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Non, l'homme n'est pas unidimensionnel

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Massimo Introvigne, dans la Bussola Nuova Quotidiana, consacre un article à Gilbert Durand (1921-2012), « un des plus grands anthropologues du XXe siècle », décédé le 6 décembre dernier. Mais pourquoi s’intéresser à son œuvre scientifique ? Tout d’abord parce que Gilbert Durand, qui fut par ailleurs un grand résistant, a contribué à donner ses lettres de noblesse à une approche anthropologique qui s’intéressait aux mythes et aux symboles, leur conférant le statut de « légitimes objets d’étude ».

Sa rencontre avec Gaston Bachelard a été décisive ; en effet, celui-ci avait ouvert la voie en commençant à étudier les images et les symboles, « mais très influencé par le positivisme et la psychanalyse freudienne ».  Enseignant la sociologie à l’Université de Grenoble, Durand a étudié les sociologues des XIXe et XXe siècles et a constaté que l’étude des mythes et des symboles faisait totalement défaut dans leur approche. Grâce notamment à une nouvelle rencontre, celle Roger Bastide qui a exploré les religions afro-brésiliennes, il approfondit sa démarche anthropologique et publie en 1960 « Les structures anthropologiques de l’imaginaire ». Il fonde ensuite un centre de recherche sur l’imaginaire qui assure la notoriété de « l’école de Grenoble ». D’autres rencontres seront décisives : celles de l’islamologue Henri Corbin « qui à son tour le présente à l'historien des religions Mircea Eliade (1907-1986) et l'introduit au Cercle d'Eranos, un lieu de rencontre pour l'étude des mythologies de toutes les époques et de tous les pays, cercle qui se réunit à Ascona et où le psychanalyste Carl Gustav Jung (1875 - 1961) a joué un rôle central » (bien que Jung était déjà mort quand Durand est entré dans ce cercle). Durand s’est ouvert davantage aux formes symboliques non occidentales, surtout après son mariage avec une jeune Chinoise, ce qui l'a amené à étudier le riche patrimoine des mythes et des symboles de la Chine.

Les milieux universitaires lui réservent un accueil mitigé. Prudemment, Durand part toujours d’un donné biologique, la structure du cerveau humain, notamment dans le sillage du psychiatre russe Bechterev. Mais Durand refuse absolument de réduire l'anthropologie à l’étude de l'anatomie, comme le faisait Bechterev, tout comme, en sociologie, il se refusait à réduire l'étude de l'homme à celle des facteurs sociaux qui le conditionnent. Notre savant a entretenu pendant de nombreuses années des liens d'amitié et de respect mutuel avec l'anthropologue Claude Lévi-Strauss (1908-2009), le père du structuralisme. Cependant, l'anthropologie de Durand - comme il l'écrit - est, d'un certain point de vue, à l'opposé de celle de Lévi-Strauss: pour celui-ci, les structures préexistent à l’homme et le déterminent, tandis que pour Durand les structures sont «anthropologiques» dans ce sens qu’elles trouvent leur origine chez l’homme.

Le noyau central de la théorie de Durand - en ce sens réellement novatrice si l’on se réfère à l’anthropologie matérialiste qui prévalait lors de la publication de son œuvre la plus importante - est que l'homme est radicalement différent des animaux, principalement en raison de sa capacité à produire des symboles et de s'exprimer à travers des symboles. Certes, la langue et la sociabilité sont des caractéristiques essentielles de l'homme, et Durand reprend à l'école française de sociologie, l'idée selon laquelle la société est nécessaire parce que le petit homme, à la différence des animaux, durant de nombreuses années est incapable de survivre seul. Mais la sociabilité et le langage, selon Durand, ne sont rendus possibles que grâce aux symboles. 

A partir de l'étude de la plus petite unité du discours mythiquement signifiant - que, en reprenant une expression de Lévi-Strauss, Durand appelle « mitema » - il propose une cartographie ambitieuse des principaux symboles qui ont caractérisé les cultures humaines, distinguant les structures de l'imaginaire diurne, nocturne et synthétique. Les structures diurnes font référence à la conquête du temps, à la victoire sur la mort, au triomphe de la lumière sur les ténèbres. Les mythes qui forment l'arrière-plan - souvent méconnu – à la culture scientifique moderne sont exclusivement de nature diurne et, à ce titre, peuvent perdre le contact avec les autres structures et donner à la science une approche unilatérale. Les structures nocturnes sont en revanche de nature mystique et dramatique, donnant de la valeur au cœur plutôt qu'à la raison, permettant de voir le monde sous toutes ses couleurs, et pas seulement en noir et blanc. La prévalence des seules structures nocturnes - dont Durand voit le triomphe dans les histoires du cycle du Graal et aussi dans la peinture de Vincent van Gogh - peut être trouvée dans de nombreuses formes de pensée religieuse, mais peut provoquer des phénomènes que l’anthropologie appelle « gullivérisation » - en référence au roman satirique du personnage Gulliver de l'auteur irlandais Jonathan Swift (1667-1745), qui se trouve sur une île habitée par des hommes de petite taille - c'est à dire des phénomènes d'attention obsessionnelle au petit détail qui conduit à perdre de vue le tableau dans son ensemble. 

