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Bernard de Clairvaux (20 août) : une remarquable fécondité

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S-Bernard-BR.jpgDu Livre des Merveilles, Fleurus-Mame, 1999, pp. 352-355 :

ENFIN, GUILLAUME TIENT SON MANUSCRIT. L'ABBÉ DU MONASTÈRE DE SAINT-THIERRY, près de Reims, contemple l'ouvrage qu'il attend depuis des mois. En parcourant une première fois cette Apologie à Guillaume de Saint-Thierry, il sait immédiatement que ce texte va bouleverser la vie monastique. En fait, en demandant à Bernard de Clairvaux de prendre parti dans les querelles entre monastères, il n'en attendait pas moins et connaissant la personnalité de ce diable d'homme, il avait la conviction qu'il ne pouvait en être autrement.

L'abbé champenois caresse les parchemins, contemple la graphie épurée, l'harmonie des lettrines et des caractères, l'absence totale d'enluminures... Il sourit. Dans l'apparence même de ces pages, il reconnaît le style et l'esprit de Bernard. Depuis dix ans, depuis toujours, il lutte contre le luxe et l'ostentation dans les monastères. Des manuscrits à l'architecture, des ornements à la statuaire, il demande aux moines es d'imiter la simplicité du Christ. Il appelle à la pratique stricte de l'observance bénédictine, condamne la richesse des mets et des mœurs et affronte sans faiblir les moines de Cluny et tous les abbés qui ont renoncé à la pauvreté évangélique. À l'opulence des abbés bénédictins et de nombreux prélats qui se comportent souvent en princes de ce monde, Bernard répond par la rigueur et la sobriété de l'idéal cistercien. Prêchant un retour aux valeurs de l'Évangile, il n'a de cesse de fustiger le manque de charité des princes comme des bourgeois, des nobles dames aussi bien que des paysans.

Diable d'homme, ce Bernard, mais surtout homme de Dieu I La première fois que Guillaume a entendu parler de lui, c'était à propos de son arrivée, en avril 1112, aux portes de l'abbaye de Cîteaux. Accompagné d'une trentaine de compagnons, parmi lesquels plusieurs de ses frères et de ses cousins, Bernard avait décidé de rejoindre cette communauté que l'on disait désireuse de vivre une réforme, mais dont la volonté commençait à faiblir. La stricte observance, le respect absolu de la règle de saint Benoît, voilà la réforme à laquelle Bernard croyait. Il voulait retrouver le modèle de vie imaginé par saint Benoît quelque sept siècles plus tôt : équilibre entre prière et travail, ora et labora, recherche de la pauvreté. En trois ans, c’est cela qu'il réussira, avec ses amis, à imposer à l'abbaye.

Avant même d'avoir entendu la fin de cette singulière aventure, Guillaume avait eu envie de connaître ce Bernard dont il se sentait si proche. Lorsqu'il l'avait rencontré, Bernard était un homme usé par les atteintes d'une fièvre aiguë. Son état était tel qu'il s'était vu contraint de quitter pendant plus d'un an la nouvelle abbaye qu'il venait de fonder, en 1115, a tout juste 25 ans. Clairvaux, son abbaye, que Guillaume de Champeaux lui-même était venu bénir. C'est avec émotion que Bernard avait parlé de l'exigence qu'il proposait à ses moines. Il avait aussi avoué que sa maladie l'avait mieux instruit des difficultés que certains frères éprouvaient. Guillaume, qui pendant son séjour avait partagé la vie de ces nouveaux bénédictins vêtus tout de blanc, avait noté en effet la grande austérité des mœurs. Une figure pourtant contrastait par son invisible et douce présence, celle de la Vierge Marie. Pour tous ici, elle était celle à l'exemple de qui ils apprenaient à répondre aux avances de Dieu. Un modèle de foi qui intercédait pour obtenir aux hommes la miséricorde divine. Guillaume s'en était ouvert à Bernard, et celui-ci avait comparé la Vierge à un aqueduc permettant que s'écoule le flot de la grâce rédemptrice.

En fait, il avait aimé cette vie rude, la nécessité d'être loin des villes et des villages afin de ne pas être tenté par les affaires du siècle, ce désir de rejeter les revenus tirés de la possession du sol, comme la dîme, le souci d'une hygiène de vie qui prohibait la consommation de viande et de beurre, l'austérité des paillasses sur lesquelles ils dormaient, l'effort physique qu'ils fournissaient en travaillant de leurs mains avec les frères convers qui, sans être consacrés, participaient aux offices et s'engageaient à la pauvreté et à la chasteté... La voilà la radicalité de la réforme de Bernard, celle que l'abbé de Clairvaux porte à son point de perfection littéraire et spirituelle dans cette Apologie que Guillaume caresse d'une main distraite : un retour radical à la prière et à la pauvreté, un retour radical à l'idéal de l'Évangile.

