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Société : un eugénisme de fait

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Un "grand entretien" entre Eugénie Bastié et Jean-François Mattei sur le site du Figaro (Figaro Vox) :

Jean-François Mattei: «Nous sommes de fait dans une société eugénique»

FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN.- L'ancien ministre de la Santé publie Questions de conscience, un essai où il met en garde sur les périls que font courir certaines avancées de la science, de la médecine et des technologies sur l'humanité. Il évoque notamment l'obsession des transhumanistes pour la génétique.

Jean-François Mattei est ancien président de la Croix Rouge française (2004-2013), professeur de pédiatrie et de génétique médicale et membre de l'Académie nationale de médecine. Ancien ministre de la santé, il a été membre du comité consultatif national d'éthique. Il a publié de nombreux ouvrages parmi lesquels Où va l'humanité? aux éditions LLL avec le Pr Nisand. Il publie Questions de conscience, une réflexion sur les enjeux éthiques contemporains.

FIGAROVOX.- Dans votre livre «Questions de conscience», vous défendez la nécessité de l'éthique dans notre société, et revendiquez une certaine «tension morale». Comment définir l'éthique? En quoi diffère-t-elle justement de la morale?

Jean-François MATTEI.- L'éthique, qu'on trouve déjà dans l'antiquité chez Aristote, a ressurgi après la seconde guerre mondiale. Après Auschwitz, Hiroshima, le goulag, l'homme s'est interrogé sur son humanité sans trouver de réponses évidentes. Or, l'éthique est précisément un questionnement sur un sujet où il n'y a pas de réponse tranchée. C'est ce qui diffère l'éthique de la morale: la morale est intangible et inconditionnelle. Ses principes tels que «tu ne tueras point» apportent la réponse avant que la question se pose. À l'inverse l'éthique s'applique à des situations où il n'y a pas de réponses mais un dilemme, un «cas de conscience». C'est en somme la formule par laquelle Camus définit l'essence de la tragédie «Antigone a raison et Créon n'a pas tort». Que faire?

«Toute pratique eugénique tendant à l'organisation de la sélection des personnes est interdite». Est-il inscrit dans notre Code civil depuis 1994. Cela n'empêche pas par exemple que 95% des trisomiques soient éliminés après diagnostic préimplantatoire. Existe-t-il un eugénisme de fait dans notre société

Dans mon esprit, il n'est pas question de juger une femme ou un couple qui après avoir appris qu'ils attendaient un enfant porteur de la trisomie 21, décident d'interrompre la grossesse. On a toujours assez de forces pour supporter les maux d'autrui. Il faut respecter cette liberté, qui est individuelle. En revanche, un eugénisme d'État, par essence politique, n'est pas acceptable, sauf à organiser une société fondée sur la discrimination des êtres humains pour ne garder que les meilleurs. Mais, quand 95 personnes sur 100 font le choix individuel d'interrompre la grossesse d'un trisomique 21, la somme des choix individuels dessine une société eugénique. Nous sommes donc de fait dans une société eugénique nourrissant le projet de l'enfant sain et parfait. C'est cela qu'il faut combattre. J'insiste sur ce point pour montrer que cela justifie tous les efforts de la recherche médicale. L'idéal à atteindre est bien de soigner plutôt que d'éliminer. Dès lors qu'on pourra proposer à une femme ou un couple de corriger l'anomalie génétique de leur enfant, on peut espérer que le problème sera réglé.

 

En attendant que fait-on? Ne faut-il pas interdire le dépistage alors qu'il est systématiquement proposé?

Je vois mal comment on pourrait l'éviter. Même si la France garde de grands principes et lutte contre l'eugénisme, elle ne peut méconnaître la liberté et l'autonomie des personnes dans leurs choix. En outre, elle est entourée de pays qui n'ont pas les mêmes législations. De plus, par internet il est possible de s'adresser à des laboratoires étrangers, d'envoyer des prélèvements à l'étranger et recevoir les résultats dans des délais rapides permettant l'interruption de la grossesse sans aucune autorisation avant le délai légal de douze semaines, et même sans avis médical. Je pense qu'une course-poursuite s'est engagée entre l'interruption des grossesses d'enfants porteurs d'anomalies et la recherche génétique en quête d'une thérapeutique salvatrice.

Aujourd'hui l'IMG peut être pratiquée jusqu'à 9 mois de grossesse, «si l'enfant à naître est atteint d'une affection particulièrement grave et incurable», alors que l'enfant à naître «non malade» ne peut être avorté que jusqu'à 14 semaines. N'y a-t-il pas là une discrimination?

