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Les vérités cachées de la guerre d'Algérie

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De Michel De Jaeghere sur le site du Figaro (Histoire) :

Jean Sévillia : l'imposture et la tragédie de la guerre d'Algérie

LE FIGARO HISTOIRE - Dans une puissante synthèse de cent cinquante ans d'histoire, Jean Sévillia, interrogé par Le Figaro Histoire, lève le voile sur Les Vérités cachées de la guerre d'Algérie et reprend à frais nouveaux l'ensemble du dossier depuis la conquête.

«Historiquement correct» ou «incorrect»: Jean Sévillia s'est imposé en marge de son œuvre d'historien de l'Autriche comme l'inlassable pourfendeur des préjugés idéologiques qui pèsent sur la vision de l'histoire que diffuse, trop souvent, notre société médiatique. Il fait le point dans son dernier livre sur les légendes qui ont fait de la guerre d'Algérie le théâtre d'une instrumentalisation peu soucieuse de la vérité des faits. (Les vérités cachées de la guerre d'AlgérieJean Sévillia, Fayard, 300 pages, 20,90 €, à paraître le 24 octobre).

Le Figaro Histoire: Peut-on nier, à l'école de Ferhat Abbas, que l'Algérie ait existé avant la France?

Jean Sévillia: Le terme d'Algérie est lui-même une création française. Il apparaît pour la première fois en 1838, sous le règne de Louis-Philippe, dans une instruction du ministère de la Guerre. Le territoire actuel de l'Algérie n'avait, de fait, jamais connu d'unité politique avant la conquête française. Alger était la capitale d'un royaume corsaire représentant une étroite bande côtière autour de la ville, assujetti par des liens assez lâches depuis le XVIe siècle à l'Empire ottoman ; l'arrière-pays était dominé par des tribus adverses, dont la «régence d'Alger», tournée vers la mer, la guerre de course, le trafic des esclaves, ne s'occupait nullement. Quant au Sahara, il était parcouru par des tribus touareg nomadisant entre le Niger, le Mali, le Sahara espagnol et l'actuelle Algérie, et vivant dans une parfaite ignorance de ce qui se passait au nord de leur désert. L'unité de l'Algérie a procédé, d'abord, de l'intervention française. Elle s'est affirmée ensuite autour de la révolte d'Abd el-Kader, qui est parvenu à fédérer derrière lui, sous le signe du djihad, les tribus qui étaient hostiles à la conquête, arabes comme kabyles ou chaouies. Cette guerre serait, ensuite, en dépit de son échec, l'un des ciments mémoriels du pays. Le paradoxe est qu'Abd el-Kader est devenu quant à lui, après sa reddition, francophile. Bien traité par les autorités françaises, qui le considéraient comme un valeureux combattant, hébergé comme un prince à Amboise, où il fut longtemps assigné à résidence avec ses femmes, ses serviteurs et ses enfants, il finit sa vie en philosophe et en vieux sage à Damas, où il intervint en 1860 pour s'opposer au massacre des chrétiens de Syrie.

 

Les frontières du pays ont été dessinées par la France, comme c'est la France qui a construit les routes qui ont donné au territoire sa cohérence administrative. La seule agglomération d'importance est en 1830 Alger, qui ne compte guère plus de 30 000 habitants! Constantine et Tizi Ouzou sont de modestes bourgades ; moins de 4 000 personnes vivent à Oran. Le pays compte alors environ 3 millions d'habitants sur un territoire qui, avec le Sahara, conquis à partir des années 1880, sera quatre fois grand comme la France, d'où l'impression trompeuse qu'ont pu avoir les Français de conquérir des terres vierges.

La guerre de conquête sera longue et cruelle: elle fera entre 200 000 et 300 000 morts. L'armée française était l'héritière de celle qui avait occupé l'Espagne pour le compte de Napoléon. Elle était relativement peu nombreuse pour tenir un immense espace. Les brutalités n'ont donc pas manqué de part et d'autre.

L'Algérie sera, avec la Nouvelle-Calédonie, la seule colonie dont la France fera une colonie de peuplement. N'est-ce pas ce qui rend unique son histoire?

