Faiblesse et fausseté de l'accusation d'hérésie contre le pape (10/05/2019)

D'Anne Lizotte sur le site Smart Reading Press :

NON, LE PAPE N’EST PAS HÉRÉTIQUE !

|  10 Mai 2019

Le pape est-il hérétique ?

Une vingtaine d’universitaires et de théologiens ont récemment publié un texte portant accusation d’hérésie contre le pape François. Ils prétendent tirer matière à ces accusations des documents magistériels du Saint-Père et, en complément, de ses décisions vis-à-vis de certains ecclésiastiques dont il aurait favorisé les comportements délictueux. Une accusation d’hérésie est particulièrement grave lorsqu’elle touche l’exercice du pouvoir de juridiction suprême et plénier du Pontife romain. Les réflexions d’Aline Lizotte tentent de montrer la gravité de l’accusation et l’incompétence de ses auteurs.

Le blog de Jeanne Smits1 du 30 avril dernier nous informait de la parution d’une lettre ouverte de vingt théologiens et universitaires catholiques américains «accusant sans détours le pape François d’adhérer à diverses hérésies». Elle précisait que cette lettre ouverte «allait faire du bruit».

En fait, dans notre monde habitué à se voir bombardé de diverses nouvelles, dont chacune amplifie l’autre de sa méchanceté, l’annonce d’un pape hérétique n’a ému personne. À vrai dire, on se fiche un peu de la possibilité d’hérésie chez François. La réalité, c’est qu’il plaît à certains catholiques et qu’il déplaît à d’autres. Tout ce que l’on peut dire, c’est que le style personnel est un peu déconcertant et qu’il inquiète. Mais de là à donner – fût-ce de façon tacite – son assentiment à cette déclaration, il y a un pas – et même des pas – que l’on ne peut faire. D’autant plus qu’à y regarder de près, l’accusation est très faible, sinon fausse.

ACCUSER LE PAPE D’ADHÉSION À CERTAINES HÉRÉSIES EST OBJECTIVEMENT UNE FAUTE TRÈS GRAVE

Disons d’abord qu’accuser le pape d’adhésion à certaines hérésies est objectivement une faute très grave. Pourquoi ? La réponse est simple, mais dirimante : le canon 1404 du Code de 1983 nous dit : «Le Premier Siège n’est jugé par personne». La note explicative2 précise : «Le Pontife auquel se rapportent les mots Prima Sedes ne peut être jugé ici-bas par aucun pouvoir humain. Le pape est le juge suprême dans l’Église, et Dieu seul peut le juger. Cette prérogative relève du droit divin, de sorte que le pape lui-même ne peut y renoncer. Et quand on dit que le Premier Siège ne peut être soumis au jugement d’aucun pouvoir humain, il faut l’entendre aussi bien des décisions que le pape prononce que de celles qu’il fait siennes en les approuvant ou en les acceptant expressément et formellement».

Ne pas être jugé ne signifie pas que tout ce que le pape dit ou fait doit être reçu comme une parole infaillible engageant la foi ou même l’assentiment religieux, lesquels ne doivent être donnés qu’en relation avec le degré d’autorité avec lequel le pape enseigne ou gouverne. Juger signifie ici accuser au for externe d’une faute qui relève de son pouvoir suprême et non d’une faute morale personnelle. Il est arrivé dans l’histoire de l’Église que le pape ait des relations avec une femme, et même qu’il ait d’elle un enfant3. C’est une faute morale personnelle.

 

Juger le pape comme hérétique, c’est l’accuser au for externe dans son pouvoir d’enseigner et de gouverner.

Juger signifie accuser le pape dans sa charge suprême d’enseigner et de gouverner l’Église. Juger le pape comme hérétique, c’est l’accuser au for externe dans son pouvoir d’enseigner et de gouverner. Ce que personne n’a le droit de faire ! Ainsi, on n’a pas le droit de dire que le pape enseigne l’erreur ou qu’il est incompétent dans les décisions qu’il prend4. Pourquoi cela ? Parce que le pape, quand il enseigne ou gouverne selon son pouvoir suprême et universel sur toute l’Église, ne remplit pas cette charge en vertu d’un simple pouvoir humain, comme le fait toute autorité humaine, mais en vertu d’une assistance spéciale et personnelle promise par le Christ lui-même, chef indéfectible et éternellement présent à son Église jusqu’à la fin des temps.

En fait, juger le pape dans sa compétence5 à gouverner l’Église, c’est juger Dieu lui-même. Ainsi juger le pape est une faute contre la foi. Et cela est toujours très grave, en soi-même et en raison du scandale de la foi.

