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La montée en puissance des "catholiques identitaires" vue par un sociologue

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De Marie Lemonnier sur L'OBS (18 décembre) :

Comment les catholiques identitaires montent en puissance

Le réveil catholique s'est amorcé au début des années 1980. Des nostalgiques de la nation chrétienne ont peu à peu rallié les rangs des pratiquants conservateurs. Entretien avec le sociologue des religions Philippe Portier. 

Philippe Portier est directeur d’études à l’Ecole pratique des Hautes Etudes, où il occupe la chaire "Histoire et sociologie des laïcités" et dirige le groupe sociétés, religions, laïcités (GSRL). Il est également professeur de théorie politique à Sciences-Po. Il vient de publier "l’Etat et les religions en France. Une sociologie historique de la laïcité", aux Presses universitaires de Rennes.

L’élection de François Fillon à la primaire de la droite a révélé un électorat catholique très mobilisé. Comment l’expliquer, alors que les pratiques et appartenances religieuses n’ont cessé de chuter ces trente dernières années

L’idée de la sécularisation, selon laquelle nos sociétés du progrès faisaient disparaître, de manière linéaire et homogène, l’hypothèse religieuse de nos horizons collectifs et même de nos expériences individuelles, a longtemps dominé. Je crois qu’il faut maintenant récuser ce paradigme pour lui substituer celui de la "polarisation", mieux à même de rendre compte de la complexité du réel.

La société française est en effet travaillée par un double mouvement. D’un côté, un processus de détachement à l’égard des institutions et normativités religieuses : le pôle des sans-religions représentent 40 % de la population contre 4 % en 1950, avec en son sein 25 % d’athées convaincus. Et de l’autre, comme en réaction, un mouvement puissant de réaffirmation des identités religieuses, et particulièrement du monde catholique qui rassemble encore 50 % de la population – pratiquants réguliers, irréguliers et simple déclarés confondus. Cette polarité religieuse vote plus à droite que la moyenne, tandis que la non-religieuse est bien davantage favorable au libéralisme moral.

Ces deux polarités opposées ne sont cependant pas absolument homogènes. Parmi les catholiques pratiquants réguliers par exemple, je distingue entre les « catholiques d’identité », qui restent très attachés au libéralisme économique, à la propriété, et qui entendent fonder la loi sur une morale objective ou « le Bien » – ceux-là montent en importance et se sont retrouvés en « affinités électives » avec François Fillon –, et puis les « catholiques d’ouverture », qui considèrent que c’est à partir de la délibération des consciences autonomes ou « le Juste » qu’il faut construire l’ordre politique. Ces derniers sont en perte très nette d’influence, d’autant plus que les nouveaux prêtres viennent massivement de la mouvance de « l’identité ».

 

Qu’en est-il de l’évolution des catholiques déclarés non pratiquants?

Il y a encore vingt ans, j’aurais dit que ceux-ci allaient bientôt sortir du catholicisme pour rejoindre la polarité non-religieuse. Or, ce qui est apparu au cours des deux dernières décennies, c’est que ce cercle extérieur, au lieu de sortir du pôle religieux, tend à se réenraciner dans la « communauté imaginée » du catholicisme. Non pas par adhésion aux dogmes ou aux pratiques de l’Eglise, mais pour défendre l’idée que la nation – qui fait son grand retour - trouve sa définition culturelle dans le christianisme. D’où l’importance du récit sur les racines chrétiennes de la France, qui fait souche durant les années 2000 et qui se propage, par effet d’halo, depuis l’extrême droite jusqu’à la gauche aujourd’hui. Ce roman national a des effets performatifs. Il aboutit d’une part à hiérarchiser les populations, en construisant la composante musulmane comme allogène. Et il conduit, d’autre part, à se défier de l’éthique de la subjectivité en politique pour lui privilégier une éthique de la limite. Toutes les sociétés européennes connaissent du reste actuellement ce tropisme du réenracinement.

Mais des porosités existent entre les deux pôles. Sur les questions saillantes comme le mariage homosexuel, les catholiques peuvent recevoir l’appui de certains éléments issus de la polarité non-religieuse, ceux qu’on appelle les « athées dévots » en Italie, qui partagent leur hantise de la décadence des temps. Elevé dans l’athéisme communiste, l’écrivain Maurice Dantec, avec son exaltation de la « France de Charlemagne », est une illustration de cette possible jonction.