Effectivement. Les Français ont débarqué en Algérie pour mettre fin à la guerre de course que la régence d'Alger menait en Méditerranée. Ensuite, ils se sont demandé ce qu'ils devaient faire de leur conquête. Certains entendaient faire de l'Algérie un prolongement de la France, quitte à en chasser les autochtones vers le sud, sur le modèle de ce qu'avaient pratiqué les Anglo-Saxons avec les Indiens en Amérique du Nord. Ils prévoyaient donc de peupler le pays de Français. D'autres, comme Bugeaud, l'artisan de la conquête, soulignaient ce qu'un tel projet avait de chimérique: les indigènes étaient trop nombreux et trop combatifs. En 1848, les Républicains ont rêvé de leur côté de l'Algérie comme du pays où leur utopie pourrait prendre forme. Les anticléricaux, alors nombreux dans l'armée, pensaient y faire naître une société étrangère à l'influence de l'Eglise (d'où les entraves mises, dès l'origine, à son déploiement missionnaire). L'implantation d'un peuplement européen et la départementalisation de la colonie procédèrent, en 1848, de ces aspirations un peu confuses. Il s'agissait de prolonger la République outre-mer. Or cela n'a pas marché, parce que la démographie française s'est révélée, dès alors, incapable de fournir les hommes nécessaires à une colonisation de peuplement. En dépit des incitations multiples, les volontaires étaient peu nombreux. On s'est rabattu sur des Espagnols, puis des Italiens, des Maltais, des Suisses, des Allemands, enfin, après la défaite de 1870, sur les Alsaciens et les Lorrains qui avaient refusé de rester sous la botte allemande.

Au total, la proportion de Français d'origine dans la population européenne d'Algérie n'a pas excédé 25 %. Et celle-ci ne représentait, à la fin du XIXe siècle, que 578 000 personnes. Il y a donc eu dès le départ un décalage entre les ambitions affichées et les moyens de les mettre en œuvre, l'utopie d'une France d'outre-mer, et un territoire où les Français de France n'étaient qu'une poignée, où les Européens étaient eux-mêmes extraordinairement minoritaires. Cela ne put fonctionner qu'en mettant en place un système colonial inégalitaire qui, compte tenu de l'affirmation de l'Algérie comme une terre française, entrait en contradiction directe avec les principes que, depuis 1875, proclamait la République. Il y avait là un vice caché qui allait être à l'origine de bien des mécomptes.

Les populations musulmanes ont été très vite dotées de la nationalité française, mais on l'a dissociée de la citoyenneté. Dans quelle mesure étaient-elles associées à l'administration de l'Algérie française?

Depuis le sénatus-consulte de 1865, les musulmans d'Algérie ont été considérés comme français. Pour Napoléon III, ils étaient les sujets de son propre royaume arabe, associé, à travers sa personne, à la France. Mais l'avènement de la République a posé des problèmes que le Second Empire avait pu ignorer. Comment faire pour que les Européens d'Algérie ne soient pas submergés par une majorité musulmane susceptible de leur dicter sa loi? Que la métropole elle-même ne se retrouve pas sous la pression d'une minorité musulmane étrangère à ses traditions, ses usages, ses intérêts? On a dès lors mis les musulmans français devant un choix: renoncer à leur droit coranique et bénéficier des mêmes droits que les Européens ou rester soumis à la charia et demeurer des nationaux sans citoyenneté. Or il était difficile aux musulmans de faire un choix qui s'apparentait, pour eux, à une apostasie. Ils furent donc très peu nombreux à s'y résoudre, et il ne s'agit jamais que d'une élite très laïcisée, militaires ou fonctionnaires engagés dans la coopération avec la France qu'ils considéraient comme un gage de progrès. Les autorités françaises n'encourageaient guère d'ailleurs cette démarche, du fait des réticences qu'elle suscitait parmi les Européens d'Algérie, qui entendaient rester maîtres chez eux.

Pour autant, les musulmans qui avaient choisi de conserver leur statut coranique participaient à l'administration de leur territoire. Simplement, ils y étaient très fortement sous-représentés, puisque le système du double collège, institué dès les premières années de la IIIe République et institutionnalisé en 1919, faisait que les Européens et les musulmans de droit français, qui ne représentaient que 10 % de la population, avaient autant d'élus qu'eux, qui en représentaient 90 %. Cette inégalité mettait la République en porte-à-faux.

