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Rien n’est plus sain que la recherche de la gloire car il s’agit d’un appétit très naturel

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D'Eugénie Bastié sur le site du Figaro Vox :

Fabrice Hadjadj: «La recherche de la gloire est saine, c’est un appétit naturel»

FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - Le dernier livre du philosophe Fabrice Hadjadj est une ode à la gloire qui - loin de s’y opposer - va de pair avec l’humilité. Il réhabilite la recherche de la gloire comme remède au règne de l’utilitaire et moyen de célébrer la vie sous toutes ses formes.

11 octobre 2019
 
Fabrice Hadjadj.
Fabrice Hadjadj. Jean-Christophe MARMARA/Le Figaro

Fabrice Hadjadj est écrivain et philosophe. Il est le directeur de l’université Philantropos. Il vient de publier À moi la gloire aux éditions Salvator (septembre 2019).


FIGAROVOX.- Les catholiques ont tendance à mettre en avant l’humilité plutôt que la gloire. Est-ce une erreur?

Fabrice HADJADJ.- Lorsqu’un prédicateur monte en chaire et se place bien sous les projecteurs pour prôner l’effacement, on peut à bon droit penser qu’il y a quelque chose qui cloche… L’humilité est une vertu spécifiquement chrétienne, ignorée des païens, car elle suppose la révélation tragicomique d’un Dieu qui s’abaisse jusqu’à se faire ce charpentier juif qu’on crucifie comme malfaiteur à 33 ans.

Rien n’est plus sain que la recherche de la gloire, car il s’agit d’un appétit très naturel.

À l’opposé, la vertu païenne majeure est liée au désir de gloire: Cicéron l’appelle «magnanimité» (de magna anima, la «grande âme»). Dans La Conjuration de Catilina, Salluste affirme que l’aspiration à la gloire, c’est-à-dire le désir de distinction, est précisément ce qui nous distingue des bêtes. Sans elle, il n’y aurait pas de sens du sacrifice et donc pas de république, puisqu’on ne viserait rien de plus grand que son intérêt immédiat. D’ailleurs, en grec, «vertu» se dit arétè, qui peut se traduire par excellence.

La question est donc double. Premièrement, elle concerne le rapport du paganisme au christianisme: y a-t-il entre eux une totale contrariété, ou bien le second dépasse-t-il le premier en l’assumant pleinement? Secondement, si l’humilité n’a rien à voir avec le désir de gloire, on n’échappe pas à la critique de Nietzsche: soit l’humilité est négation de soi, et le christianisme n’est plus qu’un nihilisme ; soit elle est un désir de gloire honteux - une stratégie des faibles pour supplanter les forts -, et le christianisme n’est plus qu’hypocrisie.

La recherche de la gloire n’est donc pas forcément malsaine?

Rien n’est plus sain, car il s’agit d’un appétit très naturel. Et rien n’est plus humble même. Car il n’y a pas de gloire sans un autre qui nous rend gloire. Bossuet, dans son discours de réception à l’Académie française, observe que la gloire se dédouble en gloire des héros et gloire des poètes, et que les uns ne peuvent être sans les autres.

Pour être glorieux, il ne faut pas seulement que l’exploit ait eu lieu, il faut qu’il soit chanté, qu’il devienne mémorable. On peut penser que l’affaiblissement du politique est intimement lié à l’affaiblissement du poétique. Une bonne action est une action digne de louange, de sorte que la hauteur de nos actions se mesure à la hauteur des chants qu’elles sont en droit d’espérer. Là où il n’y a plus de chant épique, il n’y a plus d’héroïcité possible. Là où l’on trouve surtout des bluettes sentimentales, on est poussé à agir sentimentalement. Victor Hugo parlait encore de la «fonction sérieuse» du poète: «C’est à lui qu’il appartient d’élever, lorsqu’ils le méritent, les événements politiques à la dignité d’événements historiques.»

On ne peut être glorieux que s’il y a quelqu’un de plus grand que nous. Une vraie reconnaissance ne peut me venir que d’un pair.