Enfin, les structures synthétiques de l’imaginaire, tout à la fois diurnes et nocturnes, typiquement européennes et occidentales, donnent du relief à la dialectique de la lumière et des ténèbres, sont véritablement constitutifs de l'histoire, génèrent des mythes orientés vers l'avenir et, lorsqu’ils ne sont pas intégrés avec les autres structures, sont susceptibles de conduire à une vision de l'histoire considérée uniquement comme un progrès nécessaire vers le bien, vision que Durand retrouve chez le moine calabrais Joachim de Flore (ca. 1130-1202) et dans sa postérité directe et indirecte - étudiée plus tard par le cardinal Henri de Lubac (1896-1991) - et qui aboutit au fondateur du positivisme, Auguste Comte (1798-1857) et à Karl Marx (1818-1883) 

Pour Durand, les trois types de structures et les mythes sont nécessaires pour une existence humaine intégrée et ouverte à l’autre, à la compassion et à la morale. Penseur spirituel - mais pas religieux - dans le sens qu’il n’adhère à religion organisée -, Durand trouve l'héritage de ce «polythéisme» des symboles dans le catholicisme, qui cherche, dans sa liturgie, le mysticisme et l'art d’intégrer tous les symboles sans en négliger aucun. Dans cette optique, il a également critiqué certains textes du Concile Vatican II et la réforme liturgique postconciliaire qui, à son avis, aurait privé l'Église d'une grande partie de sa richesse symbolique. 

Dans une optique semblable, Durand critique également à la franc-maçonnerie moderne qui serait devenue une organisation politique et rationaliste perdant le rôle de réservoir des mythes et des légendes qu’elle aurait eu dans certaines de ses incarnations du XVIIIe siècle. C'est ce qui explique sa tentative en 1973 de refonder, avec l'ethnologue Jean Servier (1918-2000), une loge maçonnique de type «archaïque», « Les Trois Mortiers » de Chambéry, qui avait été une l'institution typique de la Savoie du XVIIIe siècle et dont Joseph de Maistre avait fait partie à une certaine époque de sa vie, et dont Durand reconstruira avec passion la carrière dans la franc-maçonnerie. Les divers écrits de Durand sur la franc-maçonnerie ont tous une tonalité archaïsante, et peut-être l'anthropologue cultivait-il quelque illusion - comme de Maistre durant la première partie de sa vie mais qui a pourtant fini par se détromper – sur la possibilité d'opposer aux loges laïques et rationalistes des organisations maçonniques «traditionnelles» vouées principalement à l'étude et à la méditation de certains complexes de mythes anciens. 

Durand lui-même a présenté trois concepts comme étant ses principales contributions à l'anthropologie. Le premier est la «voie anthropologique», c'est-à-dire l'interaction entre la subjectivité de la personne et son environnement, d'où surgissent les symboles et les mythes. Le second est le «bassin sémantique», c’est-à-dire le climat qui caractérise une époque dans laquelle l'imaginaire se décline dans des symboles et des mythes particuliers qui tout d'abord «actifs», deviennent par la suite «passifs» et finissent par perdre leur force, remplacés par d'autres. Le troisième est l'échange « interactif entre activité et passivité » de sorte que les symboles peuvent constamment passer d'actifs à passifs, et vice versa. Ces concepts manifestent la grande attention - souvent négligée par la critique - que Durand attachait à l'histoire, tout comme il était attentif à la littérature et à l'art, dont le parcours ne se comprend souvent en examinant quels symboles se trouvent dans une culture donnée. 

Et l'art, selon Durand, est aussi plein de contenus éthiques. On  peut évoquer en particulier sa défense passionnée de la musique de Richard Wagner contre les accusations de ceux qui ont essayé de la mettre au ban en y voyant un précurseur présumé du national-socialisme. L’anthropologue français partageait avec cette musique la passion pour le mythe du Graal qui, selon lui, était riche d’une notion de « compréhension profonde » traversant le cœur, qui porte à la compassion et précisément aux antipodes du nazisme. 

Homme de son temps et – nonobstant les réserves et les distinguos – fils du monde universitaire français du XXe siècle, Durand ne nous apparaît pas aujourd’hui comme totalement affranchi à l’égard des conditionnements relativistes typiques de son environnement culturel de départ, duquel procède également un jargon psychanalytique, procédant aussi d’une psychiatrie réductionniste, et qui aujourd'hui, peut-être - et heureusement -, est moins à la mode dans les sciences humaines en général. Cependant, son effort pour réhabiliter les symboles comme des éléments fondamentaux de l'expérience humaine demeure une contribution fondamentale et positive à une étude de la personne humaine qui ne la réduit pas seulement à sa dimension biologique ou à celle de l'économie et du travail, et tient compte du mythe, de la mystique et de la religion.

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