Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Joseph Ratzinger et Jorge Bergoglio : deux visions politiques très éloignées ?

IMPRIMER

De Sandro Magister en traduction française sur le site diakonos.be :

De Ratzinger a Bergoglio. Deux visions politiques distantes de plusieurs années-lumière

Le texte qui ci-dessous est la conférence prononcée par Sandro Magister au colloque d’études organisé le 4 juin 2019 au Palazzo Giustiniani à Rome par la Fondazione Magna Carta sur le thème : « Les catholiques, la politique et les défis du troisième millénaire ».

*

Joseph Ratzinger a beaucoup parlé de politique et beaucoup écrit à ce sujet, comme théologien, comme évêque et comme Pape. Mais pour bien comprendre sa vision d’ensemble, il suffit de relire le discours qu’il a prononcé le 22 septembre 2011 à Berlin devant le Bundestag, au cours de son dernier voyage en Allemagne.

Il a commencé par citer la prière du jeune roi Salomon le jour de sa montée sur le trône, quand il n’a pas demandé à Dieu le succès ni la richesse mais « un cœur docile pour gouverner ton peuple, pour discerner entre le bien et le mal » (1 Rois 3, 9). Une question qui est en fait « la question décisive devant laquelle l’homme politique et la politique se trouvent aussi aujourd’hui ».

Ensuite, voici comment Benoît XVI a résumé le rôle joué par le christianisme sur cette question à travers l’histoire.

« Contrairement aux autres grandes religions, le christianisme n’a jamais imposé à l’État et à la société un droit révélé, ni un règlement juridique découlant d’une révélation. Il a au contraire renvoyé à la nature et à la raison comme vraies sources du droit – il a renvoyé à l’harmonie entre raison objective et subjective, une harmonie qui toutefois suppose le fait d’être toutes deux les sphères fondées dans la Raison créatrice de Dieu.  Avec cela les théologiens chrétiens se sont associés à un mouvement philosophique et juridique qui s’était formé depuis le II.me siècle av. JC.  Dans la première moitié du deuxième siècle préchrétien, il y eut une rencontre entre le droit naturel social développé par les philosophes stoïciens et des maîtres influents du droit romain.  Dans ce contact est née la culture juridique occidentale, qui a été et est encore d’une importance déterminante pour la culture juridique de l’humanité.  De ce lien préchrétien entre droit et philosophie part le chemin qui conduit, à travers le Moyen-âge chrétien, au développement juridique des Lumières jusqu’à la Déclaration des Droits de l’homme ».

Mais aujourd’hui, a-t-il poursuivi, cet édifice a volé en éclats :

« Un dramatique changement de la situation est arrivé au cours du dernier demi-siècle », un changement dont Hans Kelsen a été le grand théoricien. Une « conception positiviste de la nature » s’est imposée, dont « aucune indication qui soit en quelque manière de caractère éthique ne peut réellement découler » et dans laquelle « les sources classiques de connaissance de l’ethos et du droit sont mises hors-jeu ».  Avec pour résultat que l’on en vient à vivre comme dans « des édifices de béton armé sans fenêtres, où nous nous donnons le climat et la lumière tout seuls et nous ne voulons plus recevoir ces deux choses du vaste monde de Dieu ».

Une situation à laquelle il ne faut pourtant pas se résigner : « Il faut ouvrir à nouveau tout grand les fenêtres, nous devons voir de nouveau l’étendue du monde, le ciel et la terre et apprendre à utiliser tout cela de façon juste ». Avec un chemin de reconstruction que Benoît XVI décrit de la sorte, en renvoyant de manière surprenante à l’écologie :

« Je dirais que l’apparition du mouvement écologique dans la politique allemande à partir des années soixante-dix, bien que n’ayant peut-être pas ouvert tout grand les fenêtres, a toutefois été et demeure un cri qui aspire à l’air frais, un cri qui ne peut pas être ignoré ni être mis de côté, parce qu’on y entrevoit trop d’irrationalité. […] Nous devons écouter le langage de la nature et y répondre avec cohérence. Je voudrais cependant aborder avec force un point qui aujourd’hui comme hier est –me semble-t-il- largement négligé: il existe aussi une écologie de l’homme.  L’homme aussi possède une nature qu’il doit respecter et qu’il ne peut manipuler à volonté.  L’homme n’est pas seulement une liberté qui se crée de soi.  L’homme ne se crée pas lui-même.  Il est esprit et volonté, mais il est aussi nature, et sa volonté est juste quand il respecte la nature, l’écoute et quand il s’accepte lui-même pour ce qu’il est, et qu’il accepte qu’il ne s’est pas créé de soi.  C’est justement ainsi et seulement ainsi que se réalise la véritable liberté humaine ».