Le remplacement du poète par l’oiseau de Tweeter aboutit à un buzz qui n’est qu’une très vaine gloriole, et qui nous pousse à des provocations spectaculaires plutôt qu’à de nobles actions. Du reste, tout le dispositif technologique des réseaux sociaux, avec ses posts, ses selfies, ses stories, se nourrit de notre indéracinable appétit de gloire, en lui conférant une «accessibilité» qui le perd dans la vulgarité et l’insignifiance… Pour revenir au lien entre gloire et humilité, je ne peux être glorieux que s’il y a quelqu’un de plus grand que moi. Une vraie reconnaissance ne peut me venir que d’un pair. Si ma littérature est applaudie par une foule d’incultes, cela m’apporte beaucoup moins de gloire que si elle reçoit l’éloge d’un seul grand écrivain. Le borgne est roi chez les aveugles, mais le véritable couronnement ne peut lui être donné que par l’aigle.

Le christianisme ne change donc rien au paganisme dans sa vision de la gloire?

Il y a les paroles: Qui s’élève sera abaissé, qui s’abaisse sera élevé. Il s’agit toujours d’être élevé, mais par une main divine, et en considérant que la hiérarchie est d’abord celle du service. Le puissant n’est pas celui qui a besoin d’écraser les autres et de s’en servir comme de marchepieds pour son podium ; c’est celui qui est capable de descendre pour les secourir et leur donner de donner à leur tour.

De même le plus glorieux n’est pas celui qui éblouit mais celui qui illumine. À force d’éclairer les autres, il lui arrive de s’effacer dans sa lumière. Dans la logique de l’Incarnation, qui est celle de l’amour du prochain, apparaît aussi une héroïcité critique à l’égard de l’héroïsme. Un type qui veut fuir le quotidien pour aller combattre des dragons est un type louche. Les dragons sont plus faciles que les belles-mères, les forêts de Sibérie souvent moins éprouvantes que les réunions de famille. Et puis pourquoi combattons-nous, si ce n’est pour défendre une demeure, une patrie et donc la vie ordinaire?

La gloire se réfugiera dans la table familiale.

Ces choses simples, d’ailleurs, vont exiger de plus en plus d’héroïcité. À l’heure de la dévastation technocapitaliste, il sera de plus en plus difficile d’être un père et une mère avec leurs enfants (dont un petit trisomique) à commenter une fable de La Fontaine en mangeant une soupe préparée avec les légumes du potager. Héraclite disait que les dieux étaient aussi dans la cuisine. La gloire se réfugiera dans la table familiale. Le Christ ressuscité ne trouve rien de plus beau à faire que partager des repas avec ses disciples et leur interpréter la Parole.

Vous abordez aussi dans votre livre la gloire de la création, notamment à travers un surprenant éloge du paon. En quoi cet animal manifeste-t-il par excellence la gloire comme dépassement de l’utilitarisme?

Dans une lettre, Darwin fait cet aveu: «La queue du paon me rend malade.». C’est que cette queue immense dont le mâle déploie le majestueux éventail pour séduire la paonne (ça se prononce comme «panne»), ne colle pas très bien avec la théorie de la sélection naturelle. En quoi cette traîne de robe de mariée est-elle un avantage dans le struggle for life ? En quoi aide-t-elle à fuir les prédateurs? Les utilitaristes trouveront toujours quelque chose, par exemple en disant que cela permet aux individus les mieux portants, capables de se payer un tel luxe, de se reproduire. Mais c’est renverser l’ordre des choses. Car on va dire que si l’oiseau chante, s’il se pare du plus fabuleux plumage, c’est avant tout pour se conserver, lui ou son espèce.

À ce prix-là, on n’explique pas pourquoi il y a une variété si bigarrée de bêtes, et il est même absurde que la vie ait commencé: en matière d’autoconservation, mieux vaut être un caillou. En vérité, l’oiseau ne chante pas pour se conserver, il se conserve (en chantant, sans doute) mais pour chanter - pour que telle chanson spécifique, tel plumage original continue de rayonner dans le monde. Je m’appuie ici sur les travaux du grand zoologue suisse Adolf Portmann, l’auteur de La Forme animale, et sur la lecture qu’en fait le philosophe belge Jacques Dewitte. La finalité du vivant, selon Portmann, n’est pas l’autoconservation mais l’automanifestation. La nature ne cesse d’inventer du visible, des figures singulières de la plus profonde fantaisie: l’autruche, l’oursin, le pou, le paon, le bœuf musqué ou vous, chère Eugénie…

La queue du paon nous gêne, parce qu’elle nous oblige à avoir du panache.

