La crise sanitaire et la génération des "enfants de la déconstruction" (08/06/2020)

De Kévin Boucaud-Victoire sur Marianne.net :

Covid-19 : "Cette crise sanitaire, qui deviendra économique, risque de marquer une génération"

La crise initiée par le coronavirus va-t-elle marquer durablement la génération née dans les années 1990 ? Auteurs de "Enfants de la déconstruction", Jérémie Cornet et Paul Melun répondent.

Dans Enfants de la déconstruction (éditions Marie B), Jérémie Cornet et Paul Melun décrivent une génération née à "l'abri" des grandes idéologies et confrontés à des défis inédits, comme la mondialisation, la numérisation du monde, la hausse de la précarité ou la crise écologique.

Marianne : Qui sont les "enfants de la déconstruction" ?

Jérémie Cornet et Paul Melun : Les "enfants de la déconstruction" sont une génération, à laquelle nous appartenons, qui a grandi en Occident à la fin des années 1990 et dans les années 2000. Elle incarne ce pont entre un monde de relations directes entre individus et l’entrée du digital dans nos vies. Nous pensons que dresser le portrait des moins de trente ans, les observer, c’est ouvrir une fenêtre sur notre avenir pour les prochaines décennies. Ce sujet est d’autant plus intéressant pour nous que la situation aujourd’hui nous semble particulièrement préoccupante. La déconstruction, école de pensée des années 1960, influence de façon puissante et insidieuse les nouvelles générations, sans que celles-ci n’en aient pleinement conscience.

A travers ses désirs de liberté et de consommation, d’affranchissement des valeurs morales et de rejet du passé, la jeunesse en France et en Occident s’incarne totalement dans les valeurs Nord-américaines et postmodernistes du siècle dernier. La révolution technologique vient porter l’ultime pierre à cet édifice en consacrant l’individu roi, tourné vers son bon plaisir, comme le nouveau modèle du bonheur. Une ambition tant néfaste qu’impossible à assouvir. Dans le livre, nous déplorons par exemple les malheurs d’une jeunesse admiratrice des vies factices d’influenceurs du web, face auxquels leur quotidien semble si banal, si triste et les nervures psychologiques qui se créent. En effondrant les structures traditionnelles (la famille, la tradition, les religions, la nation…), les penseurs de la déconstruction, ont ouvert une brèche dans laquelle s’est engouffré le marché. Celui-ci a savamment amalgamé la liberté de vivre à la liberté de consommer. Aujourd’hui l’échec du capitalisme mondialisé est patent ; il nous laisse seuls face à une catastrophe écologique et humaine que l’individualisme de notre époque paraît incapable de résoudre.

 

Beaucoup d’enfants de la déconstruction vont comprendre que la mondialisation n’a pas tenu ses promesses

Vous décrivez une génération marquée par "la fin des grandes idéologies" et "l’apogée d’un capitalisme libéral insécurisant". La crise initiée par le Covid-19 va-t-elle changer des choses pour elle ?

La crise sanitaire dans sa dimension imprévisible et dramatique vient heurter ce monde virtuel et individualiste de plein fouet. C’est le grand retour du tragique dans un monde qui se croyait invincible. L’Occident qui se pense invincible, protégé par la technologie et la science, redécouvre un chaos que l’on disait pourtant révolu. Le modèle scientifique et sa rassurante figure de l’expert qui veillaient sur le sommeil des citoyens ont vacillé. Dans le livre, nous faisons un parallèle entre cette situation et la chute de Rome ou de l’Empire Ottoman ; deux civilisations brillantes qui pensaient être abritées pour des millénaires et qui ont périclité violemment par l’incurie de ses maux profonds. Cette crise sanitaire, qui deviendra économique, risque néanmoins de marquer cette génération.

