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Rester sourds et aveugles face aux drames des migrants ?

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Du blog de Koz :

Le poids des souffrances

Lors d'un débat récent et bientôt diffusé, un interlocuteur dont le nom importe moins que l'idée qu'il diffuse a évoqué les souffrances négligées des populations locales, populations autochtones, dont le malaise identitaire ne serait pas pris en compte. Il reproche vertement à l'Eglise catholique - et, au premier chef, au pape François - de se consacrer exclusivement aux souffrances des migrants et de mépriser les Européens et leur angoisse. Il faudrait les câliner un peu. J'ai donné acte à mon contradicteur du fait que l'Eglise, et le Christ avant elle, continue de prêter une attention renforcée à la souffrance du pauvre plus qu'à celle du riche. Et j'ai dit l'indécence que je trouvais à comparer les souffrances des migrants et celles des Français - même, à vrai dire, pauvres. J'aurais pu insister encore sur le fait que ces derniers n'ont pas besoin de porte-paroles germanopratins, et se montrent souvent d'une générosité à faire pâlir le bourgeois. J'aurais pu détailler les souffrances des migrants. Que ce soit par manque d'à-propos ou par mesure, par pudeur ou par lâcheté, je m'en suis tenu là. Également parce qu'à la vérité, je ne fais rien pour eux. C'était, aussi, avant de lire Les larmes de sel. Le hasard a voulu que j'ai ce livre avec moi pendant ce débat, et que je le lise ensuite.

Il porte le témoignage d'un Lampedusien de souche. Élevé à la dure dans une famille de pêcheurs, séparé de sa famille à douze ans pour aller faire ses études sur le continent, sur le pont sans relâche depuis 25 ans, animé par sa foi et par son histoire personnelle. Je viens de l'achever, et c'est délibérément que j'écris ceci à peine la dernière page tournée. Car Pietro Bartolo a raison : nous, ici, ne laissons entrer l'émotion qu'un temps de raison, avant de reprendre le cours de nos vies. Mais il raconte ces souffrances qu'il faudrait, donc, pondérer par les nôtres.

Cette famille repêchée, prostrée. Quand l'embarcation a coulé, le père a pris le bébé de dix-huit mois dans ses bras, l'a glissé sous son t-shirt, et a saisi la main de son fils de trois ans. Il a nagé autant que possible, au milieu de la mer, seule façon de ne pas se refroidir et sombrer. Et puis à un moment donné, la force physique lui a manqué. Il a compris qu'il ne tiendrait plus longtemps et qu'ils sombreraient tous. Alors, il a lâché la main de son fils de trois ans, l'a regardé s'enfoncer dans la mer. Pour son malheur, les hélicoptères ne sont arrivés que quelques minutes après, et il ne se pardonnera pas de ne pas avoir résisté plus longtemps. Il y aussi Mustapha, cinq ans, qui va tellement mal qu'il a fallu lui pratiquer une très douloureuse perfusion intra-osseuse. Lui a vu sa mère et sa petite sœur mourir, sombrer. Et il a bien compris.

 

Il y a ces vingt-cinq cadavres dans la cale du bateau qui accoste. Vingt-cinq corps qui n'ont plus d'ongles aux mains. Placés dans la chambre froide, pressés les uns aux autres, manquant d'air, ils ont essayé de sortir en force. Les passeurs ont alors arraché la porte d'une cabine et l'ont placée sur l'ouverture, fermant hermétiquement la cale, attendant que le manque d'oxygène règle leur problème. A l'intérieur, ils ont essayé d'arracher les planches des cloisons avec leurs mains, s'arrachant tous les ongles, avant de mourir asphyxiés. Cette jeune fille de quinze ans, inquiète de savoir si elle est enceinte. Elle dit ne pas avoir été violée mais n'a pas eu ses règles depuis quatre mois. Sur place les passeurs injectent aux filles un produit pour qu'elles ne tombent pas enceintes si elles étaient violées, mais Pietro Bartolo a bien conscience qu'il s'agit surtout, pour la suite, d'éviter des complications aux réseaux de prostitution. Et si elle continue de le nier, elle a été violée. Violentée comme 70% des femmes migrantes. Femmes aussi, placées au fond des zodiac, dans un mélange d'eau salée et d'essence dont la réaction chimique leur brûle lentement la chair, "provoquant des plaies profondes, et des blessures chimiques terribles (...) C'est à peine croyable de voir tous ces corps noirs couverts d'immenses taches blanches". Et ces femmes qui entament la traversée enceintes, celles qui accouchent en mer. Contre quel désespoir une mère tente cela ?