L'interruption volontaire de grossesse n'est nulle part autorisée sans fixer des limites de dates sauf en cas d'anomalie d'une particulière gravité. Mais pour apporter une réponse éventuelle à la situation que vous évoquez, nous avons légiféré en France sur la possibilité d'accoucher sous X, ce qui n'est pas le cas dans la plupart des pays. Plutôt que de supprimer un enfant viable alors que tant de couples ne peuvent pas avoir d'enfants, il est possible d'être prise en charge dans un lieu médical où l'enfant sera confié à un couple candidat à l'adoption. Je trouve que c'est une belle chaîne d'humanité entre refus de maternité et désir de parentalité. Au-delà des grands principes, il faut accepter des exceptions. Les hommes et les femmes, si forts soient-ils ou soient-elles, ont le droit de demander de l'aide. Il ne serait pas humain de leur refuser.

Ne pensez-vous pas que l'esprit de la loi de Simone Veil, qui ne parle jamais de droit, mais d'une loi de santé publique, une sorte de compromis, a été trahi aujourd'hui?

Cette loi permettait déjà l'interruption médicale de grossesse (IMG) en cas d'anomalie grave. La précision des techniques a augmenté les diagnostics d'anomalies et donc le nombre d'IMG. J'ai dit que seule la thérapeutique interromprait cette évolution. Mais, cela souligne la contradiction d'une société qui a posé comme repère le droit à l'enfant quelles qu'en soient les conditions. Certains enfants nés sous X ou après insémination artificielle avec donneur anonyme recherchent à toute force leurs origines biologiques alors que les partisans de la gestation pour autrui prônent une parentalité affective et sociale en écartant l'origine biologique et les neuf mois de grossesse. Dans toutes ces évolutions je trouve qu'on oublie l'enfant ce qui me semble dangereux.

La procréation à la carte vous inquiète elle?

Je voudrais alerter les consciences sur la pente-glissante dans laquelle nous sommes engagés. Avec les cellules-souches que l'on manipule de mieux en mieux, il n'est pas exclu que l'on puisse obtenir spermatozoïdes et ovules à volonté et même d'en contrôler la qualité. Ajoutez l'utérus artificiel et rien n'exclue que la procréation ait complètement changé de nature dans quelques décennies. Cela ressemble beaucoup à ce que Jacques Testart avait appelé il y a longtemps déjà le «magasin des enfants».

Vous évoquez dans votre livre ce «syndrome de la pente glissante». Mais n'y avez-vous pas contribué en autorisant la recherche sur embryon?

Après beaucoup d'hésitations et très progressivement j'ai accepté la recherche sur l'embryon dans des conditions bien définies. Il serait hypocrite de la refuser pour protéger «la personne de l'embryon» et ce faisant de priver «cette personne» des soins nécessaires. La mise au point de traitement nécessite des expériences. Il me semble que c'est respecter l'embryon que de l'intégrer dans la médecine. Pour moi, l'embryon, comme le fœtus, est déjà un patient.

Il est vrai que j'ai contribué aux premiers pas sur cette pente, notamment pour le diagnostic prénatal. Mais je savais que sans fixer des règles, beaucoup d'excès étaient possibles. À l'inverse, de très nombreux enfants normaux sont venus agrandir des familles réconciliées avec le bonheur. Il eut été lâche de laisser les couples dans la difficulté. Peut-on arrêter cette «glissade»? Oui, si l'on trouve des solutions médicales pour guérir. Quand un seul gène est impliqué je pense que l'on pourra proposer une thérapeutique dans les dix ans. On pourra revenir à la mission de la médecine qui est de soigner et non de supprimer.

Vous dites que la médecine a pour but de guérir, mais est-ce que derrière il n'y a pas l'idée que la personne en situation de handicap n'a pas sa place dans la société?

Certainement pas! C'est la fragilité et la faiblesse qui créent le lien social. Dans une société où il n'y a que des forts, il n'y a pas de solidarité, et donc pas d'humanité. Outre le lien social qu'elles créent les personnes handicapées mettent à l'épreuve nos personnalités: est-ce que vous allez me permettre d'exister, est-ce que vous allez me protéger, est-ce que vous allez m'aimer? La faiblesse humanise.

