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Un rapport délirant à l'animal

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D'Alice Develey sur le site du Figaro :

Martin Steffens: «On a un rapport délirant à l'animal»

INTERVIEW - Notre rapport à l'animal a changé. Certains, nommés «antispécistes», considèrent qu'il est l'égal de l'homme. À l'occasion de la journée mondiale pour la fin du spécisme, le philosophe Martin Steffens analyse ce courant de pensée très militant.

«Tous les animaux sont égaux.» C'est le commandement numéro 7 dans La Ferme des animaux de George Orwell. Poules, vaches, cochons, moutons ont le droit au même traitement. Ils ne sont plus différents. Ou presque... Certains ont des besoins particuliers. Alors, comme le lecteur s'y attend trop bien, l'égalité est piétinée aux profits de certains. Le règlement est ainsi modifié: «Tous les animaux sont égaux, mais certains sont plus égaux que d'autres.»

La citation romanesque éclaire aujourd'hui l'actualité. Certains considèrent l'homme au-dessus de l'animal quand d'autres l'estiment comme son égal. Cette opposition s'inscrit dans deux courants nommés «spécisme» et «antispécisme». À l'occasion de la journée mondiale pour la fin du spécisme, le philosophe Martin Steffens, auteur de Vivre ensemble la fin du monde, (Salvator) revient sur ces concepts qui posent la question de la place de l'animal dans la société.»

LE FIGARO. - Qu'est-ce qu'une «espèce»?

Martin STEFFENS. - Le mot «espèce» va de pair, en philosophie, avec le concept de «genre». Le genre désigne un ensemble de réalités qui ont, positivement, un point commun. Tandis que l'espèce désigne, à l'intérieur de ce genre, un sous-groupe qui se distingue des autres par des différences remarquables. Ainsi on parlera de «spécialité italienne» pour parler d'un plat qui se démarque des autres nourritures communément partagées. Ou bien l'on dira d'un original qu'il est un peu «spécial», voire «seul de son espèce».

 

Comment définir le «spécisme»?

C'est accoler au mot «espèce» le suffixe «-isme», indicateur d'un courant de pensée. Le spécisme serait alors la croyance qu'il existe, à l'intérieur du genre «êtres vivants», des espèces distinctes, voire hiérarchisables. Mais le terme «spécisme» est utilisé, non tant pour désigner une réalité, que pour interdire une façon de pensée. C'est un concept militant, et seulement négatif. D'où la «Journée pour la Fin du Spécisme». On peut alors penser au suffixe «-phobie», qu'on ajoute à des fins rhétoriques. Mais quelqu'un qui s'inquiète des flux migratoires ne se dira pas plus «xénophobe» qu'un aristotélicien, c'est-à-dire quelqu'un qui pense avec Aristote qu'il y a une spécificité humaine, ne se dira «spéciste».

Selon les antispécistes, l'homme est un animal comme les autres. Cela signifie-t-il que l'animal doit avoir les mêmes droits que l'homme?

C'est en effet l'idée antispéciste. S'il n'y a qu'une seule espèce (les vivants, par exemple), il devient aberrant de parler «d'espèce». Il n'y a qu'une seule réalité, un genre non distinct. Notons qu'un «spéciste», disons quelqu'un qui croit qu'il y a une «spécialité humaine» (comme il y a des spécialités italiennes), ne nie pas que le genre «êtres vivants» existe bel et bien. Pour Aristote, par exemple, l'homme est un vivant… mais «doué de liens», dit-il, ou de «logos»: l'homme est bel et bien un animal, on ne peut le nier, mais capable de lier au monde une infinité de rapports, dans un questionnement qui ne connaît pas de fin. Il est même capable de se demander s'il est bien ce qu'il est, à savoir: un être spécifiquement humain... En ce sens, les antispécistes sont une spécialité typiquement humaine!

D'ailleurs, il n'est sans doute pas possible de renoncer au concept d'espèce. Voyez: les antispécistes admettent qu'on peut manger (c'est-à-dire priver une chose de ses droits élémentaires) des végétaux. Pourquoi? Parce qu'ils ne souffrent pas, disent-ils. C'est donc que le genre «êtres vivants» se divise en deux espèces: ceux qui souffrent, et ont des droits, et ceux qui ne souffrent pas, et sont dépourvus de droits.

L'antispécisme remet-il alors en question la notion d'égalité?

Cela m'interroge: depuis quand sommes-nous arrivés à l'exploitation ignoble et outrancière de l'animal? Elle n'avait pas cours au Moyen Âge, quand l'homme était conçu dans sa différence voire sa supériorité face à l'animal - supériorité qui impliquait justement une responsabilité vis-à-vis de la nature. On est arrivé à la réduction de l'animal à une matière première comestible à partir des XIXe et XXe siècles, ce qui correspond, sur un plan sociologique, aux temps de l'urbanisation galopante, avec la perte du rapport aux animaux qu'elle implique, et, sur un plan philosophique, au moment du triomphe du darwinisme.

L'homme est un animal comme les autres, nous dit Darwin, pris comme les autres dans le struggle for life. Pourquoi donc l'homme se priverait-il de tirer profit de sa victoire, toujours précaire, sur les autres animaux? Le darwinisme, c'est, rigoureusement, un antispécisme. Or il a mené à ce que dénoncent aujourd'hui les antispécistes. À l'inverse, reconnaître une responsabilité spéciale à l'homme, c'est une sorte de spécisme, un spécisme qui invite à lier à la nature des rapports aux vivants moins emprunts de brutalité.

L'antispécisme se veut pourtant comme un nouvel humanisme…

L'humanisme a proclamé que l'homme est la mesure de toute chose. «Nouvel», ici, voudrait dire que l'homme n'est plus la mesure de toute chose, puisque l'animal aussi est mesure du monde (mesure du bien et du mal, du permis et de l'interdit, etc.) Mais qui décrète cela? C'est encore l'homme. L'antispécisme, c'est le vieil humanisme qui se donne de nouveaux airs. La question, en dehors de tout parti pris humaniste, serait plutôt celle-ci: y a-t-il, réellement, une spécificité humaine qui lui confère une responsabilité supérieure? La réponse est oui, et la catastrophe écologique elle-même nous le montre.

Jean-François Mattei disait: «Peut-être que toutes les civilisations se valent, sont égales, mais celle qui l'a découvert est un peu plus égale que les autres…» De même, on pourrait dire avec l'antispécisme que toutes les formes de vie sont égales. Mais il faudra ajouter que l'espèce qui le dit est un peu plus égale que les autres… De toute façon, rien que le fait de dire: «je suis un animal comme les autres», authentifie qu'on n'est pas un animal tout à fait comme les autres. Car cet énoncé suppose qu'on se soit extrait de l'animalité pour la penser. L'homme tout entier tient dans cette distance possible vis-à-vis du monde.

L'antispécisme est-il un idéalisme?

C'est, je crois, un angélisme. René Girard montre que l'humanité a toujours commis des sacrifices, parfois humains. La sortie du sacrifice a un prix: la conversion totale de sa vie. Et puis, le problème, c'est qu'on a perdu le rapport à l'animal. On a un rapport délirant à la bête. On parle mieux à son chien ou à son chat qu'à ses enfants. On a perdu cette idée qu'un animal n'est pas un homme mais n'est pas pour autant de la matière première. On oscille entre l'industrialisation et la zoolâtrie. Voyez: on donne des croquettes industrielles à son minou chéri.

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