La France a cependant aussi mené, en Algérie, une œuvre civilisatrice. Quel bilan peut-on en tirer?

La part positive de ce bilan est écrasante. La France a équipé ce pays, elle a construit des routes, des ponts, des barrages. L'œuvre médicale est extraordinaire, dans un territoire jusqu'alors envahi par les fièvres. Les épidémies ont été éradiquées. On a bâti des hôpitaux et on les a dotés d'un corps médical réputé. La faculté d'Alger a compté dans l'histoire de la médecine française. L'œuvre scolaire n'a rien eu de négligeable: elle s'est seulement heurtée à la réticence de la grande majorité de la population musulmane à l'idée de confier ses enfants à une école sans Dieu. La métropole a importé en Algérie des techniques agricoles modernes, inconnues jusqu'alors ; elle a, globalement, enrichi l'ensemble des habitants de ce pays, et elle l'a fait à perte, pratiquant notamment la préférence algérienne à l'égard de ses productions en les achetant au-dessus du cours du marché mondial. Il est évident que restée dépendance de l'Empire ottoman, les habitants de la régence d'Alger auraient été loin de jouir d'un niveau de vie comparable à celui dont ils bénéficiaient. La découverte du pétrole et du gaz sahariens, en 1956, et la mise en œuvre de son exploitation ont donné in fine à l'Algérie indépendante l'essentiel de ses ressources, en dépit de la désorganisation du système économique provoqué par les troubles de l'indépendance, l'expropriation et la fuite des pieds-noirs et la collectivisation de l'économie par le Front de libération nationale (FLN).

Des liens forts se sont en outre noués lors de la mobilisation des musulmans au cours des deux guerres mondiales. Celle- ci s'est effectuée sans difficultés majeures, du fait du loyalisme des chefs de tribu dont la France s'était assuré le concours. Elle a débouché sur une francisation de ceux qui avaient combattu aux côtés des Français, et ceci d'autant plus que, dès 1914, l'armée a mis un soin scrupuleux à respecter leur religion. C'est à partir de ce moment que beaucoup d'entre eux ont cessé de ne considérer la France que comme le pays de leurs conquérants.

Quels sont les facteurs qui ont pourtant provoqué la montée du nationalisme algérien?

Il s'est d'abord nourri de la déception des élites que la France avait fait accéder à la culture démocratique devant les réticences de la République à appliquer ses principes outre-mer. Ferhat Abbas était à l'origine un régionaliste maurrassien imprégné de culture française et désireux que son peuple soit une composante du projet impérial d'une civilisation présente sur tous les continents. C'est l'incapacité de la France à entreprendre des réformes qui y associeraient pleinement la majorité musulmane qui l'a poussé, au début des années 1940, vers la revendication de l'indépendance. Il faut bien reconnaître qu'il y a eu, de la part des Européens d'Algérie, une grande cécité politique, qui les a conduits, trop longtemps, à empêcher l'évolution qui aurait permis l'émergence d'une élite musulmane francophile (je pense singulièrement au blocage du plan Blum-Viollette de 1936, qui consistait à étendre largement la citoyenneté française aux musulmans de droit coranique). Au lieu de quoi, leur obstination a conduit un certain nombre de musulmans modérés à ne plus voir d'issue que dans l'indépendance. Le contexte international n'a rien arrangé avec la défaite de 1940, qui a porté atteinte au prestige de la France, le spectacle désastreux des rivalités intestines (De Gaulle contre Pétain, contre Darlan, contre Giraud), pour finir en 1945 par le massacre de Sétif et sa répression démesurée (même s'il ne faut pas surévaluer l'impact d'un événement dont le retentissement est alors resté local: les informations ne circulaient ni aussi vite ni aussi loin qu'aujourd'hui) et, en 1948, par le trucage éhonté des élections. La consécration solennelle du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes par la charte de l'ONU, l'ouverture du cycle des indépendances dans l'immédiat après-guerre, la défaite française, enfin, en Indochine ont enclenché dès lors une dynamique qui s'est révélée irrésistible.