Beaucoup d’enfants de la déconstruction vont comprendre que la mondialisation n’a pas tenu ses promesses et que le mensonge des entreprises ou des pouvoirs publics pendant la pandémie était bel et bien réel, à l’instar des polémiques sur les masques ou les tests. Cette crise devrait ainsi renforcer une défiance déjà ancrée chez une large part de cette génération à l’égard des grandes structures qui rythment leurs vies : le politique, les médias, les multinationales. Le tout sera de transformer cette défiance en un projet, nous pensons par exemple que la volonté écologique de cette génération est un signe d’espoir et doit être la clé de voûte de la reconstruction.

Le confinement et le possible traçage nous prouve-t-il que finalement les "enfants de la déconstruction" préfèrent la sécurité à la liberté ?

Les enfants de la déconstruction n’ont connu aucune guerre sur le sol national, aucune pénurie réelle, et pas de menaces concrètes sur le monde depuis la chute du bloc soviétique. Ceci influence leur vision de "la sécurité". Au fil des décennies, l’idée que le système est un repère protecteur demeure toujours d’actualité, en dépit d’une certaine défiance aujourd’hui. Cette génération est profondément habituée à évoluer dans un pays où d’autres personnes s’occupent de son bien-être, dans une forme de confort technologique et institutionnel. Finalement, c’est une génération qui se perçoit, à tort, protégée par les structures préexistantes qu’elle critique : leurs parents, l’enseignement, les entreprises ou l’Etat. Le goût de la liberté semble pour l’heure relégué derrière ce cocon protecteur qu’est l’efficacité. Pour les enfants de la déconstruction abandonner son confort pour plus de liberté, en se séparant d’outils technologiques comme les applications par exemple, est un sacrifice peu envisageable.

Pour les enfants de la déconstruction abandonner son confort pour plus de liberté, en se séparant d’outils technologiques comme les applications par exemple, est un sacrifice peu envisageable.

Les prises de positions récentes contre le traçage, les références à Orwell ou la peur de la déshumanisation du monde n’ont pas induits les levées de boucliers chez les jeunes générations qu’il eut été possible d’escompter. Par effet de cliquet, le confort technologique s’est peu à peu installé comme une évidence au détriment de l’anonymat dont le traçage est une étape. Nous pensons que l’emprise de la culture Nord-américaine sur nos vies (Facebook, Netflix, Tinder…), devenue celle de la mondialisation, engendre une forme de tolérance généralisée et volontaire au contrôle.

La crise risque-t-elle de renforcer l’emprise du numérique et des algorithmes sur nos vies, que vous analysiez dans votre livre ?

La crise sanitaire révèle des comportements paradoxaux. Si la consommation de médias numériques a nécessairement explosé durant la crise (consommation de série TV, réseaux sociaux etc), nous avons aussi vu la volonté des Français de sortir de chez eux, de fréquenter les parcs ou de communiquer avec leurs voisins. En revanche, l’après-crise sera très intéressante à étudier car la diminution, pour raison sanitaire, des contacts physiques s’inscrit dans un contexte déjà très avancé de recul de la rencontre spontanée et insouciante. La vie en Occident a déjà profondément évolué vers l’individualisme et la solitude induite par la technologie, et la crise va renforcer cela. Le recours plus fréquent au télétravail, la livraison à domicile, ou les rencontres virtuelles font partie de ce nouveau monde que nous analysons dans le livre. Ceci est particulièrement inquiétant et participe de l’érection d’une civilisation du vide que nous dénonçons. Elle sera soutenue par la mondialisation et induira plus de surveillance de masse et moins de libertés. La robotique, l’intelligence artificielle ou la 5G sont des opportunités de production et de progrès scientifique, mais dans leur développement actuel participeront, dans les prochaines années, à la déshumanisation du monde. Ces technologies marqueront le passage vers une détérioration des relations et de l’écosystème social si elles ne sont pas maitrisées et mises au service des trois axes que nous définissons : la Culture, la Terre et la Science.

