"Il est foncièrement faux d’imputer au pape François tout ce qui va mal aujourd’hui" (cardinal Müller) (20/05/2019)

En traduction française sur le site "Benoît et moi" :

Nouvelle interview du cardinal Müller (dans le journal catholique allemand 'Die Tagespost' (classé conservateur).

« IL FAUT À PRÉSENT UNE PAROLE CLAIRE »

Regina Einig (www.die-tagespost.de / 15 mai 2019)

Eminence, les signataires d’une lettre ouverte au pape François l’accusent d’hérésie. Quel crédit accordez-vous à cette accusation?

Une accusation de cette nature, contre le plus haut représentant de la vraie foi, révélée par Dieu dans le Christ, est la chose la plus grave qui puisse se produire dans « l’Eglise du Dieu vivant, colonne et support de la vérité » (1 Tim 3, 15). Car le pape, en tant qu’évêque de Rome, est le successeur de saint Pierre, sur qui le Seigneur a bâti son Eglise. Dans la personne de Pierre, chaque pape, en tout temps, répète la confession de l’Eglise : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant » (Mt 16, 16). Dès lors que les signataires sont des théologiens réputés, il serait important que le Saint-Père fasse publier, en réponse, par la Congrégation pour la Doctrine de la Foi (et pas par la Secrétairerie d’État ni par l’un ou l’autre journaliste ou théologien ami) une mise au point officielle.


Comment peut-on, historiquement, situer l’accusation ? A-t-il existé dans le passé des papes exposés à une accusation d’hérésie?

L’histoire offre peu d’exemples de papes accusés d’erreur sur tel ou tel point précis – c’est pour cette raison que l’infaillibilité ex cathedra n’était pas mise en question. Ici, l’accusation va plus loin : c’est toute la structure de la foi catholique, dans les principes qui la caractérisent et en bien des points de son contenu essentiel, qui serait désarticulée. Je ne partage pas ce point de vue. Selon moi, les problèmes naissent d’une fausse prémisse qui voudrait que l’Eglise soit restée en retard sur son époque et que la foi ait besoin d’une modernisation, pour rendre moins vive son opposition aux forces dominantes en Occident sur des questions importantes de morale. Dans le camp des « amis » du pape – comme ils se désignent eux-mêmes en une autolégitimation qui leur permet de stigmatiser comme ennemis du pape les fidèles catholiques qui ne partagent pas leur manière de voir – on confond la foi avec une idéologie néo-marxiste et néo-libérale. On parle de croyants traditionnalistes et de croyants modernes. Et ils pensent que c’est avec ces derniers, et par eux seulement, que l’Eglise a un avenir. En réalité, la foi de l’Eglise repose sur la révélation que Dieu fait de lui-même et que transmettent l’Ecriture et la tradition apostolique. Cette foi est interprétée par toute l’Eglise et, en particulier, par le magistère des évêques, en union avec le pape qui est leur principe d’unité, sans falsification ni mutilation.


D’où vient la thèse de l’opposition au pape?

Toute la bêtise du discours sur une opposition au pape naît dans la tête et la volonté de puissance affichée d’idéologues qui conduisent l’Eglise à l’abîme. Que trouve-t-on d’autre, en effet, dans l’éloge cynique de la renonciation du pape Benoît XVI et la déclaration de prise de pouvoir de ceux qui disent : « Maintenant c’est à nous et maintenant nous expulsons de l’Eglise tous ceux qui étaient fidèles à Jean-Paul II et à Benoît XVI ». Il faut maintenant que le pape François se prononce clairement pour l’unité de tous les catholiques dans la foi révélée. Ce qui est nécessaire, ce n’est pas une obéissance aveugle à un commandement d’une ligne de parti à chaque fois différente, mais la confiance dans le pape et dans les évêques qui, de leur côté, connaissent les frontières et la nature véritable de l’autorité dans l’Eglise. Qu’un évêque ordonne quelque chose (en vertu de son autorité formelle) ne suffit pas à rendre cet enseignement vrai ou à obliger les catholiques à une obéissance aveugle. Il faut pour cela que les indications des pasteurs soient ancrées dans l’Ecriture, la Tradition et les définitions de foi de l’Eglise. Prenons un exemple : l’ordre donné par un évêque de distribuer la sainte communion aussi à des non-catholiques va contre la foi et ne peut être suivi. Les sanctions que l’évêque prend à cet égard sont sans effet ou levées par le pape et ses tribunaux.

