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Qui sont les cathos de la Manif pour tous ?

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6a00d83451619c69e201b8d07790f3970c-500wi.pngAux premières nouvelles, la « manif pour tous » organisée à Paris ce dimanche aurait, selon les organisateurs, rassemblé un demi-million de personnes. Mais qui sont-ils, ces défenseurs des valeurs familiales que le pape François lui-même a mises en débat dans un synode ouvert ce même jour à Rome ?  Pour Figaro-Vox, Yann Raison du Cleuziou dresse le portrait sociologique des différents mouvements qui composent la Manif pour tous :

« On ne compte plus les articles qui interprètent exclusivement La Manif Pour Tous (LMPT) comme une «riposte catholique». Il n'y a pas que des catholiques dans LMPT mais, certes, il y en a beaucoup parmi les plus engagés, c'est indéniable. Comment interpréter cette présence? L'historienne Danielle Tartakowsky y voit le retour d'une «France catholique conservatrice» et «maurrassienne» (Libération, 4 février 2014). Je doute que les Mariannes brandissant leur code civil en tête de cortège eussent été du goût du penseur de l'Action française… Mais outre ce point de détail, j'ai pu observer au contraire que c'est un certain idéal de la démocratie chrétienne qui mobilise et ce que Jean Baubérot a qualifié de «catho-laïcité»: l'utopie d'un socle de valeurs chrétiennes défendues par la loi républicaine au nom d'un très laïc intérêt général. Il faut d'ailleurs souligner le paradoxe historique de ces catholiques qui défendent le mariage civil autrefois combattu par l'Eglise. On aurait tort d'y voir une simple «stratégie de com», la loi de 1905 a plus d'un siècle et les catholiques ont profondément intériorisé le cadre laïc et républicain.

Ces manifestants sont-ils donc si conservateurs que ça? Pour Eric Fassin, les opposants à la loi Taubira affirment le caractère hétéronome des normes qui fondent la famille (colloque AFSR février 2014). La compétence du législateur serait donc limitée par la «loi naturelle». Au contraire, les partisans de la loi affirment la totale autonomie de la démocratie: le législateur est tout puissant. La soi-disant «nature» n'étant que de l'histoire, rien ne doit s'opposer à ce que l'histoire se poursuive. La démocratie donne à l'homme le pouvoir de définir ce qu'il est. Cette problématique permet de replacer LMPT dans le temps long de l'opposition philosophique entre conservatisme et politique de l'émancipation. C'est un des aspects du mouvement. Pourtant parmi les manifestants que j'ai interrogé, c'est un autre type d'argumentation, bien plus moderne, qui a attiré mon attention: la référence aux générations futures, le refus d'enfants cobayes de l'homoparentalité et bien sûr, plus généralement, le droit des enfants à avoir un père et une mère. A ce titre, dans la perspective des travaux de Bruno Latour, on pourrait voir dans LMPT, l'ambition d'étendre la représentation démocratique à des «sans-voix». Des représentants des embryons humains ou des générations futures n'auraient-ils pas leur place au «parlement des choses» où des scientifiques représenteraient les intérêts des océans ou des espèces animales? Cette posture «d'écologie humaine» semble hybrider conservatisme et progressisme.

Et la foi dans tout ça? Beaucoup de manifestants trouvaient totalement incongru que je les interroge sur ce point. C'est le «bon sens» voire «la nature» et non la Bible ou la théologie néo-thomiste qui les mobilisaient. Les normes de parenté n'ont pas la religion pour seul fondement. Leur évidence est sociale avant d'être religieuse. La chercheuse Eglantine Jamet-Moreau a montré à quel point les jeunes manifestants qu'elle a rencontré étaient pris dans une logique à la fois culturelle et de genre liée aux normes de leur classe sociale: une certaine bourgeoisie classique (colloque EPHE/GSRL mai 2014). Plus généralement, il faut rappeler que la famille est une valeur plébiscitée par les Français et, a fortiori, chez les catholiques pour lesquels elle est un vécu intime et social intensément valorisé. Pourquoi les cathos s'engageraient-ils plus que d'autres pour la défendre? Parce qu'ils appartiennent à un groupe fortement intégré dont les membres partagent la conviction de bénéficier d'un rapport privilégié à la vérité. L'engagement est donc stimulé à la fois par un sentiment d'être investi du devoir de défendre cette vérité et par la pression sociale diffuse qui s'exerce pour cette raison au sein du groupe.

L'historien Guillaume Cuchet interprète, quant à lui, LMPT comme le signe de l'entrée des catholiques dans une logique de communauté minoritaire discriminée, ce qui leur impose de défendre leur identité en empruntant les modes d'action du lobbying (Esprit, août-septembre 2013). Cette préoccupation est présente chez une partie des catholiques comme je le montre dans l'ouvrage Qui sont les cathos aujourd'hui?. Mais cet état d'esprit me semble plus à l'œuvre dans les mobilisations contre les pièces de théâtre de Rodrigo Garcia et Roméo Castellucci.

Dans les cortèges de LMPT, ce qui est mis en scène, ce n'est pas la revendication d'un groupe religieux particulier mobilisé au nom du respect qui lui est dû ou de l'objection de conscience. L'ethnologue Valérie Aubourg a donné l'exemple d'une religieuse rencontrée lors d'une manif, qui refusa obstinément de nommer sa congrégation, affirmant être là uniquement comme citoyenne (colloque GSRL/EPHE mai 2014). Ce type d'attitude et le choix d'une argumentation non confessionnelle manifestent une volonté de «faire peuple» et de s'inscrire dans le cadre de la légitimité que confère la démocratie à la majorité. On mesure là le fossé profond qui sépare le cortège de Civitas & co, à l'affichage religieux décomplexé, et celui de La Manif Pour Tous. Les militants de LMPT ont la prétention de représenter la majorité silencieuse du pays.

Gare aux généralisations hâtives! Il ne faut pas non plus faire de LMPT un mouvement homogène. La dissidence du Printemps français et la prise de distance de Frigide Barjot témoignent d'une diversité de rapport au monde et donc de compréhension de soi chez les militants. Ce jeune mouvement a déjà une histoire. Retrouvera-t-on le 5 octobre, exactement la même variété de militants et de motivations qu'aux premières manifestations? Il est probable que non. Par ailleurs, les interprétations de LMPT comme mouvement catholique ont eu tendance à gommer la complexité et les divisions du monde catholique. Il ne faut pas oublier que 40% environ des catholiques pratiquants n'étaient pas hostiles à la loi Taubira (sondage Pèlerin, juin 2013). Pour des raisons pastorales, bien des prêtres ont été gêné par la confusion entretenue dans l'opinion publique entre l'Eglise et LMPT. Certes des cathos sont dans LMPT. Mais les cathos ce n'est pas la LMPT.

Ref. Qui sont les cathos de la Manif pour tous ?

Yann Raison du Cleuziou est maître de conférences en science politique à l'Université de Bordeaux et chercheur au Centre Emile Durkheim. Il vient de publier Qui sont les cathos aujourd'hui? Sociologie d'un monde divisé (Desclée de Brouwer).

JPSC

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