La pandémie que nous vivons est une répétition infime de la crise qui pourrait nous frapper dans les prochaines décennies

Vous défendez une reconstruction en "trois axes : la Culture, la Terre et la Science". Est-ce toujours d’actualité avec cette crise ?

Plus que jamais nous affirmons ces trois axes comme étant les chemins de l’après crise. La Culture mondialisée affaiblit les peuples, leur génie et leurs traditions. Un pays comme le nôtre est infiniment riche de ce point de vue et effacer cette culture merveilleuse, au nom du nivellement par le bas qu’engendre la culture mondialisée est inconcevable pour nous. La valeur d’un musée communal ou d’un festival local est pour nous mille fois supérieure à une énième fondation d’art contemporain capitalistique qui se complait dans un entre-soi. De la même manière que nous appelons à la sauvegarde de la culture et du patrimoine, la Terre est face à un danger d’une ampleur inimaginable et doit être sanctuarisée. Le délitement individualiste de notre époque fait apparaître l’urgence environnementale comme acceptable et très secondaire quant aux joies de la consommation. Plus, en devenant un individu de service délié de la terre, l’humain si présomptueux dans la chaîne des espèces peine à concevoir l’impact de ses actions. L’écosystème naturel est menacé, au même titre que les sentiments humains ou la poésie, par le rouleau compresseur de la mondialisation.

La pandémie que nous vivons est une répétition infime de la crise qui pourrait nous frapper dans les prochaines décennies. Cette alerte et son lot de catastrophes récentes comme les incendies en Australie ou les 1 millions d’espèces aujourd’hui menacées de disparition doivent nous mener à une rupture urgente avec la passion morbide d’un progrès productiviste délié des sciences humaines et de la terre. Cette dernière dimension de l’après-crise est indissociable de la Science. Aujourd’hui la science est éclipsée par des innovations technologiques de téléachat (marketing, vente en ligne, applications…) mais c’est pourtant un axe fondamental pour répondre aux défis de demain, à l’instar de la conquête spatiale, de la guérison des maladies, ou de la recherche dans le domaine écologique. Il existe un monde entre des innovations de supermarché dédiés à l’organisation liberticide des rapports humains et la technologie de pointe dans le digital, les capacités d’analyses médicales de l’intelligence artificielle, la robotique permettant potentiellement de libérer le travailleur de sa pénibilité.

Le combat écologique à venir ne doit pas être celui du mépris de la vie humaine au profit de la planète

Depuis quelques mois, l’écologie semble s’être imposée comme l’idéologie de la jeune génération. Comment percevez-vous cela ? L’écologie sera-t-elle l’idéologie d’après-crise ?

Nous percevons la conscience écologique de la jeune génération comme un formidable signe d’espoir. Mais l’écologie n’est pas, selon nous, une idéologie en elle-même. La protection de la Terre est un rapport global au monde et s’insère dans une pensée qui doit concevoir la société de façon politique, c’est-à-dire par la culture, l’histoire et plus globalement recourir à tout ce qui fait le génie humain. On ne peut essentialiser la question écologique et la réduire au suivi d’indicateurs scientifiques, même pertinents comme ceux du GIEC. Le péril d’une idéologie purement basée sur l’écologie au niveau mondial rejoint tragiquement l’univers orwellien que nous décrivions pour le numérique et la mondialisation. Les espoirs du livre sont construits dans une démarche de complémentarité qui rendrait bancale le détriment d’un seul de ses axes. L’écologie au détriment de la science est un abandon du progrès, l’écologie au détriment de la culture est une défaite autoritaire. C’est justement autour de cette articulation que le défi écologique pourra être accepté et pleinement relevé par une population empathique et volontaire. Le combat écologique à venir ne doit pas être celui du mépris de la vie humaine au profit de la planète, mais de la réconciliation des hommes avec leur environnement.

Jérémie Cornet et Paul Melun, Enfants de la déconstruction : Portrait d'une jeunesse en rupture, Marie B, 170 p., 18€

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