D’où la question finale : « Est-ce vraiment privé de sens de réfléchir pour savoir si la raison objective qui se manifeste dans la nature ne suppose pas une Raison créatrice, un ‘Creator Spiritus’ ? ».

Bergoglio, jeune péroniste

Difficile, sinon impossible, de retrouver la moindre trace de la vision de Ratinzger dans la conception de la politique qui est celle pape François, plutôt issue de sa propre expérience à partir des années ’68 en Argentine :

En Argentine, les mouvements estudiantins et ouvriers ont éclaté un peu plus tard qu’à Paris ou Los Angeles : en 1969, l’année à laquelle Bergoglio célébra sa première messe et immédiatement les groupes armés, les Montoneros, sont entrés dans la danse en 1970, l’année où il a prononcé ses vœux, en séquestrant et en l’ex-président Pedro Aramburu avant de le lyncher.

Nommé maître des novices de manière précoce, le jeune Bergoglio alors âgé de trente-quatre ans, a milité pour le retour au pays de Juan Domingo Perón, qui vivait à cette époque en exil à Madrid. Il est devenu le guide spirituel des jeunes péronistes de la Guardia de Hierro qui étaient présents en force dans l’université jésuite du Salvador.  Et il a poursuivi son militantisme même après avoir été nommé de façon assez étonnante supérieur provincial des jésuites d’Argentine en 1973, l’année même du retour de Perón et de sa réélection triomphale.

On retrouve Bergoglio parmi les rédacteurs du « Modelo nacional », le testament politique que Perón a voulu laisser après sa mort. C’est pour toutes ces raison qu’il s’est attiré l’hostilité féroce d’une bonne moitié des jésuites argentins, plus à gauche que lui, tout particulièrement après qu’il ait cédé l’université du Salvador, qui avait été mise en vente pour assainir les finances de la Compagnie de Jésus, précisément à ses amis de la Guardia de Hierro.

C’est pendant ces années que le futur pape a élaboré le « mythe », ce sont ses propres termes, du peuple en tant qu’acteur de l’histoire. Un peuple par nature innocent et porteur d’innocence, un peuple qui a le droit inné d’avoir « tierra, techo, trabajo » et qu’il associe avec le « santo pueblo fiel de Dios ».

Le “mythe” du peuple

Mais en plus de sa propre expérience de vie, la vision politique du pape Bergoglio a pris également forme grâce à l’enseignement d’un maître, comme il l’a confié au sociologue français Dominique Wolton dans un livre-entretien qu’il a publié en 2017 sous le titre « Politique et société » :

« Il y a un penseur que vous devriez lire: Rodolfo Kusch, un Allemand qui vivait dans le nord-ouest de l’Argentine, un très bon philosophe anthropologue. Il m’a fait comprendre une chose : le mot ‘peuple’ n’est pas un mot logique. C’est un mot mythique.  Vous ne pouvez parler de peuple logiquement, parce que ce serait faire uniquement une description.  Pour comprendre un peuple, comprendre quelles sont les valeur de ce peuple, il faut entrer dans l’esprit, dans le cœur, dans le travail, dans l’histoire et dans le mythe de sa tradition.  Ce point est vraiment à la base de la théologie dit ‘du peuple’.  C’est-à-dire aller avec le peuple, voir comment il s’exprime.  Cette distinction est importante.  Le peuple n’est pas une catégorie logique, c’est une catégorie mythique ».

Auteur aussi bien d’essais d’anthropologie que de pièces de théâtre, Rodolfo Kusch (1922-1979) s’est inspiré de la philosophie de Heidegger pour distinguer « l’être » de « l’étant », en plaçant dans la première catégorie la vision rationaliste et dominatrice de l’homme occidental et dans la seconde la vision des peuples indigènes latino-américains, en paix avec la nature qui les entoure et animés, justement, par un « mythe ».