Il y a Anuar, dix ans, qui sera en Europe un "mineur isolé". Il était au Nigéria fis d'une famille heureuse jusqu'à ce que Boko Haram assassine son père, et que sa mère lui confie les économies de la famille pour qu'il ne finisse pas de la même manière. Cet autre Nigérian qui refuse terrifié de baisser son pantalon pour se soumettre à l'inspection sanitaire. Il allait se marier. Agressé par une bande, on lui a tranché net le pénis avec une machette, il a entamé sa migration comme une fuite. Il y a les longues rangées de sacs mortuaires sur le quai. Et ces corps qu'il doit autopsier. "Une bonne vingtaine de ces malheureux ont une chaînette en or avec un crucifix dans la bouche. Entre leurs dents serrés. Comme si, avant de mourir, leur dernier geste avait été de confier leur âme à Dieu". Et tous ces morts anonymes.

Celle-ci n'est pas dans le livre de Pietro Bartolio mais je garde en mémoire ces images d'un enfant de huit ans assis au sol en Syrie, criant à son père : "relève-moi papa ! relève-moi papa !", tandis qu'il n'y a plus seulement trace de ses jambes sur la terre, après un bombardement. Il y a tant d'histoires venant de tant de pays. Nigéria, Somalie, Eyrthrée, Syrie.

"Face aux milliers de réfugiés qui arrivent chaque jour sur nos côtes, nous avons beaucoup de mal à leur donner une identité, à les voir comme des individus, à ne pas les réduire à de simples chiffres. Dans le meilleur des cas, nous éprouvons de la peine en apprenant leurs souffrances atroces ou leur mort avant d'avoir pu atteindre leur but. Nous sommes bouleversés de voir un enfant sans vie dans les bras d'un sauveteur. Nous pouvons nous émouvoir, pleurer comme devant un film. Des sensations à durée limitée."

On ne dit trop rien parce que l'on sait que dire pourrait nous contraindre à agir, ou à assumer l'inaction. Parce que d'autres nous disent que l'émotion ne serait pas une solution. En cherchent-ils seulement une, ceux-là, ou veulent-ils surtout faire taire cette émotion ? Réaliser, incarner, cela nous empêcherait donc de bien traiter ? On se tait aussi - question d'éducation - parce que ce serait du pathos et du bon sentiment étalé. En faut-il de mauvais pour agir ? Et face à l'horreur, se soucie-t-on de son image ? Pour les besoins du raisonnement, j'admets que la souffrance des migrants ne fait pas une politique migratoire. Mais je ne crois pas, non, que l'Eglise néglige les souffrances des pauvres de souche. Elle est plutôt, continuellement, à leur chevet, sur tout le territoire, incomparablement plus que ceux qui veulent mettre en balance le poids des souffrances - massacre et "souffrance identitaire", souffrance de là-bas, souffrance #decheznous. Et si elle tient fermement auprès des plus pauvres d'entre les pauvres, je suis fier d'être avec elle.

Les larmes de sel, c'est comme un anti Camp des Saints. Moins bien écrit certainement, un peu foutraque. On peut écrire des infamies, avec une belle plume. Ces migrants ne sont pas une multitude, ne sont pas une masse, pas de simples chiffres. Les migrants, c'est vrai, concrètement, je ne fais rien pour eux. Mais je peux au moins faire une chose : éviter de dire des saloperies.

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