La lettre décrit le pontificat du pape actuel comme une escalade qui aurait conduit à l’une des plus graves crises de l’histoire de l’Eglise. Et pourtant, la disparition de la foi et la crise de la théologie morale se dessinent depuis les années 60. Est-il faux de penser que le pape François est un abcès de fixation pour la déception provoquée par toute l’évolution post-conciliaire?

C’est vrai : l’Eglise se trouve, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, dans une des plus graves crises de toute son histoire. Elle ne survivra pas si elle se transforme en une ONG politico- religieuse et relativise ou abandonne tout à fait sa doctrine et sa morale révélées par le Christ. La sécularisation dans laquelle l’Eglise s’est elle-même engagée depuis plus de 50 ans ne la sauve pas de l’abîme, mais l’en rapproche de plus en plus.


Où pensez-vous que réside le problème?

Le problème se situe dans le remplacement des critères théologiques d’orthodoxie et d’hérésie, – c’est à dire de la foi conforme à la révélation ou de la fausse foi dictée par l’opinion de chacun – par le schéma idéologico-politique d’un rapport de forces : ceux qui freinent, les conservateurs-traditionnalistes-fondamentalistes de droite contre ceux qui vont de l’avant dans l’utopie, les progressistes de la gauche libérale moderniste et mondialiste. C’est le sel affadi que l’on jette à la rue où les gens le piétinent. Si l’on fait passer l’adaptation au déclin de la morale pour un processus synodal, on ne reconnaîtra bientôt plus l’Eglise. Ce ne sera pas une Eglise différente : il n’y aura tout simplement plus d’Eglise, tout au moins là où de faux prophètes donnent le ton.


Comme préfet de la CDF, vous avez défendu « Amoris Laetitia ». Quelle est, aujourd’hui, votre position?

Même après la fin de mon mandat de préfet de la CDF, j’ai défendu « Amoris Laetitia ». Je le dis ici une bonne fois pour toutes, pour contredire les adversaires qui insinuent que je me serais laissé guider dans mon jugement par des considérations opportunistes. J’ai salué le fait que le pape aille aussi au-devant des catholiques en situation matrimoniale irrégulière, même si je pense que, sur plus d’un point, la reformulation de l’enseignement de l’Eglise a besoin d’une clarification. C’est souvent le cas des documents de ce pontificat, préparés par des gens proches du pape mais qui n’ont, pour autant, ni formation ni ministère théologique. Ils portent une lourde responsabilité, car ils provoquent une irritation qui fait beaucoup de tort au pape et à la papauté. Il ne revient pas à un conseiller du pape de dire, entre deux portes, que les évêques pourront décider que des chrétiens qui ne sont pas en pleine communion avec l’Eglise catholique – sauf cas de danger de mort et conditions spirituelles bien précises – puissent recevoir la sainte communion. L’évêque à titre individuel ne peut, au cas par cas, affaiblir la doctrine de la foi dans ce qu’elle a de contraignant. Il peut seulement constater, pour autant que les conditions se présentent, qu’un chrétien non-catholique, en cas d’extrême danger pour le salut de son âme, peut recevoir le sacrement de pénitence (qui est, dans ce cas précis, encore plus urgent) et la sainte communion. C’est un signe de déclin intellectuel et moral que ceux qui professent la foi catholique soient accusés, par ceux qui la déforment, de désobéir au pape et aux évêques et de fomenter disputes et divisions.

Un pape qui, jusqu’à la modification du catéchisme (sur la peine de mort) n’a pris aucune décision contraignante en matière de foi, peut-il s’attirer l’accusation d’hérésie?

La définition de l’hérésie comporte la négation obstinée d’une doctrine de foi révélée et infailliblement enseignée par l’Eglise. Il ne peut être question de cela dans le cas du pape François. On peut très bien comprendre la préoccupation des théologiens qui ont signé cette déclaration. Mais il faut dire aussi que l’on doit choisir les moyens adéquats pour atteindre le but légitime d’une plus grande clarté dans les déclarations du pape François. Avant tout, chaque catholique a le droit de s’opposer à la prétention de soi-disant amis du pape qui revendiquent pour eux-mêmes une autorité pontificale.


Un exemple?

