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L'exode des chrétiens de Syrie : une catastrophe pour notre civilisation

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Lu sur lecourrierderussie.com :

« L’exode des chrétiens de Syrie est une catastrophe pour notre civilisation »

« Vous savez, les médias occidentaux font aujourd’hui preuve d’une indifférence étonnante à l’égard de la Syrie. »

La rencontre historique du 12 février 2016 à La Havane entre le pape François de Rome et le patriarche de l’Église orthodoxe russe Kirill sera l’occasion d’aborder la question de la situation des chrétiens d’Orient. Pour le patriarche de l’église syriaque catholique Ignace Joseph III Younan, les chrétiens de Syrie subissent actuellement un « génocide ». La revue russe Ogoniok s’est entretenue avec lui.

Ogoniok : Votre Sainteté, que se passe-t-il en Syrie, en fait ?

Ignace Joseph III Younan : Je suis un homme d’Église, et non un politicien : et ce qui m’inquiète en premier lieu, ce sont les souffrances de la population, qui paie le prix le plus élevé de cette guerre civile. Je ne parle pas seulement des victimes. Le nombre de gens souffrant de la faim, de la pénurie de médicaments et de conditions de vie inhumaines se compte en millions [plus de 2 millions, selon les données de l’organisation catholique « Aidons l’Église souffrante », ndlr].

Regardez ce qui s’est passé en trois ans à Alep ! Ce qui était autrefois un centre culturel et marchand prospère, unique en termes de démographie et de composition religieuse, cette ville où toutes les confessions étaient représentées, n’est plus aujourd’hui qu’un amas de ruines.

Ce qui se passe aujourd’hui en Syrie est un génocide des chrétiens – je n’ai pas d’autre mot. La communauté chrétienne du pays était une des plus importantes du Proche-Orient, elle représentait jusqu’à 19 % de la population globale – mais aujourd’hui, nous ne sommes plus que 5 % en Syrie. Et un exode aussi massif des chrétiens hors des lieux qui constituent le berceau de leur enseignement est une catastrophe non seulement pour la Syrie et tout le Proche-Orient, mais pour notre civilisation dans son ensemble.

Ogoniok : Tous les pays semblent prêts à combattre l’État islamique, mais ils sont incapables de se mettre d’accord sur des opérations militaires communes…

Le patriarche Ignace Joseph III Younan. Crédits : famillechretienne.fr

Le patriarche Ignace Joseph III Younan. Crédits : famillechretienne.fr

 

 

Ignace Joseph III Younan : Après tout ce qui s’est passé, il n’est évidemment pas facile de s’asseoir ensemble à la table des négociations. Tous les patriarches orientaux, moi y compris, avaient alerté le monde à l’époque : la Syrie, avec la complexité de sa situation démographique, religieuse et linguistique, n’est ni l’Égypte, ni la Libye. L’affaire ne se limitera pas à un « Printemps arabe » en Syrie, avais-je tenté de convaincre mes interlocuteurs en 2011 déjà, à Paris, alors que la crise ne faisait que commencer.

Mais à l’époque, tous les médias européens répétaient, à la suite des Américains : « La chute d’Assad est l’affaire de quelques jours ». Nous avions prévenu que cela finirait en un cauchemar qui n’épargnerait personne, mais la Syrie, comme l’Irak avant cela, a tout de même été sacrifiée sur l’autel de l’opportunisme géopolitique.

Ogoniok : Qu’entendez-vous par cette formule ?

Ignace Joseph III Younan : Ce que je veux dire ? Je veux dire que les leaders européens ont laissé la Méditerranée aux mains des Américains, dont l’objectif était non de protéger les droits des minorités, mais de faire plaisir aux émirats pétroliers…

Prenez les négociations de Genève-3, où l’opposition syrienne a été invitée à prendre la parole. D’où arrive-t-elle ? D’Arabie saoudite. Il y a trois ans, lors des premières négociations de Genève [Genève-1, ndlr], j’ai demandé : pourquoi appelons-nous ces gens des « révolutionnaires syriens » ? Un révolutionnaire qui défend la cause de son peuple doit être auprès de ce peuple, si je ne m’abuse ?

Comme Nelson Mandela, qui s’est battu dans son pays, a fait de la prison, est devenu un héros… Mais ces gens qui ont fui leur pays – pourquoi seraient-ils en droit de décider du destin de la Syrie ? Je reconnais toutefois qu’avec le temps, certains d’entre eux sont devenus plus raisonnables, je dirais plus honnêtes dans leurs jugements.

Et j’espère vivement que cette évolution jouera son rôle au cours des négociations. J’ai l’impression qu’aux États-Unis aussi, d’ailleurs, on comprend de plus en plus que l’opposition n’a pas le droit d’exiger des conditions particulières et qu’elle doit s’installer à la table des négociations au même titre que tous les autres participants.

Je vais être plus explicite : une des raisons pour lesquelles la crise en Syrie s’éternise est que sa résolution est empêchée par ceux que l’on appelle les insurgés, qui, partant des intérêts de leurs groupes religieux et ethniques, considèrent que le gouvernement actuel est « infidèle » [au sens religieux du terme ; le patriarche fait allusion à l’opposition des sunnites et des chiites, ndlr] et veulent le renverser.

Ogoniok : Ce qu’exige aussi l’Occident…

Ignace Joseph III Younan : L’Occident peut exiger ce qu’il voudra, mais le destin du président syrien est entre les mains du peuple syrien. Et il doit être décidé à l’issue d’élections ou d’un référendum, sous le contrôle de l’ONU s’il le faut.

Ogoniok : En Occident, on dit que la Russie veut en réalité, par ses actions en Syrie, soutenir Bachar el-Assad.