L’idée que toute cette diversité colorée de formes se réduit au monotone besoin de sauver sa peau est intenable, et si nous y tenons, c’est parce que cela flatte notre mesquinerie, nos petits mégotages de tous les jours. La queue du paon nous gêne, parce qu’elle nous oblige à avoir du panache.

On critique souvent l’apparence pour prôner l’authentique, mais vous rétablissez la grandeur de la parure. Pourquoi? Êtes-vous du côté de Baudelaire, qui dans son «Éloge du maquillage» oppose nature et beauté?

Ce qui est certain, c’est que je ne suis pas du côté de Rousseau, qui juge les apparences trompeuses, et renvoie à je ne sais quelle spontanéité irréfléchie. Le paraître, c’est l’être qui se donne à voir à autrui. Il y a donc une générosité des apparences. Sans doute existe-t-il une coquetterie malheureuse, qui farde et cherche à duper. Mais il y a aussi, comme l’a très bien chantée le poète Henri Raynal, une coquetterie vertueuse, par laquelle la femme prend soin des apparences, cherche le vêtement qui sert d’ostensoir à son mystère, invente avec des étoffes une sculpture fluide qui épouse son corps et son état. La voici en léopard, en zèbre, à fleurs, à carreaux, à écailles, à strass, bien avant d’être à poils.

On pourrait penser qu’elle est par là des plus artificielles, alors que c’est tout le contraire: à elle seule, elle résume toute la nature, elle assume la biodiversité. Je reprendrai donc l’éloge de Baudelaire, mais en l’appuyant sur un principe entièrement opposé: par la parure, il ne s’agit pas d’affirmer une beauté qui nous sépare de la nature, mais qui la cultive et la couronne, il s’agit de devenir l’animal des animaux, la créature qui recueille toute la création.

Votre livre se veut une ode à la gloire de la vie sous toutes ses formes. En tant que philosophe, quel regard jetez-vous sur les évolutions bioéthiques en cours, qui vont permettre notamment une généralisation des techniques de reproduction artificielle?

Sur ce sujet, je ne suis pas réactionnaire, je suis simplement primitif. Ce qui se joue actuellement n’est pas l’assistance à la procréation, mais le passage de la procréation à la fabrication.

La manifestation du 6 octobre eut ceci de très beau que, malgré ses slogans, elle ne revendiquait rien, ne se référait à aucune idéologie. C’était une manifestation sans objet – pour la gloire.

Voilà pourquoi la bioéthique est entraînée à se soumettre de plus en plus à une déontologie de fabricant: il s’agit d’offrir un article abordable, selon la demande (sociale), sans défaut et avec service après vente. On ne va tout de même pas nous vendre des iPhones défectueux, il convient donc, avec l’éprouvette, de faire des produits de qualité, au gré de la clientèle. Mais, dans un monde où tout est fabriqué, calibré, marchandisé, innovant, il apparaît de plus en plus miraculeux de ne pas sortir d’un incubateur, de plus en plus révolutionnaire de laisser advenir les enfants par voie charnelle. D’abord c’est très agréable (mais je ne condamne pas ceux qui préfèrent se masturber dans des isoloirs). Ensuite, cela vous inscrit dans la continuité du règne animal et végétal (mais je n’empêche pas les autres de s’accoupler avec des machines ou d’inviter de nombreux experts dans leur lit). Enfin, cela fait surgir les enfants comme un don, depuis le fond des âges, depuis le fond de la vie même, et non comme les produits d’un calcul, avec devis et obligation de performance.

La manifestation du 6 octobre eut ceci de très beau que, malgré ses slogans, elle ne revendiquait rien, ne défendait aucun parti, ne se référait à aucune idéologie. C’était une manifestation sans objet - pour la gloire. Elle manifestait ceux qui manifestaient, et par là manifestait le simple donné originaire du corps humain, le fait qu’il y a des hommes et des femmes et des enfants, et que les enfants naissent d’un homme et d’une femme. Ça s’est trouvé comme ça, personne ne l’a choisi, aucun Comité national, aucune Assemblée ne l’ont décidé. Et si nous consentons à ce donné comme à une providence, nous ne disons pas oui seulement à ce qui nous arrange, nous disons oui au monde, oui à l’être, oui à la condition humaine, si dramatique soit-elle. Rien n’est plus glorieux que cela.

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