LES ACCUSATIONS PORTÉES PAR CERTAINS THÉOLOGIENS AMÉRICAINS

Les accusations portées contre le pape visent essentiellement Amoris lætitia et ne sont pas uniquement des opinions théologiques qui soulèvent des doutes sur la prudence pastorale de changer la discipline sacramentelle de la Réconciliation et de la participation à la communion eucharistique. Le pape François est carrément accusé d’hérésie.

Cette accusation s’appuie sur une supposée violation des canons du concile de Trente et sur différents documents : Écriture sainte, textes patristiques ou écrits des papes, et même sur Veritatis splendor. Mais ces citations sont toutes prises hors contexte et ne sont jamais suffisamment analysées pour qu’elles nous fassent connaître la finalité de leur auteur, l’objet et la portée de son enseignement ; elles ne sont qu’un énoncé matériel, qui peut devenir complètement faux faute d’une connaissance formelle de sa signification.


Citer la pensée d’un auteur sans la replacer dans son contexte est malhonnête du point de vue intellectuel.


Par exemple, si l’on cite cette parole de Jésus à la femme adultère : «Moi non plus, je ne te condamne pas» (Jn 7, 53) sans voir le récit évangélique dans lequel elle a été prononcée, on pourrait faire dire à Jésus qu’il ne condamne pas le péché d’adultère. Citer la pensée d’un auteur sans la replacer dans son contexte est tout simplement malhonnête du point de vue intellectuel. Et, concernant l’Écriture sainte ou le magistère du pape, c’est une faute contre la foi.

Dans la lettre de nos intellectuels, il y a sept accusations :

  • 1. Une personne justifiée n’a pas la force avec la grâce de Dieu d’accomplir les exigences objectives de la loi divine, comme si l’un quelconque des commandements de Dieu était impossible pour le justifié, ou comme si la grâce de Dieu, quand elle accomplit la justification d’un individu, ne produisait pas invariablement et de par sa nature la conversion par rapport à tout péché grave, ou ne suffisait pas à convertir de tout péché grave.
  • 2. Un croyant chrétien peut avoir la pleine connaissance d’une loi divine et choisir volontairement de la violer dans une affaire grave, mais ne pas être dans un état de péché mortel à la suite de cette action.
  • 3. Une personne est capable, tout en obéissant à une interdiction divine, de pécher contre Dieu par cet acte même d’obéissance.
  • 4. La conscience peut vraiment et à juste titre juger que les actes sexuels entre des personnes qui ont contracté un mariage civil l’une avec l’autre, bien que l’une d’elles ou les deux soient sacramentellement mariée(s) à une autre personne, peuvent parfois être moralement justes, voire voulus ou même commandés par Dieu.
  • 5. Il est faux que les seuls actes sexuels qui sont bons par nature et moralement licites soient les actes entre mari et femme.
  • 6. Les principes moraux et les vérités morales contenus dans la Révélation divine et dans la loi naturelle n’incluent pas les interdictions négatives qui interdisent absolument certains types d’actions, dans la mesure où elles sont gravement illicites en raison de leur objet.
  • 7. Dieu ne permet pas seulement le pluralisme et la diversité des religions, chrétiennes et non chrétiennes, (Il, ndr) les veut aussi positivement.

Pour nos auteurs, ces «hérésies» sont liées entre elles. Elles concernent toutes le fondement de la morale sexuelle catholique (sic), selon laquelle l’activité sexuelle est ordonnée à la procréation au seul sein du mariage et est moralement répréhensible si elle est sciemment pratiquée hors ce contexte.


Les accusations, si elles jugent François, butent sur un vrai problème car telles qu’elles sont formulées, on ne les retrouve pas dans son enseignement.


Ces accusations, si elles jugent François, butent sur un vrai problème. Telles qu’elles sont formulées, on ne les retrouve pas dans l’enseignement du pape. En premier, elles ne sont pas des citations, car elles ne comportent aucune référence à l’un quelconque de ses écrits. Deuxièmement, elles sont formulées non à partir de son enseignement, mais à partir des canons des conciles qui les condamneraient et dans ce style. Troisièmement, elles sont caricaturales : quel pape enseignerait de sang froid qu’il est faux de dire que n’importe quel acte sexuel est peut être bon par nature, ce qui reviendrait à dire que la pédophilie, l’adultère, la fornication peuvent être des actes sexuels bons ! Quel pape enseignerait que la pluralité des religions est voulue par Dieu ? Quel pape oserait dire qu’une personne qui de bonne foi obéit à ce que Dieu enseigne par son Église peut commettre un acte peccamineux ?

ON NE PEUT TOUT RÉFUTER, MAIS ON PEUT DÉVELOPPER UNE ARGUMENTATION

Je prends la première citation : «Une personne justifiée n’a pas la force avec la grâce de Dieu d’accomplir les exigences objectives de la loi divine, comme si l’un quelconque des commandements de Dieu était impossible pour le justifié, ou comme si la grâce de Dieu, quand elle accomplit la justification d’un individu, ne produisait pas invariablement et de par sa nature la conversion par rapport à tout péché grave, ou ne suffisait pas à convertir de tout péché grave.»