Pour Kusch, la première de ces deux visions, celle qui est centrée sur l’Europe, est intolérante et incapable de comprendre la seconde qu’il voulait en revanche valoriser et à laquelle il a consacré ses travaux les plus importants. C’est aussi pour cela qu’ils s’est retrouvé en marge de la culture des élites dominantes et que Bergoglio est devenu son admirateur.

Avec les « mouvements populaires »

Donc, selon le pape Bergoglio, « il faut un mythe pour comprendre le peuple ». Et lui, ce mythe, il l’a raconté, en tant que Pape, surtout à chaque fois qu’il a appelé auprès de lui les « mouvements populaires ». Jusqu’à maintenant, il l’a fait à trois reprises : la première à Rome en 2014, la seconde à Santa Cruz de la Sierra, en Bolivie, en 2015, la troisième de nouveau à Rome, en 2016. À chaque fois il enflamme son auditoire par des discours interminables, d’une trentaine de pages chacun, qui, réunis, constituent désormais le programme politique de son pontificat.

Ces mouvements que François convoque auprès de lui, ce n’est pas lui qui les a créés, ils existaient avant son pontificat. Ils n’ont rien de véritablement catholique. Ils sont en partie les héritiers des mémorables rassemblements anticapitalistes et no-global de Seattle et de Porto Alegre. Avec, en plus, la multitude des laissés-pour-compte d’où le pape voit jaillir « ce torrent d’énergie morale qui naît de l’implication des exclus dans la construction du destin de la planète ».

 

C’est à ces « laissés-pour-compte de la société » que François confie la réalisation d’un avenir fait de terres, de maisons, de travail pour tous. Grâce à un processus d’accession au pouvoir qui « transcende les procédures logiques de la démocratie formelle ». Le pape a affirmé aux « mouvements populaires », le 5 novembre, que le moment était venu de faire un saut dans la politique, « afin de revitaliser et de refonder les démocraties, qui traversent actuellement une véritable crise », bref, pour renverser les puissants de leurs trônes.

Les puissances contre lesquelles le peuple des exclus se révolte, ce sont « les systèmes économiques qui, afin d’assurer leur survie, doivent faire la guerre de manière à rétablir l’équilibre des bilans des économies », c’est « l’économie qui tue ». Cette façon de voir est la clé grâce à laquelle il explique la « guerre mondiale fragmentée » et même le terrorisme islamiste.

On peut également ajouter la présence, aussi bien à la première rencontre de Rome et à celle de Santa Cruz, du président bolivien Evo Morales, le héraut de la gauche populiste latino-américaine, en qualité d’activiste « cocalero ».

Ce dernier a été une nouvelle fois invité à Rome en avril 2016, pour prendre la parole au colloque organisé par l’académie pontificale des sciences à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire de « Centesimus annus », l’encyclique sociale de Jean-Paul II, en tant qu’orateur, de même que l’autre leader populiste, Rafael Correa, président de l’Équateur, l’économiste néo-malthusien Jeffrey Sachs et le candidat démocrate d’extrême-gauche à l’élection présidentielle américaine Bernie Sanders.

À cette occasion, le pape François a reçu de celui-ci, en guise de cadeau, une lettre émanant de dirigeants non identifiés de « mouvements populaires » ainsi que trois livres consacrés aux vertus bienfaisantes de la coca, dont Morales lui-même est un fervent partisan. Et le dialogue entre les deux hommes a été – d’après ce qui a été écrit par les agences de presse – « très affectueux », tout le contraire de l’opposition à laquelle il faisait face chez lui depuis des années de la part des évêques boliviens qui étaient allés jusqu’à l’accuser ouvertement de « faire pénétrer le narcotrafic dans la structure de l’État ». Avec le résultat que, une fois rentré en Bolivie, il a conseillé aux évêques du pays de « constituer ouvertement un parti pro-capitaliste et pro-impérialiste ». Tout en prétendant que le Pape est de son côté  : « il [le Pape] est content de ce que nous avons fait et il m’a dit : tu es toujours avec le peuple ».

Une politique typiquement « franciscaine »

On peut ajouter aux discours-fleuves des « mouvements populaires » les discours que le pape François a prononcés le 27 novembre 2015 aux jeunes en périphérie de Nairobi, là aussi avec l’exaltation de la native « sagesse des quartiers populaires », comme par ailleurs, dans la même optique, ses gestes incessants, ses voyages et ses discours concernant les migrants.