Ces phénomènes de polarisation sont révélateurs du fait que nous sommes entrés dans un conflit des cultures, ou pour le dire comme Olivier Roy, dans une « guerre des valeurs ».

Ce « réveil catholique » date-t-il de 2012, avec la naissance de la Manif pour tous qui déclare officiellement cette « guerre » sur le pavé, ou a-t-il des racines antérieures ?

La Manif pour tous a été un point de basculement qui a permis de rendre manifeste ce qui était latent. Si, à un moment donné, ce pôle religieux de la population ressurgit, c’est d’abord parce que des tendances de fond lui sont favorables. A partir des années 1980 en effet, on passe d’une histoire qui a la certitude du progrès à une histoire plus indéterminée.

Cette indétermination n’est pas simplement un effet de la crise économique ou politique, elle-même liée à l’appesantissement de la globalisation. Elle tient aussi au fait que, par alliance de la technique et de la liberté, nous sommes, comme l’a noté Habermas, en train de « transformer l’image que nous avons de notre propre nature ». PMA, recherches sur les cellules souche, théories du genre, mariage pour tous, euthanasie…, c’est tout l’imaginaire de la vie né du christianisme qui se trouve bousculé et appelle la résistance des groupes attachés à la pensée du droit naturel.

Soulignons aussi, que dès les années 1980, arrivent de Rome des appels insistants à la mobilisation. Le fameux « N’ayez pas peur » de Jean-Paul II, prolongé par les textes de Benoît XVI, acte le passage d’une stratégie de l’enfouissement à une stratégie d’affirmation. Contre la sécularisation du droit et des mœurs, les catholiques sont invités à faire valoir leur propre « identité », indexée sur le respect de la moralité objective, dans l’espace public. L’Eglise romaine insiste particulièrement sur les enjeux relatifs à l’intime. Ce n’est plus la laïcisation des institutions qui fait problème, mais les ouvertures libérales concernant la famille, le corps, la vie, ces points du social où se maintenait hier encore la norme catholique, malgré les postulats individualistes issus de la Révolution de 1789.

Selon quels modes s’est organisée cette mobilisation catholique depuis les années 1980?

Ce nouvel intransigeantisme a suivi une triple stratégie de présence, soutenue par une partie de l’épiscopat. Premier volet : la culture. Les catholiques militants élaborent une politique d’hégémonie gramscienne : il s’agit de placer les questions éthiques et bioéthiques au cœur du débat public pour reconfigurer la conscience collective. Ils développent alors des groupes de réflexion (pensons à l’Emmanuel et à ses universités d’été), réactivent ou créent des revues (« Liberté politique », « L’homme nouveau », « France catholique », « Famille chrétienne » ou « Limite »), fondent des institutions de recherche et de diffusion de la pensée catholique (c’est l’intention du cardinal Lustiger quand il crée les Bernardins). Il faut bien sûr ajouter toute la blogosphère catholique, désormais particulièrement active.

Deuxième volet : le terrain social, où le catholicisme possède encore de larges capacités d’encadrement. Dans le domaine de la famille, il faut signaler le poids, très important au moment de la Manif pour tous, des Associations familiales catholiques ou d’Alliance Vita de Tugdual Derville, qui organisent des débats avec l’appui des paroisses et des diocèses.

Et dernier étage de la fusée : la sphère politique. Le catholicisme a souvent hésité entre deux stratégies. Celle de la concentration : créer son propre parti, à l’exemple du Parti chrétien démocrate de Christine Boutin et Jean-Frédéric Poisson. Ou celle de la pénétration : peser à l’intérieur de la droite établie. C’est l’option qu’a aujourd’hui mis en œuvre Sens commun, héritier de ces trois décennies de mobilisation catholique, en soutenant François Fillon.

Philippe Portier est directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, où il occupe la chaire « Histoire et sociologie des laïcités » et dirige le Groupe Sociétés, Religions, Laïcités (GSRL). Il est également professeur de théorie politique à Sciences-Po. Il a récemment publié « Métamorphoses du catholicisme » avec Céline Béraut (Maison des sciences de l’homme, 2015), et vient de faire paraître « L’Etat et les religions en France : Une sociologie historique de la laïcité », aux Presses universitaires de Rennes.

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