Quels ont été les moteurs de ce nationalisme?

Le nationalisme algérien a, dès l'origine, deux visages. Un visage destiné à l'extérieur, et un autre pour l'intérieur. Messali Hadj, qui en fut le père, avait commencé au Parti communiste algérien (PCA). Ses premiers partisans furent des anciens combattants de la guerre de 1914 qui avaient subi l'influence de camarades communistes ou révolutionnaires sur le front. En même temps, tous étaient musulmans et Messali Hadj lui-même a été très vite exclu du PCA parce qu'il refusait les principes du matérialisme historique. Les nationalistes ont compris dès les années 1920 qu'ils avaient tout intérêt à tenir un double langage. Vis-à-vis de l'Occident, ils ont invoqué la démocratie, les droits de l'homme, un discours révolutionnaire, anticolonialiste classique. Vis-à-vis des populations algériennes, ils se sont référés, plus simplement, au djihad. Au fur et à mesure que l'immobilisme des autorités françaises, leur impuissance à réformer contre la mauvaise volonté des élites européennes d'Algérie ont discrédité les efforts des réformateurs modérés, les plus radicaux, partisans de la lutte armée, en sont venus à occuper, dans le mouvement, toute la place.

La gauche modérée et les centristes au pouvoir sous la IVe République, avec Pierre Mendès-France, François Mitterrand, Guy Mollet, Edgar Faure, ne paraissent pas avoir vu le problème. Comment expliquer la foi unanime de cette classe politique, par ailleurs impuissante à maîtriser les événements, dans le maintien de l'Algérie dans la France?

Cela surprend rétrospectivement, mais la symbolique du projet colonial intégrée à l'enseignement de l'école de la République, les fameuses taches roses marquant la souveraineté française sur les planisphères des écoliers, était telle qu'elle donnait alors à la présence française en Algérie le caractère d'une vérité d'évidence. En 1954, pour Mendès-France, pour Mitterrand, l'Algérie, c'est la France, aujourd'hui et pour toujours. Hors chez les porteurs de valises, venus de l'extrême gauche ou du christianisme progressiste, l'idée que l'Algérie doive accéder un jour à l'indépendance n'apparaîtra dans le discours politique que très tard et graduellement, entre 1958 et 1960. Si De Gaulle a caché ses intentions, lors de son arrivée au pouvoir, s'il a menti, c'est qu'il se heurtait lui-même à un fait culturel: le fait que l'immense majorité de la population française (et singulièrement, ses propres partisans) pensait que l'Algérie, c'était la France. Lorsque l'assassinat de l'instituteur Guy Monnerot, à la Toussaint 1954, marque le début du soulèvement, les gouvernements de centre gauche mènent la répression avec une bonne conscience totale. Garde des Sceaux, François Mitterrand couvre de son autorité sans état d'âme en seize mois pas moins de quarante-cinq exécutions capitales. Le FLN n'est aux yeux des dirigeants français qu'une poignée de «rebelles» dont les crimes abjects, les attentats aveugles, les égorgements terrorisent la population et avec lesquels il convient d'en finir sans faiblesse.

L'insurrection, de fait, se signale d'emblée par sa violence extrême…

Le terrorisme est l'arme des faibles et son usage n'a rien que de très classique dans un conflit asymétrique opposant des clandestins à une armée régulière. Mais il y a effectivement autre chose. D'abord dans le recours aux mutilations, notamment sexuelles. Ensuite dans la volonté de terroriser les musulmans francophiles et la population civile européenne, de la considérer comme une cible légitime en frappant à l'aveugle des lieux publics. Il semble que le FLN ait d'ailleurs utilisé pour ses basses œuvres un certain nombre de désaxés ainsi que des criminels de droit commun, comme l'avaient fait, avant lui, les communistes dans certains de leurs maquis en 1944. Des témoignages attestent que certains membres du FLN ont été effrayés eux-mêmes par ces excès.