C’est dans la même ligne qu’il faut relire également le discours adressé par le pape Bergoglio au sommet des magistrats latino-américains convoqués au Vatican début juin 2019 – un an après un sommet analogue qui s’est tenu à Buenos Aires – sur le thème des droits sociaux et de la « doctrine franciscaine » (en référence non pas à saint François d’Assise mais au Pape qui porte son nom).

Ce discours était également long, avec d’abondantes références au second des trois discours adressés aux « mouvements populaires », celui qu’il avait prononcé en Bolivie et qui n’était manifestement de son cru même s’il abondait dans son sens, mais qui était sans doute l’œuvre d’un des magistrats argentins présents, Raúl Eugenis Zaffaroni, un personnage emblématique, membre de la cour interaméricaine des droits de l’homme et grand défenseur d’une « théorie critique » de la criminologie qui fait remonter la genèse du crime et la nature de la justice à la structure des classes sociales et aux inégalités.

« Il n’y a pas de démocratie avec la faim, il n’y a pas de développement avec la pauvreté, il n’y a pas de justice dans l’iniquité » : c’est ainsi que François a résumé sa vision, sous un tonnerre d’applaudissements.

Revenir à Ratzinger

Comment à ce stade évaluer la vision politique de François ? Parmi les voix les plus convaincantes, nous nous bornerons ici à citer celle de Sergio Belardinelli, professeur de sociologie des processus culturels à l’université de Bologne et ancien acteur de ce « Projet culturel » qui avait mobilisé l’Église italienne par le passé sous la houlette du cardinal Camillo Ruini.

Le professeur Belardinelli affirme, dans le livre qu’il a rédigé avec son collège sociologue Angelo Panebianco : « All’alba di un nuovo mondo », édité chez Mulino à la veille des élections européennes de 2019 :

« Admettons même que le magistère des papes qui ont précédé François ait été trop centré sur les thèmes appelés ‘non-négociables’ tels que la vie et la famille. Sommes-nous pour autant certains que le fait de privilégier d’autres thèmes tels que l’écologie, la critique du marché capitaliste ou le tiers-mondisme constitue un pas en avant ? […] J’ai l’impression qu’aujourd’hui, la dénonciation par l’Église de tous ces maux est trop ‘humaine’.  C’est un peu comme si, en pointant du doigt le marché et le libéralisme comme étant les principaux responsables – des accusations par ailleurs assez discutables – on édulcorait en même temps la terrible et tragique sévérité du mal que l’on veut dénoncer.  Avec pour conséquence que l’élan prophétique de cette dénonciation s’affaiblit d’autant plus qu’il apparaît comme étant trop liée aux logiques du monde, trop politique et trop peu eschatologique ».

Et, plus loin, dans la foulée de Niklas Luhmann selon lequel, dans une société sécularisée, il est naturel que « religion, politique, science, économie, en un mot tous les systèmes sociaux se spécialisent toujours davantage dans la fonction qui leur est propre », Belardinelli écrit :

« La société séculière, même si la chose peut sembler surprenante, a un urgent besoin que quelqu’un, quelque part, parle de Dieu d’une façon qui ne soit pas trop mondaine. […] Mais de quel Dieu doit-on parler ? Avec Pascal, il est sans doute opportun de sortir de cette perspective injuste du ‘Dieu des philosophes’ pour entrer dans celle du ‘Dieu d’Abraham et de Jésus-Christ’. Toutefois, il ne me semble pas raisonnable que l’on puisse concevoir ce Dieu qui est amour et miséricorde en opposition avec ‘l’être infiniment parfait, créateur et seigneur du ciel et de la terre’, comme le récitait le catéchisme. […] Un Dieu qui ne serait pas tout-puissant et qui n’aurait pas créé le monde ne peut pas être Dieu.  Comme l’ont bien compris Leo Strauss et Joseph Ratzinger, pour ne citer que deux noms représentatifs, le monde n’a de sens que parce qu’il a été créé par Dieu.  […] Mais pour que ce Dieu redevienne un concept qui puisse faire naître des formes de vie ecclésiales et sociales, nous avons surtout besoin de foi ».

Cette citation de Ratzinger n’est ici pas un hasard. En relisant son discours au Bundestag, on comprend pourquoi.

Un article de Sandro Magister, vaticaniste à L’Espresso.

Les commentaires sont fermés.