Où le pape François aurait-il écrit cela ? On a beau parcourir Amoris lætitia, chapitre 8, dans son ensemble, on ne trouvera jamais une telle affirmation. Par contre, lorsque l’on examine les écrits qui réfuteraient cette «hérésie», on trouve l’inspiration de cette accusation. Sont cités : le canon 18 du Concile de Trente (session 6) et les condamnations de Pie V (1566-1572), Innocent X (1644-1655), Clément XI (1700-1721). Or ces textes réfutent les erreurs de Luther concernant la justification6, c’est-à-dire la grande difficulté du protestantisme qui considère que le passage de l’état de péché (originel) à l’état de grâce du baptisé ne s’opère que la par la foi, c’est-à-dire par la confiance absolue en la parole de Dieu, et qu’elle n’exige aucune coopération de l’homme à cette grâce.

Les autres citations se réfèrent aux textes des papes qui ont combattu les erreurs du jansénisme : en gros, l’affirmation que la prédestination ne déterminait qu’un petit nombre de sauvés et que ce petit nombre était absolument lié à une volonté divine de ne sauver que ceux qu’Il avait d’avance élus. Ce qui est une négation de l’universalité de la Rédemption. Quant aux écrits de Jean-Paul II, Reconciliatio et pænitentia (n° 17) ou Veritatis splendor (n°s 65-70), il s’agit de textes où l’on parle à juste titre de l’existence possible du péché mortel et des thèses erronées, comme l’option fondamentale qui nierait cette possibilité.

Dire que le pape est hérétique, c’est dire implicitement, tout à fait gratuitement, que le pape nierait l’existence du péché grave et nierait l’existence de la grâce efficace pour se sortir du péché. Subtilement, dans ses écrits, il nierait l’existence de péchés mortels, de ces péchés qui sont un obstacle à la charité théologale sans laquelle l’homme ne peut être sauvé. Car, à l’homme serait automatiquement imputée une faute mortelle et une perte du salut éternel par le seul fait de vivre dans un état «matériel» de cette sorte de péché.


Dire que le pape est hérétique, c’est dire que le pape nierait l’existence du péché grave et l’existence de la grâce efficace pour se sortir du péché.


Du seul fait qu’un homme et une femme vivent modo uxorio alors que subsiste un lien sacramentel valide avec d’autres conjoints répudiés par un divorce, ils seraient de ce fait même en état de péché mortel et privés de toute grâce divine. Sont à la fois cités l’erreur de Luther qui affirme que la foi seule sauve et sa considération que les œuvres sont inutiles au salut : ainsi, dire qu’un homme et une femme qui, après un divorce, ont reconstruit un mariage humainement valable et qu’ils vivent dans des conditions qu’ils ne peuvent pas changer sans commettre une grave injustice, serait une hérésie qui viendrait du protestantisme libéral. Ils sont dans un état d’adultère et ne peuvent pas bénéficier de la grâce divine. Affirmer le contraire, c’est être hérétique !

Mais si, par ailleurs, comme le jansénisme le soutient, seule la grâce efficace sauve et que la grâce suffisante ne suffit pas à répudier le péché, les gens qui vivraient en état de péché, au for interne, sans être capables de sortir de leur état, peuvent recevoir peut-être une grâce suffisante, mais elle n’est pas efficace… puisqu’il ne peuvent pas changer de condition ! Donc c’est affirmer que la grâce ne suffit pas à produire le Salut !!! Bingo ! Voilà pourquoi le pape est hérétique !

QUE FAUT-IL EN PENSER ?

En premier, il y a une erreur grave de méthode. On ne tire pas une doctrine uniquement en citant un canon, fût-il du concile de Trente. Et on ne tire pas une doctrine du Salut en ne citant qu’un concile. Les constitutions et les décrets d’un concile ne sont pas à citer comme on pourrait – à tort d’ailleurs – citer les réponses d’un petit catéchisme. On doit toujours rattacher les enseignements d’un concile à tout l’œuvre conciliaire elle-même, et aussi à toute la Tradition de l’Église. Un concile n’est pas une constitution politique dont l’une efface la précédente. Tous les grands conciles se rattachent les uns les autres. Ce qu’enseigne l’un doit faire comprendre et méditer tous l’enseignement du Dépôt de la foi, afin de manifester progressivement l’ineffable mystère de la Révélation. Dieu n’avance pas par contradiction ! Il est de mauvaise foi de citer Veritatis splendor et d’autres documents du pape si l’on n’a rien compris à Vatican II et encore moins si on le refuse.


On doit toujours rattacher les enseignements d’un concile à tout l’œuvre conciliaire elle-même, et aussi à toute la Tradition de l’Église.


