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Déchristianisation et "archipelisation" de la société française

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Entretien avec Jérôme Fourquet, directeur du département Opinion et Stratégies d’Entreprise de l’institut de sondages IFOP, auteur de L’Archipel français (Seuil).

Vous analysez dans votre livre comment l’élection d’Emmanuel Macron a été l’aboutissement d’un éclatement de la société française qui a commencé il y a des décennies. La déchristianisation de la France a-t-elle joué un rôle dans cette « archipelisation » de la société ?

Nous ne sommes bien sûr pas les premiers à travailler sur le déclin de l’influence catholique en France. Le livre de Marcel Gauchet Le désenchantement du monde a déjà trente-cinq ans. Mais nous sommes aujourd’hui au stade terminal du processus. Le nombre de « messalisant » s (qui vont à la messe tous les dimanches) est passé de 35 à 6 % depuis Vatican II. Le nombre décroissant des prêtres diocésains et des baptêmes, la grande raréfaction du prénom Marie également, marquent une déchristianisation très avancée. La matrice catholique a eu une influence considérable sur la structuration de la société française. Elle a organisé tout un pôle catholique de la société qu’elle a irrigué pendant des siècles jusqu’aux dernières décennies. Elle a, parallèlement, suscité la constitution d’un pôle laïque et républicain qui s’est construit pour une grande part en réaction au premier et qui, déchristianisation aidant, s’est trouvé dépourvu d’adversaire. La déchristianisation a déstabilisé les deux pôles qui, plus profondément, reposaient sur un soubassement imprégné de culture judéo-chrétienne, remettant en question les fondements mêmes sur lesquels les deux pôles reposaient. La déchristianisation ne pouvait donc pas rester sans conséquences sur l’ordre politique et sur le paysage électoral.

En conséquence de ces évolutions, vous parlez d’un paysage sinistré.

J. F. : Par de nombreux aspects, le paysage culturel et idéologique n’a plus grand-chose à voir avec ce que l’on a connu. Bien sûr, chaque génération a la faiblesse de penser qu’elle est en rupture par rapport à celles qui l’ont précédée. Mais ce à quoi nous assistons aujourd’hui n’est pas seulement le résultat d’un renouvellement générationnel, mais d’un basculement civilisationnel et anthropologique sans précédent. Il y a d’autres critères que le taux de remplissage des églises qui indiquent la déchristianisation de la France : les préférences en matières d’obsèques (l’incinération a pris le pas sur l’enterrement), les mariages et la nuptialité, la sexualité, la décrispation de la sociétésur l’homosexualité. On voit les plaques tectoniques bouger de manière spectaculaire, alors qu’elles étaient restées immuables pendant des siècles. Entre 1945 et le début des années 1980, les naissances hors mariage représentaient moins de 10 % des naissances. Aujourd’hui c’est 60 %. C’est devenu la norme, en l’espace de deux générations. Avec bientôt l’élargissement du droit à la PMA aux couples de lesbiennes ou aux femmes célibataires, on va aboutir à des naissances sans père. Une rupture encore avec l’ordre philosophique, anthropologique et même psychologique que l’on a connu. Quand on pose la question aux Français aujourd’hui en évoquant le manque de père, 50 % sont favorables à l’élargissement de la PMA, 50 % sont défavorables. Les générations les plus âgées y sont aux deux tiers opposées. Les moins de 35 ans y sont aux deux tiers favorables. L’ordre social et familial n’en sera pas forcément bouleversé, étant donné le petit nombre de personnes concernées. Mais sur des questions assez fondamentales, les conceptions changent radicalement. Avec ces lois qui se succèdent, c’est tout le référentiel qui, peu à peu, mais rapidement, se modifie. Au début des années 1970, apparaît la pilule et l’IVG est légalisée, ce qui dissocie sexualité et procréation : il peut y avoir sexualité sans procréation. Quarante-cinq ans plus tard, nous pourrions avoir une procréation sans sexualité.

Vous parlez de l’île des retraités, de celle des expatriés, qui ont joué un rôle important dans la victoire d’Emmanuel Macron. Peut-on dire qu’il y a un îlot catholique ?

J. F. : On pourrait même parler d’un chapelet d’îles et d’îlots, car s’il y a des caractéristiques communes, il existe aussi des différences importantes. Par ailleurs, il ne nous est pas venu à l’esprit, mon coauteur et moi, de dire qu’il n’y a plus de catholiques en France ! Ils sont encore nombreux, actifs, organisés, mais ils n’ont plus la force d’autrefois et ils ne sont plus une puissance politique et sociale capable d’influer significativement sur la trajectoire de la société française. Ils sont donc « ravalés » au statut d’île parmi d’autres de l’archipel français.

