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Le mystère d'une oeuvre sombrée dans l'oubli : "Augustin ou le Maître est là"

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Lu sur le blog de Patrick Rodel :

Le mystère de l'oubli. Joseph Malègue, le Proust catholique

          Pourquoi des auteurs qui ont eu, de leur vivant, un succès remarquable,  ont été couverts de louanges, ont nourri toute une génération de lecteurs qui n'étaient pas forcément des imbéciles, sombrent-ils dans un oubli presque total ? La question m'a toujours paru mystérieuse. Les explications les plus courantes ont un caractère d'évidence qui interdit toute velléité de lire ces gloires du passé ou plus encore de les réhabiliter - leurs livres ont vieilli, ils ignorent les subtilités des outils d'analyse que nous possédons, ils décrivent un monde qui ne nous dit plus rien - il est donc normal qu'ils aient disparu des rayons des libraires - qui se plaindrait de ne pas trouver les titres d'Henri Bordeaux  ? de Georges Duhamel ? L'oubli enfouit dans une obscurité définitive des dizaines et des dizaines d'auteurs, dont certains se croyaient 'immortels' et l'étaient d'ailleurs ! Et l'on se prend à rêver qu'un tel sort soit réservé à telle gloire actuelle qui encombre les tables des libraires. Purgatoire est le terme généralement utilisé par les critiques, période plus ou moins longue qui suit la mort des écrivains en attendant une hypothétique remontée au catalogue des éditeurs.

          Il arrive qu'une étiquette vienne frapper d'infamie certains d'entre eux - antisémite, collaborateur, pétainiste, communiste, etc -. On ne se donne pas toujours la peine de vérifier le bien-fondé de ces accusations. Et l'on peut s'étonner que d'autres passent au travers de ces jugements et continuent leur carrière ou que l'on ne leur tienne pas rigueur de tel ou tel de leurs engagements.

          Il est arrivé une semblable mésaventure à Joseph Malègue. Ces ouvrages dorment peut-être encore dans des bibliothèques poussiéreuses. Mes grands-parents, sans doute, les avaient lus avec passion - ça commence à dater ! Malègue est né en 1876, est mort en 1940 - la malchance a voulu que le ministre vichyssois de l'époque lui ait rendu hommage - on en a conclu un peu vite que l'idéologie de Malègue était en accord avec les thèmes et les obsessions de Vichy. Certes, il n'est sans doute pas un homme de gauche et il lui arrive d'avoir des mots durs pour les socialistes de son temps - guère plus durs que ceux que nous utilisons, à l'heure actuelle, contre le PS... Et, du coup, personne ne s'est plus donné la peine de lire celui que l'on appelait le Proust catholique. Il a fallu que le Pape François fasse allusion à l'expression "les classes moyennes de la sainteté" qu'on trouve souvent sous la plume de Malègue pour que les éditions du Cerf prennent la décision de rééditer "Augustin ou le Maître est là".

          Je me suis plongé dans ce roman, paru dans les années 30. Et j'y ai découvert un écrivain d'une rare puissance, un monde qui pour n'être plus le nôtre est peuplé d'êtres d'une complexité qui peut encore nous passionner, une qualité d'écriture qui s'adapte magnifiquement aux évocations de la nature comme aux subtilités de l'analyse des sentiments. Nous suivons le personnage principal, Augustin de son enfance dans les terres ingrates du Cantal à sa mort dans un sanatorium suisse. Il est issu d'une famille qui n'est pas encore très éloignée de ses racines paysannes, même si son père professeur agrégé de lettres classiques, chahuté par ses élèves, a été oublié par l'Education nationale dans un modeste lycée. Sa mère est profondément croyante, son père est sans doute d'un agnosticisme bienveillant et Augustin reçoit une éducation catholique très traditionnelle. C'est un élève brillant dont l'avenir est tout tracé - il partira préparer à Paris le concours de l'ENS, il y sera reçu. L'évocation de la vie normalienne est savoureuse. Augustin rencontrera quelques personnalités hors du commun avec lesquelles il passera des heures à discuter philosophie et religion. Mais Augustin découvre aussi ce qui dans l'Eglise catholique s'appelle la crise du modernisme - l'exégèse, la critique historique des textes sacrés, les exigences de rationalité d'une génération qui voit se développer de façon presque exponentielle les sciences et les techniques. Il va, petit à petit, s'éloigner de l'Eglise. Il croise quelques figures d'ecclésiastiques qui incarnent toutes les contradictions dans lesquelles se débat l'Eglise - depuis ceux qui ont perdu la foi jusqu'à ceux qui s'efforcent de trouver un juste milieu entre les tendances modernistes et les exigences de la tradition. Cette période se clôt sur la mort du père.

