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Les interrogations métaphysiques de d'Ormesson

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Une chronique de Louis Cornellier sur le site "Présence" (Canada) :

D’Ormesson métaphysique

«Ainsi, «Christ Jésus» auront été les deux derniers mots publics écrits par Jean d’Ormesson», remarque Louis Cornellier.

«Ainsi, «Christ Jésus» auront été les deux derniers mots publics écrits par Jean d’Ormesson», remarque Louis Cornellier.   (Pixabay)

Ainsi, «Christ Jésus» auront été les deux derniers mots publics écrits par Jean d’Ormesson. Un hosanna sans fin (Héloïse d’Ormesson, 2018), son essai posthume, se termine, en effet, sur un éloge de Jésus, qui «a laissé une trace éclatante dans l’esprit des hommes».

Cela peut surprendre. Quelques pages plus tôt, l’écrivain avoue à ses lecteurs que la grâce divine ne l’a jamais touché et «que Dieu, la nécessité, le hasard ou l’hérédité [lui] ont refusé le don de la foi». Pourtant, à l’heure ultime, avant de mourir à l’âge de 92 ans, l’agnostique qu’il est consacre son dernier souffle à dire son admiration et son amour pour le Christ.

Étonnant, peut-être, mais ni incompréhensible et ni déraisonnable. Sobrement, sans circonvolution, dans une langue épurée dénuée de prétention philosophique, d’Ormesson, dans cet Hosanna sans fin, exprime le cœur de notre angoisse métaphysique, et c’est très beau. «Nous ne savons ni d’où nous venons, ni pourquoi nous sommes là, ni surtout ce que nous allons devenir dans un avenir plus ou moins proche, mais en tout cas inéluctable. Il n’y a pas d’autre question que celle-là.»

 

Le problème de la mort

Pascal, on le sait, a bien montré que nous nous démenons beaucoup, au cours de notre vie, pour inventer des expédients destinés à nous changer les idées, à nous divertir, c’est-à-dire à nous détourner de l’essentiel, pour, comme le résume d’Ormesson, «ne surtout pas penser au seul problème qui vaille: celui de la mort et de notre destin dans l’éternité».

Nous ne savons pas ce qui nous attend et, quand il nous arrive d’y penser sérieusement, nous paniquons. Notre société festive et thérapeutique nous vient alors en aide, en nous incitant à ne pas nous en faire pour si peu, alors qu’il y a des soldes à courir, une galerie à repeindre, une bonne série policière en traduction à dévorer sur Netflix, du yoga à faire et, si nécessaire, une pilule à croquer pour chasser ces idées noires. Le refus de la métaphysique est un lieu commun de notre époque.Il existe une version chic, voire noble, de ce refus. La science, dit-on alors, nous aurait débarrassés de ces lubies, nous aurait permis de quitter la région confuse des croyances sans fondement pour nous mener vers le territoire lumineux des connaissances factuelles. On ne nous en fait plus accroire. Désormais, sans preuve scientifique, nous n’embarquons plus. Dieu, croit-on ainsi, ne vaut même plus pour les enfants.

Grandeurs et misères de la science

D’Ormesson, on le verra, ne mange pas de ce pain désenchanté. Il se livre néanmoins à un éloge senti, presque sans réserve, de la science, en disant que ce qu’elle nous apprend «est le plus beau des romans», ce qui, pour un écrivain de sa trempe, n’est pas peu dire. «Sur notre univers et son histoire, sur notre corps, sur nos mécanismes les plus subtils, note-t-il, tout ce que nous savons avec certitude, c’est la science qui nous l’apprend.» Pour «apaiser notre curiosité», insiste-t-il, elle n’a pas sa pareille. Cela explique que de nombreux esprits de qualité trouvent en elle «consolation et espérance» et en aient fait leur refuge.

Toutefois, et c’est l’évidence que rappelle d’Ormesson à ceux qui ont la faiblesse de l’oublier, «limitée étroitement à l’espace et au temps, [la science] ne nous est d’aucun secours pour répondre aux questions qu’enfermés entre nos deux murs également infranchissables, l’un au début de toute chose, l’autre à la fin de notre vie, nous nous posons d’un côté sur nos origines et de l’autre sur nos avenirs».

La science, en d’autres termes, est formidable, et sa capacité d’élucidation du monde suscite l’admiration, «mais pour tout ce qui nous importe le plus, plus peut-être que l’amour, et ce n’est pas peu dire, en un mot sur ce qui se passe après la mort et sur notre destin d’éternité, la science, ailleurs si puissante, se révèle impuissante» et, affirme l’écrivain, le restera.

Dans Le règne du langage (Robert Laffont, 2017), Tom Wolfe prend un malin plaisir à brocarder une science incapable de reconnaître ses limites. Pour expliquer l’origine de la vie, raconte le romancier, Darwin part d’une cellule ou de «quatre ou cinq» d’entre elles. Quand un étudiant lui demande d’où proviennent ces cellules originaires, le naturaliste admet son ignorance, tout en discréditant la question. «Sur ce plan, résume Wolfe, la théorie darwinienne est la copie conforme de cosmogonies bien plus anciennes, qui esquivent toutes une question, à savoir comment le monde a-t-il pu exister (et évoluer) ex nihilo

Moins goguenard que son confrère américain, d’Ormesson, sans se moquer, en arrive à une conclusion semblable. «Ce qu’il y a de plus frappant dans l’affaire, écrit-il, c’est que, sur ce seul point [pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien et qu’y a-t-il après la mort?], personne n’en sait plus que les autres. Imbéciles et génies, puissants et déshérités, savants et ignorants sont enfermés dans la même impasse.»