L'insistance sur les violences sexuelles, avec les émasculations, les cadavres abandonnés avec les parties génitales dans la bouche, ressortit peut-être du contexte culturel. La terreur n'en relève pas moins d'un projet concerté, revendiqué comme tel par les textes du FLN. Ses militants sont, à l'origine, en petit nombre et ils ont choisi de se faire entendre par des crimes spectaculaires et horrifiants. Pour rejoindre les rangs de l'Armée de libération nationale (ALN), il faut souvent commencer par assassiner quelqu'un.

Il y a derrière cette politique le désir d'enclencher, par ces violences, le cycle provocation-répression, de contraindre les autorités françaises à réagir avec une virulence qui engendrera des brutalités et des injustices, détachera d'elles les populations musulmanes, et scandalisera tout ou partie de l'opinion de la métropole. Le FLN tient cette technique du marxisme-léninisme, dont vient un certain nombre de ses cadres. Le drame est que ça a formidablement bien marché.

Dès le 1er juillet 1955, les ministres de l'Intérieur et de la Défense ont ainsi édicté une instruction dont les dispositions nous paraissent aujourd'hui inouïes: elle permettait aux forces de l'ordre et à l'armée d'abattre sans autre forme de procès tout rebelle trouvé les armes à la main. C'est à ce moment-là qu'a commencé, en France, la mobilisation des intellectuels de gauche contre la «sale guerre» dans laquelle la France se déshonorerait pour une mauvaise cause. Dans le même temps, le FLN a continué à pratiquer son double langage: ses communiqués invoquent les nécessités de la libération nationale, mais en 1955, c'est au nom du djihad que se fait l'insurrection du Constantinois ; le mot d'ordre est d'assassiner les chrétiens.

Pour autant, vous montrez que sa violence est également tournée vers les musulmans. Quelles sont ces victimes musulmanes du FLN?

Ce sont d'une part les musulmans engagés aux côtés de la France: les élus, les chefs traditionnels connus pour leur loyalisme, les fonctionnaires, les militaires, les gardes-chasse. A la Toussaint 1954, Guy Monnerot et sa femme ont peut-être été tués par hasard: parce qu'ils étaient les seuls Européens présents dans l'autocar. La cible de l'embuscade, c'était le caïd Hadj Sadok, lieutenant de réserve de l'armée française, qui a d'ailleurs été le premier à être assassiné. Avant les massacres de harkis de l'indépendance, le nombre de ces victimes d'auxiliaires musulmans de la France peut être évalué à 17 000.

Mais le FLN vise aussi le Mouvement national algérien (MNA) de Messali Hadj, le père fondateur du nationalisme algérien, qui a refusé de se placer sous son autorité. La guerre qu'il mène à ses partisans est particulièrement féroce, et elle se livre également en métropole, dans les rangs des travailleurs immigrés auprès desquels il est très bien implanté. Elle consiste dans des assassinats au couteau ou au pistolet, des étranglements, des égorgements. L'enjeu est ici financier: il s'agit de récupérer l'impôt révolutionnaire que les membres du MNA refusent de lui verser. En Algérie, ce sont parfois des villages entiers qui sont massacrés, comme à Melouza, parce qu'ils sont réputés favorables à des maquis autonomes. Cette guerre civile fera quant à elle plus de 10 000 morts, dont une majorité en métropole.

1956 marque, à vous lire, un tournant…

C'est effectivement l'année du basculement avec l'engagement du contingent qui va donner à l'armée des moyens considérables (le contingent a fait la guerre, celle-ci n'a pas seulement été menée par les troupes d'élite, parachutistes et légionnaires) - pas moins de 400 000 hommes présents sur le terrain, qui lui ont permis de ratisser le territoire -, mais qui va représenter un choc pour l'opinion métropolitaine. Autant celle-ci accepte l'héritage colonial de la France, autant elle n'est pas prête à ce que les jeunes Français se fassent tuer dans cette guerre sans nom, dont on ne voit pas se profiler l'issue. C'est aussi l'année de l'indépendance du Maroc et de la Tunisie, qui fournissent au FLN autant de bases arrière, en même temps qu'un précédent accréditant l'idée que l'indépendance est irrésistible.