Un évêque m’a rapporté qu’un père jésuite s’est immiscé dans le gouvernement de son diocèse, en vertu d’un soi-disant mandat de visitation du pape et en invoquant, en guise de justification chargée de menace, le fait qu’il était un ami du pape. Les évêques et les professeurs de théologie doivent résolument s’insurger contre de tels abus : ce faisant, ils protègent, avec l’autorité qu’ils ont reçue du Christ ou avec l’exigence scientifique de la liberté de recherche et de discussion, le ministère de pasteur et de docteur du pape contre sa dénaturation à des fins pratiques et politico-idéologiques. Quant à la condamnation à mort et l’exécution de la peine capitale : tout homme sensé doit s’y opposer, surtout à cause des millions de cas d’abus dans les états totalitaires et des nombreux crimes commis au nom de la justice, même dans les états démocratiques. C’est pourquoi je salue la clarification (et pas la modification) sans ambiguïté par le pape François de la position de l’Eglise, fondée sur le droit naturel, telle qu’elle est exprimée dans le catéchisme. Mais, comme c’est souvent le cas, une meilleure argumentation aurait mieux servi la cause. On se justifie en invoquant le concept d’évolution du dogme, alors que les sanctions de la justice séculière n’ont rien à voir avec la révélation de Dieu en Jésus-Christ pour le salut du monde (c’est à dire : n’appartiennent pas au « depositum fidei»), et ne sont l’objet de l’enseignement de l’Eglise que dans la mesure où le pape est l’instance suprême dans l’interprétation du droit naturel.


Dans quelle mesure le pape régnant est-il responsable de la division de l’Eglise dans des questions théologiques ? La doctrine du mariage sacramentel elle-même n’avait-elle pas été minée, bien avant son élection par une fausse conception de la conscience ?

Il est foncièrement faux d’imputer au pape François tout ce qui va mal aujourd’hui ou, à l’inverse, de laisser une sorte de culte de la personnalité l’acclamer – aux dépens de ses prédécesseurs – comme le meilleur pape de l’histoire de l’Eglise. Le mariage est un sacrement institué par le Christ. Dans la conscience, nous parvenons à la connaissance de la vérité révélée dans la foi et de la volonté de Dieu dans la vie morale de tous les croyants ainsi qu’à l’acceptation de la vocation charismatique de chaque chrétien individuel dans la singularité irremplaçable d’une personne concrète. 


Comment évaluez-vous les critiques émises à l’encontre du « Document sur la fraternité humaine pour la paix mondiale et la coexistence commune », signé à Abu Dhabi par le pape et le grand imam du Caire ? Le Saint-Père y relativise-t-il la foi au Christ comme Sauveur de tous les hommes ?

Les intentions du pape sont certainement très bonnes : contribuer à la paix entre les religions, à la justice sociale et au respect des droits de l’homme. Il faut saluer le fait qu’il met tout en œuvre pour attirer l’attention sur la liberté de religion et la libre coexistence dans la cité d’hommes de religions et de visions du monde différentes. Mais il doit être bien clair que si nous sommes de facto, tout comme les musulmans, convaincus de l’existence d’un seul Dieu, il n’en reste pas moins qu’avec une foi surnaturelle, que nous devons à la Révélation et à la grâce, nous, chrétiens, croyons au seul vrai Dieu au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit.


Quelles en sont les conséquences ?

La Trinité et l’incarnation de Dieu ne sont pas des accessoires accidentels d’un monothéisme universel, mais la substance de la foi salvatrice des chrétiens en l’unique Dieu, Créateur du monde et de l’homme. La religiosité comme vertu morale appartient à la nature de l’homme, qui nous porte à l’adoration de Dieu. Toutefois, les mythes et rites concrets des religions historiques ne sont pas voulus par le Dieu d’Abraham et Dieu de Jésus-Christ comme l’expression de sa révélation de lui-même pour le salut des hommes mais, tout au plus, comme une préparation à l’Evangile du Christ. Une meilleure préparation théologique aurait certainement empêché bien des malentendus ultérieurs. Et surtout : une déclaration commune avec une autorité non catholique ne fait pas partie de la mission confiée au magistère de conserver fidèlement la foi catholique. Elle n’a aucune autorité contraignante en matière de foi sur les catholiques, mais seulement une autorité naturelle, qu’il faut respecter dans la mesure où ses arguments sont en accord avec la raison naturelle – qu’il faut distinguer de la raison éclairée par la foi. Un professeur de théologie catholique qui examine scientifiquement cette déclaration commune et en fait la critique, à tort ou à raison, ne peut en aucun cas être censuré. Cela serait un débordement d’autorité ecclésiastique et un exemple criant d’abus de pouvoir clérical. 


Deux des quatre cardinaux des dubia attendent encore une réponse. Si vous pouviez donner un conseil au pape, que lui recommanderiez-vous ?

Cela n’aurait jamais dû devenir une controverse publique. Il serait bon que ces questions soient réglées à l’intérieur de l’Eglise. Nous croyons en l’unique Eglise du Christ, unie dans la foi et la charité. 

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