          Malègue ose, dans le récit de cette vie, faire l'impasse sur la Grande Guerre. On retrouve Augustin, jeune professeur d'Université, dans ce monde ravagé - tant de visages aimés ont disparu à jamais -. Il ne reste que sa mère et sa soeur Christine qui, après avoir été abandonnée par son mari, élève seule son enfant. Pendant ses vacances, il retourne aux Sablons, le domaine que possède une richissime famille d'aristocrates et que son père fréquentait jadis. Augustin a toujours été fasciné par la beauté de la maîtresse de maison, mais c'est de sa nièce Anne  qu'il tombe amoureux. La description qu'il fait de ce monde a la cruauté des pages de Proust et la poésie de celles d'Alain Fournier. Au moment où il pense toucher au bonheur, il est rattrapé par l'autre drame de ces années - la tuberculose - l'enfant de sa soeur est atteint d'une méningite tuberculeuse dont il va mourir, en même temps que s'éteint la vielle mère d'Augustin. Cette double agonie dont Malègue ne nous tait aucun détail - il est vrai que la mort ne se cachait pas alors dans l'anonymat aseptisé des hôpitaux - plonge Augustin dans une crise d'autant plus grave qu'il découvre qu'il est lui-même atteint par la maladie et qu'il est sans doute responsable de la mort de l'enfant.

          Tout espoir d'une vie normale lui est maintenant interdit - Anne s'efface comme un rêve au réveil -, il se réfugie dans un sanatorium, en Suisse, mais il n'a plus envie de combattre et se laisse glisser dans la mort. Mais l'ultime rencontre avec son vieil ami Largilier, ce normalien scientifique dont l'intelligence aigüe et les exigences spirituelles l'avaient tellement séduit et qui est devenu jésuite, lui apporte la confiance et la paix qu'il avait depuis si longtemps perdues - une scène bouleversante et sans aucun pathos inutile.

          Ce livre peut-il encore trouver des lecteurs ? je le souhaite car c'est d'un livre-monde qu'il s'agit et la beauté du style en fait un chef d'oeuvre.

Commentaires

  • Je confirme pleinement cette courte et juste analyse du roman de Joseph Malègue. Que de fois, en le lisant, me suis-je interrompu, comme stupéfié, en disant : "Comme c'est bien écrit !" ou "Comme c'est juste !".
    On y retrouve de nombreuses qualités attribuées à Proust (pénétration de l'analyse psychologique, ironie subtile, élégance et richesse stylistique, etc), sauf que Malègue nous porte vers le Haut !
    Proust, tourne sur lui-même et sur le monde, comme une toupie enchanteresse, mais le pauvre Marcel ne débouche que sur un simulacre d'absolu (la vraie vie est la vie rêvée et narrée). Tout en épousant les sinuosités et les contours des choses terrestres et humaines, Malègue progresse sans faiblir vers le haut, vers le Très-Haut.
    Il est temps de redécouvrir Joseph Malègue, l'une des plus belles plumes de la littérature française !

  • @ p r m ... Merci pour votre commentaire. D'après votre appréciation de ce roman, il n'est sans doute pas très difficile de comprendre pourquoi un tel livre est censuré dans les écoles de la République païenne française. Où la seule "transcendance" admise est celle du dieu État ou celle du dieu Argent.

  • Qu'un tel chef-d'oeuvre ait été "oublié" ne s'explique que par une volonté d'ostracisme. Joseph Malègue n'est pas le seul "déviant" à souffrir du purgatoire littéraire.

  • Dans le même ordre d'idée. Qui s'étonnera du peu de médiatisation des 100 ans de la mort de Charles de Péguy.... contrairement à Jean Jaurès...

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