La foi: une croyance raisonnable

Faute d’un savoir disponible sur le «seul problème qui vaille», reste la démission ou la croyance. «Nous ne savons pas si Dieu existe, constate André Comte-Sponville dans Présentations de la philosophie (Le livre de poche, 2002). C’est pourquoi la question se pose d’y croire ou pas.» Dans son Dictionnaire amoureux de la philosophie (Plon, 2018), Luc Ferry confirme le constat. «Paradoxe imparable: tout le monde, en fait, est croyant, celui qui croit en Dieu comme celui qui n’y croit pas, explique-t-il. Car tout ici est affaire de foi, attendu que je ne puis prouver ni l’existence de Dieu, ni son inexistence.»Alors, le néant ou Dieu? On entend parfois dire que choisir le premier serait plus lucide et plus courageux, en ce que le second correspondrait trop à nos désirs pour être vrai et tiendrait d’une consolation illusoire. Le philosophe Denis Moreau, spécialiste de Descartes, ébranle cette objection dans Comment peut-on être catholique? (Seuil, 2018).

En tant que philosophe, reconnaît-il, je concède volontiers qu’il est souhaitable d’avoir la lucidité d’opter pour une vérité dure plutôt que pour une erreur consolante, pour une mauvaise nouvelle vraie plutôt que pour une bonne fausse. Mais sur la mort, et plus encore sur ce qui advient après elle, on ne peut établir une vérité objective, scientifique: jamais je ne suis mort et personne n’a la moindre idée de “l’effet que cela fait” de l’être. Dans le débat ici évoqué, on n’a donc pas affaire à une confrontation entre, d’une part, la vérité de ceux qui pensent que la mort est la fin de tout, et, d’autre part, la croyance de ceux qui estiment qu’elle a été vaincue par le Christ. Il s’agit d’un face-à-face entre deux croyances. Et puisqu’on ne peut faire appel à la vérité objective pour évaluer les thèses en présence, ce sont avant tout les critères pragmatiques, existentiels qu’il faut ici mobiliser.

Alors, encore une fois, le néant ou Dieu? Moreau, catholique, choisit Dieu, en précisant qu’il n’y a rien d’irrationnel à vouloir être consolé quand on est triste et à choisir la joie de la résurrection plutôt que l’ombre de la mort définitive. «Tel est le cœur de ma foi, conclut-il. Je ne force personne à l’adopter. Mais je ne laisserai personne dire que, sur cette question de la mort, décisive dans notre façon d’assumer la condition humaine, ma foi est vaine ou sotte. Elle est belle, elle est bonne, elle est vivifiante. Pourquoi m’en priverais-je?»

Le choix de l’espérance

Jean d’Ormesson, qui se dit à la fois catholique et agnostique, ne parle pas de sa foi – le mot lui semble trop fort, trop assuré pour exprimer son «sentiment» —, mais de son espérance. «Un monde sans Dieu serait trop injuste, trop triste, trop inutile, écrit-il. Nous vivons dans un univers dominé par un temps qui détruit tout ce qu’il construit et où, entre deux accès de bonheur et de gaieté, règnent le mal, la maladie, le chagrin, l’injustice. Sans Dieu, pas d’espérance. Notre seule chance: que Dieu existe.» Pour donner du sens à tout ça, pour nous sauver.

On dira encore, évidemment, pour réfréner les ardeurs de ceux que Jacques Grand’Maison appelait les «espérants», que Dieu est invraisemblable. C’est vrai, rétorque d’Ormesson, il l’est, mais, voilà, il ne l’est «pas beaucoup plus que tous les miracles que nous avons vus défiler sous nos yeux écarquillés: la goutte d’eau, le grain de sable, la poussière minuscule d’où sort tout ce qui existe, la lumière, l’expansion continuelle de l’espèce, le temps dont nous ne savons rien, l’histoire, cette stupeur, la vie, une nécessité peuplée de hasards, pas beaucoup plus invraisemblable que le monde étrange où nous vivons tous les jours et qui nous paraît si évident».

Dans son Guide des égarés (Gallimard, 2016), d’Ormesson raconte que le philosophe Jean Wahl, qui fut son maître, avait lancé, à la fin d’un ses cours, les déconcertantes phrases suivantes: «Il nous reste cinq minutes. Nous pourrions aborder le problème de Dieu.» L’écrivain nonagénaire, mort le 5 décembre 2017, a suivi la leçon, en consacrant ses derniers mots à l’affaire. Inspiré par une formule de Chateaubriand, le titre de son ultime ouvrage, Un hosanna sans fin, c’est-à-dire un hymne de joie que la mort ne saurait tarir, dit assez la force de son espérance qui, dans le doute, reprenait son élan au contact du plus sublime des modèles: Jésus. «Lui au moins, écrivait d’Ormesson, il est permis de l’admirer et de l’aimer sans se poser trop de questions sur sa réalité.» Égarés, nous ne sommes pas seuls.

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