Le regard de Mgr Vingt-Trois sur la crise que nous vivons (31/03/2020)

Du site de l'Eglise catholique à Paris :

« La vulnérabilité est la première leçon de cette crise »

Paris Notre-Dame – 2 avril 2020

Le monde s’enlise dans la pandémie du Covid-19. Tout est bloqué, le nombre de morts ne cesse d’augmenter, les hôpitaux sont saturés. Tout porterait au désespoir. Pas pour le cardinal André Vingt-Trois, archevêque émérite de Paris, qui offre son regard sur une crise sanitaire qui pourrait être, selon lui, l’occasion d’un sursaut de responsabilisation et de conscience face à un mode de vie et un système économique et social exsangues.

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Le cardinal André Vingt-Trois, archevêque émérite de Paris.
© Karine Dalle

Propos recueillis par Isabelle Demangeat @LaZaab

Paris Notre-Dame – Un simple virus terrasse toute l’humanité, y compris l’homme occidental qui se montrait omnipotent. Comment l’interpréter ?

Mgr André Vingt-Trois – Il y a eu la Chine, puis l’Italie. Et cette tendance à penser que cela n’arriverait pas en France. Aujourd’hui, tout le monde est concerné. Il n’y a plus de compétition ou de concurrence, mais un sort commun. Cette vulnérabilité est la première leçon de cette crise. La vulnérabilité des individus qui peuvent être contaminés sans même en avoir conscience, la vulnérabilité du système économique mondial, et, en ce qui concerne les pays occidentaux, la vulnérabilité d’un mode de vie. Nous sommes amenés à vivre ce moment à travers le confinement, c’est-à-dire à travers la suppression d’un nombre considérable d’éléments de notre vie qui nous semblaient aller de soi alors qu’ils étaient fondés sur une inégalité de répartition des richesses. Ce déséquilibre économique et social, qui était notre équilibre, est en train de s’effondrer.

P. N.-D. – Pour continuer à vivre, il faut s’arrêter. Une aberration pour un système fondé sur la croissance. N’est-ce pas le symptôme que ce système est invivable ?

A. V.-T. – Tout à fait. La Première guerre mondiale a été la fin du mythe du salut par le progrès scientifique tel qu’il s’était élaboré au XIXe. Le XXe siècle a élaboré son propre mythe du progrès, un progrès économique fondé sur la croissance appuyée sur la consommation. Ce système de développement permanent de la consommation s’inscrit dans la perspective que l’univers est illimité. Nous voyons bien, aujourd’hui, à travers cette crise sanitaire, la difficulté de notre société à prendre conscience que les ressources ne sont pas illimitées. Qu’il faut les économiser, ne pas les gaspiller, et, les partager. Cette crise impose un certain dénuement, de relations, de loisirs, d’activités. Ce dénuement nous force à reprendre en considération des aspects de l’existence auxquels plus personne ne pensait. Des choses qui tiennent à la vie, à la mort, à la santé, à la précarité de nos relations affectives, de nos relations sociales. René Descartes disait qu’il fallait s’enfermer dans sa chambre pour pouvoir penser. Pour prendre une référence chrétienne, nous sommes en train de vivre un Carême de réalité et non plus un Carême d’intention. Débarrassés d’un certain nombre de divertissements, les conditions nous sont plus favorables pour nous recentrer sur l’essentiel de notre vie.

P. N.-D. – Ne pouvons-nous pas voir dans cette crise mondiale un avertissement prophétique ?

A. V.-T. – Les avertissements prophétiques ne sont prophétiques que pour ceux qui croient aux prophètes ! Le prophète ne dit-il pas précisément : « Ils ont des yeux et ne voient pas, des oreilles et n’entendent pas ! » (Jérémie 5, 21) ? Le système dans lequel nous vivions était un système paradoxal. D’un côté, il exaltait la dimension universelle et internationale ; de l’autre, il ne tenait compte que de l’individu. C’était l’individu versus le monde entier. Or, on comprend aujourd’hui que l’individu n’est pas le summum de l’existence humaine. L’individu ne peut vivre que s’il est dans un système de relations et donc dans un système de solidarité avec le monde. Celle-ci ne consiste pas à déporter le travail à l’endroit où il est le moins cher. Mais bien à reprendre conscience de nos solidarités immédiates, de reprendre conscience qu’une nation n’est pas simplement une somme d’individus indépendants les uns des autres, mais bien une collectivité dans laquelle tous dépendent de tous. La question posée aux jeunes adultes d’aujourd’hui est : qu’allez-vous rechercher ? La situation la plus profitable pour vous ? Ou bien le désir de faire entrer, d’une façon ou d’une autre dans l’élaboration de votre projet, la question du service des autres ?

P. N.-D. – Comment vivre au mieux cet événement, sans le fuir mais l’accueillir pleinement ?

A. V.-T. – Comme tous les événements de notre vie. Ou bien nous vivons dans un univers clos sur lui-même. Ou bien nous vivons dans un univers qui se réfère à quelqu’un. S’il n’y a personne, si Dieu n’existe pas, nous n’avons alors pas d’autre horizon que le petit univers que nous connaissons. Chaque événement qui perturbe ou abime notre petite vision du monde devient alors toujours une catastrophe mortelle. Mais si nous considérons, dans la foi, que cet univers a été donné à l’homme pour qu’il en fasse un usage positif, alors il nous faut rechercher comment ce qui arrive peut être un chemin et un appel. Pour un certain nombre de personnes, la crise sanitaire actuelle est l’occasion d’un réveil. On redécouvre les relations de voisinage, de solidarité. On reprend conscience que, dans notre société, des personnes exercent une profession non simplement pour leur propre profit mais pour le service des autres. Je pense aux éboueurs, aux caissiers, au personnel soignant…

P. N.-D. – En tant que chrétiens, nous n’avons plus accès aux sacrements. Est-ce un désert spirituel à vivre ou une purification de notre manière de croire ?

A. V.-T. – La grâce de Dieu n’est pas limitée par les sacrements. La grâce de Dieu réside dans la profusion de son amour. Cette privation est peut-être l’occasion de reprendre conscience que les sacrements ne sont pas des rites sociaux que l’on fait par habitude mais vraiment une rencontre avec Dieu. Si elle n’a plus le support visible des signes liturgiques, sa réalité demeure.

P. N.-D. – Comment rendre ce moment fécond pour l’avenir ?

A. V.-T. – L’un des chemins est de prendre conscience qu’il existe une hiérarchie entre les valeurs. Une hiérarchie entre les activités auxquelles on consacre beaucoup de temps et d’argent. C’est peut-être une opportunité pour ne pas renouer avec le mode de vie précédent. Je pense à quelque chose. Beaucoup de familles vivaient avec des activités complètement dissociées. Une génération d’un côté ; une autre, de l’autre. Un époux d’un côté ; l’autre, de l’autre. Tout le monde était surbooké. Peut-être est-ce l’occasion de redécouvrir que la vie de famille est un moment fort, plus important que ce qu’on peut faire ailleurs ? Et pour ceux qui sont seuls ? Vous savez, nous ne sommes jamais seuls. Nous avons tous un monde intérieur. Un monde culturel de lectures, de musiques. Un monde où notre isolement peut devenir un espace de communication nouveau avec Dieu et avec les autres.

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