Guillaume imagine sans peine la rapidité avec laquelle ce manuscrit circulera et les controverses qu'il va provoquer. Il sait que les moines noirs de Cluny réagiront vivement en défendant un état monastique qui s'attache à humaniser la règle de saint Benoît. Bernard, lui, continuera d'exiger sa pratique littérale et la rigoureuse ascèse qui y est liée. Mais pour l'abbé rémois l'avenir est cistercien. La vie monastique proposée par Bernard attirera davantage que celle de Cluny, la réforme des monastères est inévitable. L'avenir lui donnera raison et il aidera l'avenir. Fin lettré, il mettra sa plume au service de la réforme cistercienne en dressant quelques chroniques de la vie de Bernard de Clairvaux. Bien sûr, il enjolivera la réalité. Il accentuera l'état de délabrement de Cîteaux avant l'arrivée de Bernard pour mieux montrer l'impact de son passage. Mais la cause est bonne I Alors...

Contemplant la nuit de la fenêtre de sa cellule, l'abbé de Saint-Thierry interroge l'avenir. Il est loin d'imaginer que le moine rencontré en ce lieu sauvage, en ces forêts que défrichent les cisterciens, le réformateur enraciné dans la vie monacale et qui prône la séparation d'avec les illusions et les richesses du monde, sera également le Bernard qui n'aura de cesse d'intervenir sur toutes les routes et dans toutes les controverses de son temps.

Inattendu Bernard, qui donnera, en 1128, une règle de vie aux Templiers, l'ordre de chevalerie que Hugues de Payns crée cette même année et dont tous les autres ordres de chevalerie s'inspireront. Incontournable Bernard, qui va sillonner toutes les capitales d'Europe pour imposer le pape Innocent II contre son concurrent, Anaclet II, élus tous deux en 1130: suggérant au capétien Louis VI de l'accueillir au concile d'Étampes, incitant Henri Pr d'Angleterre et Lothaire, roi de Germanie, à le reconnaître, installant lui-même ce pape à Rome en 1131. Implacable Bernard, qui interviendra face aux hérésies, prenant part au concile de Sens, en 1140, contre Abélard, ou prévenant le péril cathare en 1145 par sa prédication en terre de Languedoc. Bernard, homme de son temps, va, loin de Clairvaux, consacrer son énergie à la deuxième croisade, prêchée à Vézelay. Le 31 mars 1146, puis en Bourgogne, en Flandre, en Lorraine. Que celle-ci se soit terminée par un désastre dont on lui reproche d'avoir été l'artisan ne refroidira pas son ardeur, puisqu'il s'apprêtera à prendre la tête d'une nouvelle expédition sur les Lieux saints, en 1150, et qu'il en sera seulement empêché par la mort de Suger, son initiateur. Bernard est encore en avance sur son temps lorsque, appelé en Allemagne où une persécution terrible frappe les juifs, à la suite de propos inconsidérés d'un moine cistercien, il ramène le calme en prônant le plus grand respect du peuple juif et en rappelant « qu'à la fin des temps Israël sera sauvé ».

Dans sa rêverie, Guillaume de Saint-Thierry ne devine pas cette autre image de Bernard. Mais ce qu'il pressent, c'est le phénoménal essor que prendra la pensée qu'il est en train de développer. Car, depuis que Bernard est arrivé à Cîteaux, les fondations d'abbayes se succèdent : La Ferté en 1113, Pontigny en 1114, Clairvaux et Morimond en 1115.

Les « filles de Cîteaux » grandissent et l'expansion cistercienne ne se dément pas. En regardant les étoiles dans le ciel, l'abbé de Saint-Thierry pense à la descendance de Bernard...

Et lorsque le rédacteur de l’Apologie, que Guillaume attendait si impatiemment,  s'éteindra le 20 août 1153, il aura suscité une véritable renaissance de la vie monastique avec plus de 350 maisons cisterciennes, en France, en Rhénanie, aux Pays-Bas, en Angleterre. À la fin du siècle Cîteaux contrôlera 525 abbayes et qetitnera bien au-delà de l'influence clunisienne, notamment dans les pays des bes (Espagne, Pologne, Scandinavie). Tout cela quelques décennies après qu'une troupe d'une trentaine de frères, amis, cousins, se fut présentée aux portes de l'abbaye...

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