard de la créativité. Il y a très peu de chance que le style néogothique soit reproduit. Celui-ci est aujourd’hui méprisé, comme l’est également l’imagerie sulpicienne. Une certaine mode cléricale contribue depuis des décennies à ce dénigrement. Allez aujourd’hui défendre une flèche néogothique quand des communes rasent des églises du même style sans rencontrer d’opposition véritable !

Néanmoins, un projet en rupture n’est pas acquis d’avance. Plusieurs points invitent les « modernes » à la jouer avec prudence :

la charte de Venise de 1964, référence en la matière. Son article 9 énonce que la restauration « a pour but de conserver et de révéler les caractères esthétiques et historiques du monument et se fonde sur le respect de la substance ancienne ». Et l’article 11 ajoute que « l’unité de style n’[est] pas un but à atteindre (…) lorsqu’un édifice comporte plusieurs états superposés », ce qui n’est pas le cas de Notre-Dame, totalement gothique. On ne peut se prévaloir d’un empilement de styles pour faire une flèche fantaisiste ;

le caractère sacré : à la différence d’un Ieoh Ming Pei avec la Pyramide du Louvre ou d’un Renzo Piano avec le Centre Pompidou, la cathédrale « manifeste une transcendance, une présence divine qui confère un caractère sacré », selon Mgr Aupetit qui rappelle l’onction catholique qui marque à vie ce bâtiment. Il y a ici un verrou dont on peut tourner la clé. De quel droit déciderait-on en lieu et place du clergé de la forme à donner au doigt de Marie ? On ne comprendrait pas que le dernier mot ne revienne pas à l’archevêque, même s’il fera tout pour éviter le bras de fer ;

le bien du peuple : harassé par les Gilets jaunes, l’exécutif ne peut pas se permettre de faire passer cette reconstruction pour un caprice de l’oligarchie, alors que Notre-Dame « est la maison de tous » puisqu’ « elle est la maison de Dieu » (Mgr Aupetit). Et en particulier des pauvres auxquels l’Église offre ses ornements comme outils d’enseignement des foules. Notre-Dame et l’Hôtel-Dieu forment un attelage inséparable. Voilà pourquoi la question de la réaffectation de l’hôpital de l’AP-HP doit être liée au dossier de la rénovation de la cathédrale. Là où il y a une église, il y a tout près l’option préférentielle pour les pauvres. Si l’Hôtel-Dieu est transformé en plateforme d’accueil touristique, cela fragilisera l’écosystème catholique. Le bien du peuple réside aussi dans le droit à la beauté que l’Église accorde à ceux qui ne peuvent se l’offrir. L’urbanisme s’impose à tous, à la différence d’un tableau ou d’une symphonie. L’île de la Cité porte bien un nom politique. La flèche, c’est comme le clocher du village. Personne ne se pose de question dessus : il rassemble, c’est tout. Diviser l’opinion sur un pareil sujet serait très malvenu ;

le prix de l’immobilier. Contrairement à la Pyramide du Louvre, quasiment invisible de loin, le regard embrasse Notre-Dame. Une faute de goût entacherait le réaménagement programmé de l’île de la Cité, pourrait porter préjudice à la vitrine commerciale (argument fort pour Arnault et consorts) et nuirait à l’image d’un édifice patinée par le temps et vernissée par la littérature, d’un Victor Hugo, d’un Gérard de Nerval ou d’un Paul Claudel et même d’un Joris-Karl Huysmans, même si son roman se passe à Chartres. Ici, la carte postale et mentale compte encore et se superpose au prix du mètre carré. Le marché n’aime pas ce qui le perturbe.

Alors, quelle solution ? Il n’y en a pas trente-six. Il faudrait limiter le concours aux architectes du patrimoine, meilleurs experts ex cathedra en matière de restauration. Les techniques modernes peuvent très bien servir l’esprit du lieu. Pour Denis Dessus, président de l'Ordre des architectes, « prendre comme principe qu'il faut aller très vite pour un bâtiment qui frise le millénaire est une erreur. Il ne faut surtout pas réduire le temps des études qui conditionnent la pertinence des travaux ». Aux yeux de Jean-Michel Wilmotte, « l'essentiel, c'est de retrouver l'élancement, la proportion, l'échelle » de cette église. Curieusement, l’architecte de l'église russe à Paris propose une pyramide. Mais après son intronisation au Louvre, on y verrait la volonté d'Emmanuel Macron de laisser sa marque comme François Mitterrand, sans respect du patrimoine ancien.

La tradition, c’est innover intelligemment en conformité avec un esprit. Que la flèche soit identique ou non, on ne recule jamais vers ce qui fut ; on monte toujours vers ce qui demeure.

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