Pas plus que le déni de réalité, le désespoir ne doit guider nos choix car ce sont deux formes d’autosuggestion donc de mensonges.
On renonce d’entrée de jeu à prendre une bonne décision à chaque fois que l’on s’appuie sur des illusions que l’on a soi-même nourries et entretenues.
Car si se bercer d’illusions mène droit dans le mur le pessimisme n’est pas non plus un gage de lucidité : l’avenir n’est jamais le simple prolongement des tendances actuelles.
Si l’optimiste est indéniablement un imbécile heureux le pessimiste est, lui, un imbécile malheureux (ce qui n’est pas mieux) mais surtout ni l’un ni l’autre aucun ne nous renseigne utilement sur la réalité extérieure. En revanche ils nous renseignent-ils sur leurs propres réalités intérieures mais, ce faisant, ils commettent ce que l’on appelle un hors-sujet puisqu’au fond ils ne nous parlent que d’eux-mêmes.
Ce n’est pas à force de prendre ses désirs pour des réalités que la réalité finira par se conformer à nos désirs. Mais ce n’est pas non plus en prenant ses phobies ou ses peurs légitimes pour des réalités que la réalité en sera modifiée.
Comme le disent les militaires : « la peur ne supprime pas le danger ». Elle se contente de nous aveugler et de nous affaiblir et, ce faisant, elle nous prédispose à la catastrophe.
2/ Discerner avant de se décider à agir : gage de sagesse ou alibi de la lâcheté ?
Les conditions du discernement sont difficiles à réunir en période de crise. On a, par définition, d’excellentes raisons de ne pas être serein et de ne pas pouvoir discerner correctement son devoir.
Dans ces cas-là on n’a pas le choix entre le vrai et le faux mais entre le vague et le flou ce qui est beaucoup moins facile et beaucoup moins confortable.
Dans ces cas-là il est plus facile de faire son devoir que de le discerner
La difficulté est donc de garantir les conditions d’exercice du discernement en contexte de crise ce qui suppose d’abord de distinguer bien distinguer la ligne de démarcation qui sépare la sagesse de la lâcheté.
En effet le sage et le lâche ont en commun de discerner les dangers qui se profilent à l’horizon afin d’éviter les batailles perdues d’avance et les entreprises aventureuses dans lesquelles il vaut mieux ne pas s’engager. Dans les deux cas il s’agit de savoir renoncer à bon escient et de lâcher prise à temps.
Pourtant il existe une différence majeure : la lâcheté consiste à esquiver systématiquement les situations où la somme des inconvénients virtuels dépasse la somme des avantages potentiels à titre individuel tandis que la sagesse consiste à évaluer les risques qu’il est possible et raisonnable de courir pour concourir au bien commun.
La sagesse consiste à distinguer ce qui est voué à l’échec et ce qu’il est possible de faire même si cela nous coûte. C’est l’art du possible et l’art du possible implique l’acceptation du risque.
Et c’est paradoxalement dans ce risque que viennent se nicher les raisons d’espérer : car, par définition, un échec possible n’est pas un échec certain.
La sagesse est une forme de discernement qui n’exclut pas le courage et pour cette raison ne se confond pas avec le principe de précaution. Tout simplement parce que ce n’est pas un principe mais l’art du discernement.
Or, quand on agit par principe on congédie le discernement avant d’agir puisqu’on n’en a pas besoin. En effet on dispose déjà d’un critère pour agir : le principe.
La sagesse suppose donc le courage. Ou plutôt elle repose sur le courage car c’est le courage qui la distingue de la lâcheté.
3/ C’est le courage qui permet d’être sage
Le discernement est juché sur les épaules du courage. Comment discerner l’opportunité dans l’événement a priori menaçant si on n’a pas le courage de garder les yeux ouverts et de regarder la réalité en face ?
Il est beaucoup plus sage et raisonnable de tenter sa chance – au risque d’échouer – que d’avoir la certitude d’échouer en la laissant filer. Il n’est pas raisonnable de renoncer d’entrée de jeu.
Comme le disait le général De Gaulle dans un discours du 18 juin 1942 à Londres : « Je dis que nous sommes raisonnables. En effet, nous avons choisi la voie la plus dure, mais aussi la plus habile : la voie droite ».
L’art du discernement repose sur la vertu de force car c’est le courage qui permet d’être sage. C’est en effet le courage qui rend possible de consentir à des efforts pour atteindre un objectif à long terme.
Le courage est le gage de la lucidité et la condition du discernement c’est de cultiver le courage quotidien pour être en mesure ne pas défaillir en cas de crise.
Il faut en effet s’être entraîné à réfléchir de manière concrète, posée et permanente mais il faut également s’être entraîné à dire « non » courtoisement et de manière argumentée.
« Soyez toujours prêts à justifier votre espérance devant ceux qui vous en demandent compte mais que ce soit avec douceur et respect » 1, Pierre 3, 15-16.
Mais pour pouvoir regarder la vérité en face encore faut-il s’être habitué à ne pas (ou ne plus) se mentir à soi-même. Comme l’écrivait Charles Péguy dans Notre jeunesse : « Il faut toujours dire ce que l’on voit. Surtout il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit ».
Pour pouvoir bien agir en temps de crise il faut s’y être entraîné en temps normal.
Mais au fond est-ce vraiment si étonnant ?
Dans la vie l’impermanence de toute chose – ce que nous appelons la crise quand nous sommes trop habitués ou trop attachés à ce que nous connaissons déjà – n’est-elle pas la règle plutôt que l’exception ?
Comme le faisait remarquer Michel de Montaigne : « Le monde n’est qu’une branloire pérenne. Toutes choses y branlent sans cesse : la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d’Egypte, et du branle public et du leur. La constance même n’est autre chose qu’un branle plus languissant ».
Pour bien agir en temps de crise il faut aimer suffisamment le monde pour l’accueillir tel qu’il est sans pour autant l’approuver.
Seul l’amour affûte le discernement.