En second, il y a une autre erreur grave de méthode quand, en théologie morale, on essaie de faire découler une conclusion univoque d’une connaissance des principes fondamentaux. Le mode de procéder propre au jugement moral n’est pas déductif, mais compositif, c’est-à-dire qu’il doit prendre en considération non seulement l’objet moral qu’il appartient à la raison de constituer, mais encore l’intention et la capacité de la volonté humaine de vouloir librement le bien, et tel bien. Et l’on dit «tel bien, c’est-à-dire le bien singulier qui est propre à chaque personne humaine, et dont la détermination découle du jugement de prudence incluant le jugement de la conscience droite. Or un tel jugement ne peut et ne doit jamais se constituer sans les circonstances.

Affirmer, en éliminant ce jugement prudentiel, qu’un comportement doit changer et qu’avec la grâce il est toujours possible de changer de vie ou de manière d’agir dans l’immédiat et par une décision volontariste, c’est faire une erreur grave à l’égard de la nature de l’agir moral. Car c’est un acte humain, un agir dont l’homme doit être le maître7. Si, selon le plan créateur de Dieu, l’homme doit agir humainement, par sa raison et sa volonté, il faut lui laisser la possibilité de vouloir librement le bien qui l’attire et de déterminer avec sagesse comment agir pour le vouloir et l’opérer.

La grâce est un secours spécial de Dieu, qui aide l’homme à vivre de telle manière qu’il plaise à Dieu et qu’il soit en amitié avec son Créateur. Elle illumine l’intelligence pour qu’elle voie la vérité du bien et la possibilité de le poursuivre, et elle fortifie la volonté pour lui permettre de vouloir efficacement ce bien. Mais elle ne supprime pas toutes les contingences, toutes les difficultés, toutes les impossibilités factuelles ou structurelles, toutes les impuissances, toutes les faiblesses. Dieu demande à l’homme de faire ce qu’il peut, même s’Il offre gratuitement son secours pour qu’il puisse davantage.

Ceux qui prétendent juger le pape pour cause d’hérésie représentent les derniers vestiges de la morale d’obligation qui nous vient de nos ancêtres lointains, Duns Scot et Guillaume d’Occam, et osons même dire d’une interprétation trop littéraliste de leur pensée et d’une méconnaissance de leurs écrits. Ce n’est pas que leur doctrine soit juste, mais elle ne comporte pas les erreurs grossières qu’on leur impute. Et ces grossières erreurs viennent de ces petits théologiens qui ne savent pas analyser à fond une pensée qui leur déplaît et qui brandissent les accusations et les condamnations comme on brandit une francisque. Nous sommes cependant obligé de constater que l’invasion des barbares n’est pas terminée !

Aline Lizotte

Photo : Alessia Giuliani / CPP / CIRIC


1 – Blog de Jeanne Smits, avril 2019.

2 – Code de droit canonique, édition Wilson & Lafleur Ltée.

3 – Voir l’histoire de la papauté sous le régime des Théophylactes et les relations de Marouzie avec le pape Serge III.

4 – Quand on lit dans cette lettre : «Certes, accuser un pape d’hérésie constitue une mesure extraordinaire qui doit être fondée sur des preuves solides, mais ces deux conditions ont été manifestement remplies par le pape François. Nous ne l’accusons pas d’avoir commis le délit d’hérésie chaque fois qu’il a semblé contredire publiquement une vérité de la foi. Nous nous limitons à l’accuser d’hérésie lorsqu’il a publiquement nié les vérités de la foi, et qu’il a ensuite agi d’une manière qui démontre qu’il ne croit pas ces vérités qu’il a publiquement niées. Nous ne prétendons pas qu’il ait nié les vérités de la foi dans des déclarations qui remplissent les conditions d’un enseignement papal infaillible. Nous affirmons que ce serait impossible, car ce serait incompatible avec la direction donnée à l’Église par l’Esprit Saint. Nous contestons que cela puisse même sembler avoir été le cas aux yeux de toute personne raisonnable, puisque le pape François n’a jamais fait une déclaration qui remplisse les conditions d’infaillibilité.»

5 – Le mot «compétence» ne signifie pas la plus ou moins grande habileté à accomplir un travail. Le mot a le sens strict du droit (la puissance de juridiction elle-même) et le devoir (les munera docendi et regendi, le devoir ou la charge d’enseigner et de gouverner).

6 – Le canon 18 de la 6e session se réfère au Décret sur la justification. Cf. G. AlberigoLes Conciles œcuméniques, t. 2, les Décrets de Trente à Vatican II, Cerf, 1994.

7 – Somme théologique, Ia-IIae, q. 1, a. 1.

14:59 | Lien permanent | Commentaires (8) |  Facebook | |  Imprimer |