Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Le Califat islamique expliqué à l’hebdomadaire « La Vie » par un intellectuel musulman

IMPRIMER

Que signifie la résurgence du concept de "califat" en 2014 ? Entretien de Laurence Desjoyaux (hebdomadaire « La Vie ») avec Mohammed Hocine BENKHEIRA, directeur d'étude à l'École Pratique des Hautes Etudes (EPHE). Extraits.

D'où vient ce « califat islamique» proclamé par Abu Bakr Al-Bagdadi en Irak ?

Le groupe qui s'est auto-constitué en califat à Mossoul en juin 2014 adhère vraisemblablement au wahhabisme, une interprétation piétiste de l'islam, apparue au 18e siècle, à la suite d'Ibn Abd al-Wahhab.(…)  

À quel califat historique ce groupe fait-il référence ?

Le nom même du nouveau calife autoproclamé, al-Baghdadi, est une référence claire au califat des Abassides dont la capitale était Bagdad. Le califat s’est mis en place tout de suite après la mort du Prophète en 632.. C'est la grande époque de gloire du califat régnant sur un monde musulman unifié ; c'est cette période, idéalisée, que le califat autoproclamé veut retrouver (…).

Quel est le rôle traditionnel du calife ?

Toutes proportions gardées, le calife est un peu l'équivalent du pape, mais seulement sur le plan séculier. Il fait office de chef mais n'a guère de pouvoir religieux, en tout cas depuis le Xe siècle. Celui-ci est accaparé par les oulémas, les docteurs de la Loi, qui détiennent la véritable autorité juridico-religieuse. Le calife est donc là pour faire appliquer la loi islamique et unifier le monde musulman. C'est d'ailleurs l’objectif proclamé par le « calife » al-Baghdadi : dans un premier temps rétablir l'autorité de la loi islamique sur les musulmans et réunifier la communauté des fidèles.

Pourquoi les musulmans sunnites auraient-ils besoin d'un calife ?

Le calife est présenté comme le successeur du Prophète. Il doit d'ailleurs appartenir à la tribu de celui-ci : les Quraychites. Les chiites, eux, n'ont pas besoin de successeur du Prophète car ils ont des imams qui sont considérés comme des descendants du Prophète. Par ailleurs, là où il n'y a pas de califat, il y a des puissances locales qui s'érigent en entités politiques diverses. Du coup, c'est l'émiettement de la communauté musulmane et donc son affaiblissement. La seule force qu’a pu opposer le monde sunnite, sous la direction des Ottomans, au monde chrétien, c’était une relative unité. Tous ceux qui cherchent à restaurer le califat rêvent de cette unité perdue, parce qu’ils pensent que s’ils la retrouvaient, ils pourraient mieux faire échec au projet impérial des puissances occidentales.

Pourquoi n'y a-t-il pas eu de califat depuis celui des Ottomans ?

L’apparition des Etats-Nations dans le monde musulman empêche la création d'une entité politique unifiée sous l'égide d'un calife. Depuis 1924, c'est la première fois que le projet de restauration du Califat voit un début de réalisation, de surcroît grâce à des moyens « révolutionnaires ». (…) S'il n'y a pas eu de califat depuis 1924, c'est aussi parce que la famille des Saouds, qui a pris le contrôle de la Mecque, de même que tous les gouvernements en place, nationaux ou non, s’y opposent. Restaurer le Califat impliquerait de lui déléguer une partie de la souveraineté. Quel gouvernement serait disposé à un tel amoindrissement de son pouvoir ?

Le nouveau « califat » peut-il réussir à appliquer son programme ?

Non, je ne pense pas. Tout d'abord, ce califat reste très virtuel en termes juridiques. Pour qu'il soit valide, il faut qu'il reçoive le soutien des oulémas. Or à ma connaissance, aucun n'a prêté allégeance au « calife » al-Baghdadi. De plus, ses adversaires ne le reconnaissent pas comme entité politique. Ensuite, ce califat a un problème de taille. Dans un monde musulman divisé en une pluralité d'États-nation, une tentative d'unification semble vouée à l'échec. Aucun de ces États n'a intérêt à l'apparition d'une super autorité sur le monde musulman. Par ailleurs, en cherchant imposer l’interprétation wahhabite, il se coupe l’herbe sous les pieds, même s’il fait quelques adeptes parmi la jeunesse radicalisée. Partout l'islam prend des formes locales. Comme l’interprétation wahhābite cherche à éradiquer ce « localisme », le projet ne peut gagner l’assentiment de la majorité, qui demeure malgré tout attachée à son islam « national » ou « régional ».

Crucifixion, massacres de masses, notamment de chiites, persécution des minorités chrétiennes et Yézidis, ce « califat » d'inspiration wahhabite est extrêmement violent...

Oui, on peut dire que les Saoudiens sont en quelque sorte dépassés par leurs élèves. Ils ont diffusé une doctrine dans le monde et ils reçoivent comme un retour de boomerang ce nouveau califat. Celui-ci est d'autant plus violent que sa création intervient dans un contexte de guerre totale contre le chiisme en Irak. Après la chute de Saddam Hussein en 2003, les Américains se sont appuyés sur les Kurdes et les chiites au détriment des sunnites considérés comme les alliés du dictateur. Le gouvernement du premier ministre irakien Nouri Al-Maliki était en grande partie motivé par ce désir de revanche sur le sunnisme. C'est l'une des causes de la crise actuelle.