L'année s'achève enfin sur la crise de Suez, dont la France sort humiliée et lâchée par ses propres alliés anglo-américains. L'affaire est mal vécue par l'armée. L'opération a été menée, avec succès, par des régiments venus d'Algérie qui ont dû se replier sans gloire.

Mais 1956 est aussi l'année où se développe le recrutement des harkis et où sont mises en place les SAS, les Sections administratives spéciales, qui consistent en autant de postes avancés de ce que la France peut apporter de meilleur dans le bled: écoles, dispensaires tenus par des militaires. L'armée s'y impose dans un rôle social qui la fait découvrir aux populations des campagnes sous un jour nouveau. Leur succès est indissociable de l'engagement massif de supplétifs musulmans dans l'armée française. Mus pas l'horreur suscitée par les crimes du FLN, souvent ouverts à l'idée de l'autonomie ou même d'une indépendance négociée en amitié avec la France, ceux-ci seront bientôt beaucoup plus nombreux que ne le seront jamais les combattants de la rébellion. Le FLN y réagira en multipliant les attentats aveugles en ville, ciblant désormais prioritairement les populations civiles européennes.

Cela n'empêchera pas l'année suivante la victoire de Massu dans la bataille d'Alger.

Certes, mais c'est cette fois, une victoire en trompe-l'œil. Devant la montée irrésistible du terrorisme, avec des attentats meurtriers qui deviennent quotidiens, l'armée se voit confier les pouvoirs de police par les autorités civiles. A la tête de la 10e DP, Massu va, de fait parvenir à éradiquer les noyaux terroristes de la capitale. La victoire a été obtenue, en grande partie, par les progrès du renseignement, par des opérations d'intoxication virtuoses de l'ennemi, comme celles que l'on verra à l'œuvre, un an après la bataille d'Alger, avec la «bleuite» qui retournera la paranoïa de certains chefs de maquis FLN contre leurs propres troupes, suspectées de trahison, mais aussi par l'usage de la torture: l'emploi de méthodes d'interrogatoire musclées, simulations de noyade ou électrocution des suspects pour leur faire donner leurs réseaux, désigner l'endroit où les bombes ont été cachées. Il est bien vrai que ces méthodes ont parfois permis de prévenir des attentats, ou de démanteler des filières. Elles n'en sont pas moins contraires à l'honneur militaire, à la morale naturelle, aux traditions de l'armée. Pour les officiers qui s'y adonnent, mis à part quelques déséquilibrés complaisants avec eux-mêmes comme le général Aussaresses, c'est un cas de conscience déchirant, qui se traduira par un traumatisme profond, le sentiment d'une blessure, d'une dégradation de leur mission. Comment continuer à croire que l'on défend la paix et la civilisation face à des assassins, lorsqu'on se livre soi-même à ces basses besognes? Il faut rappeler que tous les officiers n'ont pas eu recours à ces méthodes, et que ceux qui l'ont fait s'y sont résolus pour sauver des vies. Il n'empêche que cela contribue à faire de cette guerre insaisissable une guerre moche. Exploitée par un FLN qui n'a jamais eu, pour sa part, le moindre respect pour la dignité humaine, la révélation de ces pratiques nourrit au surplus en métropole les campagnes de l'intelligentsia de gauche contre une armée de tortionnaires mis au service, à les en croire, des intérêts de riches colons, du maintien arbitraire d'une scandaleuse inégalité des conditions. La victoire - qui n'a rien résolu puisqu'elle n'a pas mis fin à la guerre - se paie ainsi au prix fort.

1958 est marquée par la chute de la IVe République et l'arrivée au pouvoir de De Gaulle. Comment s'explique à vos yeux son retournement sur la question algérienne?

Des témoignages multiples permettent de dire que De Gaulle est, dès alors, décidé à donner son indépendance à l'Algérie. Mais il arrive au pouvoir à la faveur d'un coup d'Etat porté par l'armée d'Algérie et les partisans de l'Algérie française. Il lui est donc nécessaire de louvoyer, au prix d'un certain nombre de mensonges.