Il y a peut-être un problème d'accueil de la faiblesse dans notre société. Quand on éradique 95% des trisomiques c'est qu'on considère que les trisomiques sont une gêne, alors qu'ils peuvent être heureux et rendre des gens heureux...

Cette gêne est exprimée surtout car notre société ne propose pas un accompagnement suffisant pour aider les familles dans la difficulté. Comme pédiatre-généticien je sais les obstacles de toutes sortes que les parents affrontent souvent seuls. On ne peut juger ceux qui ne s'en sentent pas la force.

«Il n'est pas dans la nature de l'homme de renoncer à sa quête de connaissance», écrivez-vous. Mais n'est-ce pas nécessaire de remettre une barrière, comme dans le cas du clonage, qui a été interdit?

Ce n'est pas la connaissance qui est dangereuse, c'est l'usage qu'on en fait. Par exemple, dans le cas du nucléaire, personne ne veut d'autres Hiroshima et Nagasaki qui sont des horreurs. En revanche, la radiothérapie permet de soigner les cancers et de sauver des vies. C'est pour cela que j'en appelle au questionnement éthique et à la veille des consciences.

Vous parlez dans votre livre du transhumanisme et du posthumanisme, mais comment faites-vous la différence?

Le mot «trans» signifie le mouvement. Le transhumanisme est l'étape qui va de l'humain au posthumain. Lorsqu'on soigne l'homme, il s'agit de l'homme réparé. Le transhumanisme a pour but d'améliorer les capacités de l'homme, c'est l'homme augmenté. Le posthumanisme vise à transformer l'homme en le rendant immortel, en contrôlant son destin, en téléchargeant son cerveau sur un logiciel avant de supprimer le corps.

Où mettez-vous la limite entre l'homme réparé et l'homme augmenté?

Je ne peux pas répondre à votre question. Comme beaucoup, je ne sais pas où se situe la limite entre le normal et le pathologique. Par exemple, à partir de quels troubles du comportement accepterait-on de contrôler le comportement d'une personne en plaçant un implant dans son cerveau? Personne ne peut vraiment aujourd'hui fixer une limite admise unanimement.

C'est inquiétant, car ce que vous dites, c'est qu'on ne peut pas fixer de limite. La médecine devient malheureusement l'alibi de ce transhumanisme. On vous dira à chaque fois que c'est pour des raisons médicales.

Il y a pourtant de profonds désaccords entre, d'une part, la médecine et, d'autre part, transhumanisme et posthumanisme. Pour ces derniers, l'homme dépend de ses seuls gènes qu'on peut modifier pour l'améliorer. C'est vrai dans certains cas mais le génome fonctionne de manière plus complexe qu'on ne le pensait. En outre, l'épigénétique montre que l'environnement des gènes modifie leur expression. Ensuite, je l'ai dit, amener les gens à la perfection tue le lien social. Se pose aussi la question économique: à partir du moment où il ne s'agit pas de guérir une maladie mais d'augmenter une qualité, il va falloir payer pour le faire. Seuls ceux qui pourront se l'offrir seront améliorés, créant ainsi une nouvelle lutte des classes: la classe des «nantis améliorés» et puissants et la sous-classe de ceux qui n'ayant pu être améliorés resteront cantonnés à des tâches subsidiaires. La quatrième raison c'est l'immortalité, qui est une impasse. Outre qu'elle interdit la procréation pour cause d'encombrement, elle et transforme la vie faite d'espérance et de surprise en une vie monotone dans un éternel ennui d'autant que s'y ajoute l'abandon du corps qui accompagne nos émotions et nos sentiments. La médecine ne peut donc suivre ce chemin.

Le Comité d'éthique avait rendu un rapport avec de nombreux arguments contre la PMA, pourtant il a fini par céder à l'opinion. On a l'impression que l'éthique est impuissante à enrayer le rouleau compresseur de l'individualisme...

Il est vrai que ceux qui vont à contre-courant de l'opinion sont souvent balayés sans précautions. Par définition l'éthique est un questionnement, c'est bien ce que je fais en vous répondant. Il doit se poursuivre car si la compréhension de la souffrance des uns doit être entendue, la difficulté vient de ce que l'enfant, au cœur du sujet, ne peut pas s'exprimer!

«Changer ses désirs plutôt que l'ordre du monde», disait Descartes. Ce discours est aujourd'hui inacceptable?

Oui car nous sommes dans une société du droit mais aujourd'hui, faut-il parler de l'ordre du monde ou de son désordre?

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