Et concernant les chrétiens ?

Il ne me semble pas que le projet du nouveau califat soit de chasser explicitement les chrétiens d'Irak. Sous le califat, les chrétiens peuvent vivre en dhimmi, c'est-à-dire en payant un impôt. Les chrétiens sont ici les victimes collatérales d'un conflit sanglant entre sunnites et chiites mais ils ne sont pas directement visés. Ils sont pris en otages, dans une guerre qui ne les concerne pas. D’ailleurs, il y a un certain excès à parler de génocide, à moins que ce ne soit dans le but de préparer une intervention militaire de grande ampleur.

Pourtant, dans les faits, ils sont littéralement chassés de chez eux...

Je crois que c'est à lire là aussi dans un contexte de guerre. Les chrétiens sont considérés comme pouvant constituer une menace et donc on fait tout pour qu'ils partent afin de ne pas offrir un front affaibli face à l’ennemi, qui est tout de même une vaste coalition (USA, Europe de l’Ouest, Iran, gouvernement irakien, Kurdes…). Pour les Yézidis, c'est autre chose. Ils ont le malheur d'être considérés comme une hérésie... Toutefois, il faut rappeler que sous le califat historique, les Yézidis comme plusieurs autres minorités religieuses (les Druzes, les Sabéens…) ont pu survivre malgré tout. La comparaison avec le destin des cathares, pour ne prendre que cet exemple, est instructive.

Comment expliquer le fait que ce califat attire des musulmans du monde entier ?

Il y a là un problème de transmission de la religion. Dans l'islam, la transmission se fait à l'intérieur du groupe. Chez les gens qui n'ont pas été élevés dans l'islam ou bien qui ont redécouvert l'islam tardivement, il peut y avoir une attirance pour cette interprétation proposée par le califat qui se revendique comme étant la plus authentique. D'autres voient probablement dans la guerre menée en Syrie et en Irak un signe de la fin des temps. Dans des milieux très sectaires, il existe ce sentiment d'un combat final, avec des gouvernements musulmans dans le rôle des traîtres et une alliance entre juifs et chrétiens (que le soutien aveugle des puissances occidentales à Israël conforte). Selon la tradition musulmane, à la fin des temps viendra le Mahdi (l'imam caché chez les chiites), un descendant du Prophète. Toutefois on doit noter que al-Baghdadi s'est proclamé calife et non Mahdi.

Comment lutter contre ce califat ?

La question n’est pas « comment lutter contre ce califat », mais qu’est-ce qu’il signifie ? Ceux qui croient qu’il s’agit d’une lubie de quelques individus se trompent : même si tous les musulmans sont aujourd’hui intégrés dans des Etats nationaux ou prétendus tels et qu’ils sont souvent très patriotes, voire chauvins, le sentiment d’appartenance à la Umma demeure très fort. Or, non seulement les puissances occidentales ne cessent d’intervenir dans le monde musulman, y compris par les armes (en Irak, en Afghanistan, en Lybie, au Mali), mais aussi en apportant un franc soutien à Israël et en appuyant des putschistes comme en Egypte. Par ailleurs, de nombreux medias occidentaux ne cessent de s’en prendre à l’islam et de stigmatiser les musulmans. Ces derniers ne comprennent pas cette inimitié et à leurs yeux les caricaturistes danois et l’armée des Etats-Unis mènent le même combat contre l’islam. Le califat d’al-Baghdadi est certes voué à l'échec en raison du rapport des forces qui lui est défavorable ainsi que de sa politique religieuse mais tant que le monde musulman ne se trouvera pas une voix pour le représenter et tenir tête aux puissances occidentales, on va assister à l'avènement d'autres aventures de ce type. C'est cela la source de la crise dans le monde musulman. A long terme, il faut que les Occidentaux acceptent les musulmans comme des voisins, fiers de leur culture et de leur passé. Il faut en finir également avec le paternalisme qui domine la vision que les Occidentaux ont des musulmans et qui les conduit à les traiter comme des enfants ou des incapables.

Ref. Le califat ou le rêve de l'unité

Ah, ce pelé, ce galeux dont venait tout le mal, le paternalisme « colonial » pour l’appeler par son nom, on a déjà entendu cela quelque part. Mais il faudra plus pour nous en convaincre. JPSC

Commentaires

  • Les explications que fournit ce Monsieur sont très intéressantes. Mais il y a un sérieux malaise pour les « justifications » qu'il donne, concernant les persécutions contre les chrétiens et les yézidis. Cela ressemble presque à un plaidoyer pour les pauvres djihadistes du Califat Islamique, qui ne pourraient pas faire autrement que de persécuter et tuer ces mécréants chrétiens ou ces hérétiques yézidis.

  • "A long terme, il faut que les Occidentaux acceptent les musulmans comme des voisins, fiers de leur culture et de leur passé."C'est exactement cela que souhaitent la plupart des occidentaux: comme des voisins!
    Pour le reste, cet entretien suscite plus de questions qu'il n'en résout et montre à quel point il est malaisé d'obtenir des réponses claires et précises d'un interlocuteur musulman ou simplement oriental:tout se marchande,tout se discute à l'infini, on passe d'un argument à un autre, pour justifier l'injustifiable on transforme l'agressé en agresseur,on détourne le sujet de son propos, on "tourne autour du pot"..et le lendemain on dit autre chose dans un autre contexte.Le dialogue est vraiment difficile.

Les commentaires sont fermés.