De Gaulle veut l'indépendance, mais il ne peut pas le dire, et il ne la veut pas à n'importe quel prix. Il veut d'abord que l'armée obtienne une victoire militaire qui lui permette, à lui, de négocier en position de force avec un tiers parti, ni FLN ni Algérie française, une indépendance dans la coopération avec la France. Il va donc lui donner les moyens de sa victoire (ce sera le plan Challe) et débloquer simultanément d'importants moyens pour rattraper le temps perdu dans le développement économique de l'Algérie (c'est le plan de Constantine). L'armée va lui offrir en retour cette victoire, en écrasant le FLN sous un rouleau compresseur. Mais le tiers parti avec lequel De Gaulle souhaite négocier n'existe plus depuis longtemps. Et la découverte de l'énormité du mensonge par lequel il les a bernés jette les pieds-noirs et une partie des militaires servant en Algérie - singulièrement les officiers qui ont arraché la victoire et multiplié le recrutement de harkis auxquels ils ont donné leur parole que la France garantirait leur sécurité - dans le désespoir. D'où les barricades, le putsch des généraux, la création de l'OAS. Pressé d'en finir pour échapper à la pression internationale (les irritantes condamnations de l'ONU, les pressions de l'Union soviétique et des Etats-Unis) et avoir les mains libres de se consacrer à la modernisation de l'économie française et à la mise au point de la bombe atomique (en 1959, les dépenses publiques en Algérie, dont les dépenses militaires, absorbent près de 20 % du budget de la France), ainsi qu'à une action diplomatique qui l'impose, sur la scène internationale, comme le champion d'une troisième force entre les «deux grands», De Gaulle se résoudra alors à considérer le FLN comme son seul interlocuteur, cédera l'une après l'autre à toutes ses demandes et signera à Evian un cessez-le-feu qui lui offrira sur un plateau le pays, avec le Sahara et ses ressources pétrolières, condamnera très vite, faute de garanties, les Européens, décimés par les meurtres et les enlèvements, à l'exode, et livrera les harkis au couteau de leurs adversaires. Ce cessez-le-feu se traduira par une série de massacres dont le nombre des victimes s'élève à plusieurs dizaines de milliers.

Est-ce cette paix mal faite qui explique que la plaie de cette guerre soit toujours purulente?

L'indépendance de l'Algérie était certainement inévitable, mais elle s'est faite au prix d'une trahison de la parole donnée, de l'humiliation de l'armée, de l'abandon de nos supplétifs, du mépris des intérêts de nos concitoyens d'Afrique du Nord. Ceux-ci avaient, avant et après-guerre, coupablement retardé les évolutions nécessaires, mais ils avaient aussi montré, lors des fraternisations qui avaient suivi, en mai 1958, l'annonce par De Gaulle de la fin du double collège et de l'égalité de tous les citoyens d'Algérie, qu'une histoire d'amour s'était nouée entre eux et les populations musulmanes. Avec le succès du référendum de septembre 1958, qui avait vu 76 % des inscrits (musulmans compris) voter oui à un De Gaulle alors officiellement partisan de l'Algérie française, alors même que le FLN avait menacé de mort ceux qui participeraient au scrutin, suivi entre 1959 et 1961 par la victoire militaire remportée par Challe, De Gaulle avait toutes les cartes en main. Cela rend écrasante, devant l'histoire, sa responsabilité dans les drames qui ont suivi. Mais l'opinion française en a été largement complice. Elle lui en a donné quitus. Le FLN a livré quant à lui l'Algérie à une dictature corrompue et au chaos économique, en entretenant, pour soutenir son pouvoir, la haine de la France, le mythe d'une guerre d'extermination qui aurait fait jusqu'à 1,5 million de morts (la réalité se situe probablement aux alentours de 250 000). Dans le même temps les Algériens ont continué à immigrer toujours plus nombreux en France, rare exemple d'un peuple choisissant d'aller vivre auprès de ses prétendus tortionnaires. La vision caricaturale qui a été imposée de la guerre d'Algérie, avec la complicité de nombreux intellectuels de gauche, survit aujourd'hui chez les jeunes franco-algériens qui sont issus de cette immigration, quand même ils appartiennent à la troisième ou quatrième génération née dans notre pays. Elle nourrit chez eux une rancœur qui empêche leur pleine assimilation. D'où l'urgence de rétablir une vision plus équilibrée de cette tragédie.

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