Ignace Joseph III Younan : Les Russes ont annoncé dès le départ leur volonté de soutenir le peuple syrien, qui choisira ensuite son président. Mais le plus important est ailleurs : l’intervention des Russes a aidé à libérer des villes et des villages des bandes terroristes qui les contrôlaient.

Ogoniok : Dans ce cas, pourquoi l’Occident accuse-t-il la Russie de bombarder l’opposition plutôt que l’État islamique ?

Ignace Joseph III Younan : Pour ce que je sais de ce qui se passe dans mon pays, les bombardements russes ont visé précisément les endroits où ils étaient nécessaires. D’autant, et c’est très important, que la Russie coordonne ses actions avec les troupes gouvernementales, ce qui permet d’éviter des victimes superflues.

Mais soyons francs, si vous le voulez bien. À propos de la distribution actuelle des forces, il faut admettre une chose : à part l’Armée syrienne libre, composée de soldats et d’officiers ayant déserté l’armée syrienne pour combattre le gouvernement, il n’y aucune autre force d’opposition modérée en Syrie.

Nous savons parfaitement – et l’Occident le sait très bien aussi – que ceux qui contrôlent aujourd’hui les territoires syriens occupés sont des gens qui confessent un islamisme fanatique, quel que soit le nom qu’ils se donnent. De ce fait, l’anéantissement de l’armée syrienne régulière conduirait à encore plus de chaos dans la région.

Ogoniok : Et comment vos propos sont-ils accueillis dans les médias occidentaux ?

Ignace Joseph III Younan : Vous savez, les médias occidentaux font aujourd’hui preuve d’une indifférence étonnante à l’égard de la Syrie. Avant, ils faisaient à chaque fois état de la prise par l’EI de telle ou telle ville, mais aujourd’hui, on ne les entend plus. On dirait qu’ils commencent de comprendre que leurs efforts dans la lutte contre l’EI se sont avérés insuffisants…

Ogoniok : Il y a beaucoup de chrétiens orthodoxes en Syrie, et je sais que vous fonctionnez avec eux comme une seule communauté œcuménique unie. Êtes-vous soutenus d’une façon ou d’une autre par l’Église orthodoxe russe ?

Ignace Joseph III Younan : Le patriarche Kirill est venu en Syrie et au Liban en 2012, et a publiquement déclaré que l’Église orthodoxe russe soutenait la liberté religieuse pour tous au Proche-Orient. Malheureusement, nous n’avons pas entendu de telles déclarations dans la bouche des Occidentaux, ni de la part des leaders religieux, ni de celle des acteurs laïcs.

Patriarche de l’Église orthodoxe russe Kirill. Crédits : pravmir.ru

Patriarche de l’Église orthodoxe russe Kirill. Crédits : pravmir.ru

Il y a deux mois, mon confrère, le patriarche de l’Église orthodoxe syrienne [Ignace Ephrem II, primat de l’Église syriaque orthodoxe, patriarche d’Antioche et de tout l’Orient, ndlr], s’est rendu à Moscou et y a rencontré le patriarche Kirill, le président de la Douma Sergueï Narychkine et le ministre des affaires étrangères Sergueï Lavrov. Il leur a exposé ses craintes sur le fait que les chrétiens risquaient de disparaître du Proche-Orient. Et on lui a répondu : n’ayez pas peur, nous sommes là-bas pour vous aider.

Ogoniok : Les chrétiens ne sont pas les seuls à fuir la Syrie, de nombreux musulmans s’en vont aussi. Que pensez-vous de cet exode et de la façon dont les réfugiés sont accueillis en Europe ?

Ignace Joseph III Younan : Je ne peux pas juger de la façon dont les gens doivent agir en Europe. Mais j’estime que des réfugiés musulmans qui arrivent dans un pays où l’on est prêt à leur accorder tous les droits doivent s’intégrer et, en premier lieu, ne pas opposer leur religion à la vie publique et privée de ce pays.

Mais hélas, une partie d’entre eux n’a pas appris à dissocier la religion de l’État, ils ont été élevés dans la certitude qu’ils appartiennent au meilleur des peuples, et que leur religion est la meilleure des fois. De ce fait, ils sont persuadés de devoir non seulement confesser leur foi, mais également la prêcher, pour qu’avec le temps, elle domine peu à peu aussi en Europe. Je sais qu’il n’est pas convenable de parler ainsi, que ce n’est pas politiquement correct, mais voilà longtemps que ce n’est plus un secret pour personne.

Ogoniok : Il faut pourtant bien régler ce problème des réfugiés d’une façon ou d’une autre…

Ignace Joseph III Younan : À une époque, la mer Méditerranée, par laquelle les gens s’enfuient aujourd’hui vers l’Europe, était surnommée Mare Nostrum [« Notre mer », ndlr]. Aujourd’hui, on l’appelle Male Nostrum [« Notre malheur », ndlr]

Mosaïque religieuse en Syrie. Crédits : la-croix.com

Mosaïque religieuse en Syrie. Crédits : la-croix.com

L’Église syriaque catholique est une des Églises catholiques d’Orient. Elle est dirigée par le patriarche d’Antioche et de tout l’Orient, qui réside à Beyrouth, au Liban. Fondée à Antioche par saint Pierre, cette Église fut dès l’origine, avec Alexandrie, un des centres importants du rayonnement évangélique. Les Syriens catholiques sont aujourd’hui environ 150 000 dans le monde, répartis principalement en Irak (42 000) et en Syrie (26 000). 55 000 vivent dans la diaspora. Actuellement, les Syriens catholiques d’Irak et de Syrie, comme tous les chrétiens orientaux, sont durement persécutés par les islamistes. Ils sont nombreux à se réfugier à Erbil, au Kurdistan.

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