Ce déclin a des conséquences juridiques et politiques. Jusqu’à présent, les catholiques pouvaient se tenir à l’ombre de la République, qui reprenait pour l’essentiel leur référentiel. Aujourd’hui, le décalage s’est creusé, et les catholiques constatent qu’ils ne représentent qu’une île parmi d’autres ce qui les expose à voir adoptées des lois qui sont contraires à leur vision du monde. Yann Raison du Cleuziou montre bien qu’il y a pour le noyau dur de cette île, qu’il appelle les « catholiques observants », deux tentations : la tentation du repli, du bastion. Dans une société qui part dans une direction inconnue, il leur appartient de transmettre leur foi au sein de la sphère familiale, au prix de beaucoup d’efforts, ou de reconstituer des communautés homogènes avec des écoles hors contrat, puisque même l’école privée d’obédience catholique ne correspondrait plus à leurs canons. L’autre tentation, alors que la fille aînée de l’Église redevient une terre a-chrétienne, est de reprendre le collier des premiers chrétiens et de repartir à l’offensive pour réévangéliser. Emmanuel Macron a rendu hommage à ces catholiques lors de son discours aux Bernardins, saluant leur rôle très actif en matière sociale, morale et intellectuelle… Les catholiques ont un héritage important. Mais ce monde catholique n’a plus la puissance d’entraînement du passé, et c’est un constat douloureux pour beaucoup de catholiques, historiquement habitués à vivre dans une société qui, certes, ne leur faisait pas de cadeaux, surtout à certaines périodes, mais où leur position était tout de même plus confortable que celle qu’ils connaissent aujourd’hui.

La crise sociale que nous traversons rend cette situation encore plus douloureuse, puisqu’on se rend compte que dans cette société multiple et divisée, beaucoup se sentent perdus…

J. F. : Il y avait en effet le réseau des paroisses et, selon une formule qui a fait florès, « le long manteau d’églises » qui couvrait le territoire français, le Secours catholique, les mouvements d’action catholique, le scoutisme, les écoles catholiques… Cet héritage a de beaux restes. En face, il y avait la contre-société communiste et le camp laïque avec leurs organisations pour la jeunesse, des lieux de rencontre et de convivialité qui maillaient aussi la société et le territoire. Il n’y a pas eu de sabotage organisé de ce maillage, mais le développement puissant de l’individualisme a peu à peu rongé tous ces piliers pour n’en laisser aujourd’hui que des traces. Dans un certain nombre de territoires et chez certains publics, on se trouve face à un vide relationnel et culturel, un vide de sens aussi, qui rend une partie de ces populations malheureuses, mais aussi poreuses et disponibles à un certain nombre de discours. Les conséquences du déclin de l’Église rouge et de l’Église catholique ne sont pas seulement sociologiques, elles touchent au sens de la vie.

Sans vouloir idéaliser un âge d’or, on peut reconnaître rétrospectivement que les matrices d’autrefois conféraient une armature à la fois psychologique et morale, mais aussi socio-économique, à de très nombreuses populations. Aujourd’hui, en haut du mille-feuille social, il y a des personnes financièrement et intellectuellement suffisamment dotées pour pouvoir évoluer dans un univers archipelisé et déstructuré. Mais les publics qui ont fait des études moins longues ou ont connu des parcours plus heurtés sont confrontés à de fortes difficultés.

On a aussi l’impression que les différentes couches du « mille-feuille » ne se parlent plus, et que finalement les gens ne s’intéressent plus les uns aux autres.

J. F. : En effet. La société était fondée sur des matrices, qui jouaient aussi le rôle de silos, avec des ascenseurs, dont la verticalité permettait la communication entre différentes strates de l’édifice. Jamais aucun silo n’a eu toute une strate sous sa coupe, ni les catholiques ni les « rouges », qui comptaient chacun aussi bien des intellectuels que des paysans ou des ouvriers. Mais tout ce monde se reconnaissait dans une vision commune, pouvait se rencontrer occasionnellement, à la messe, dans des écoles ou dans des patronages. Il y avait a minima la conscience qu’il existait d’autres groupes sociaux que le sien, et le sentiment plus ou moins justifié de partager quelque chose qui nous liait et nous dépassait. Tout cela a sauté.

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