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De Romain Marsily sur le site du Figaro Vox :

«‘‘Le monde d’après?’’ Tocqueville nous a mis en garde contre cette illusion»

FIGAROVOX/TRIBUNE - Il n’y a pas de rupture en histoire, a expliqué le grand penseur dans «L’Ancien régime et la Révolution». Il est vain d’attendre un grand chamboulement des sociétés occidentales une fois la crise sanitaire jugulée, argumente Romain Marsily.

2 juin 2020
 
Alexis de Tocqueville.
Alexis de Tocqueville. wiki common

Romain Marsily enseigne la communication à Sciences Po dans le Master Médias et Communication.


Les moulins à vent de la pensée marketing fonctionnent à plein régime depuis le début de la crise du coronavirus. «Un monde d’après» est annoncé et le temps est venu des grandes prières démagogiques. En cet âge d’or de bêtise déconfinée qu’un Flaubert aurait merveilleusement croqué, son contemporain normand Tocqueville apparaît comme un merveilleux antidote, tant par sa philosophie généalogique et empirique que par sa langue si pure et limpide, qui nous lave des «clusters», «distanciation sociale» et autre «Nation apprenante». Lire ce chef-d’oeuvre qu’est L’Ancien Régime et la Révolution à l’aune de la période fort particulière que nous traversons se révèle aussi précieux que riche en enseignements, par un effet miroir saisissant.

Si le plus grand événement de l’histoire de France n’a point constitué une rupture fondamentale dans notre organisation, il est permis de douter qu’un virus puisse accoucher d’un « monde d’après »

La thèse principale de l’ouvrage, superbement étayée, est connue: la grande Révolution de 1789 n’a fait que prolonger et renforcer l’oeuvre de l’Ancien Régime sous de nombreux aspects, à commencer par la centralisation administrative et le poids écrasant de l’État sur nos vies, nos affaires et nos moeurs politiques. La République et les régimes qui suivirent furent très largement une continuité de l’Ancien Régime, et Tocqueville rencontre «partout les racines de la société actuelle [celle de 1856, mais cela vaut aussi pour celle de 2020] profondément implantées dans ce vieux sol».

La crise sanitaire a offert quelques nouveaux exemples des absurdités de la centralisation qu’a perpétuée la Ve République. Lire le XVIIIe siècle raconté par Tocqueville nous permet ainsi, de manière presque réconfortante, de retrouver foultitude de caractéristiques actuelles du pays et du rapport des Français aux pouvoirs administratifs et politiques. Tout cela n’enlève bien entendu rien au génie propre de la Révolution, mais il s’agit tout du moins d’une première leçon de modestie pour le lecteur de 2020: si le plus grand événement de l’histoire de France n’a point constitué une rupture fondamentale dans notre organisation et notre administration, il est permis de douter qu’un virus saisonnier, aussi tragique soit-il, puisse accoucher d’un «monde d’après». Seuls les esprits totalitaires ou opportunistes peuvent souhaiter changer brusquement le monde et les peuples. L’histoire est une lente continuité, «une galerie de tableaux où il y a peu d’originaux et beaucoup de copies»

Aussi, il est savoureux de noter que, exactement comme il y a deux siècles et demi, ce sont les élites politiques et intellectuelles du moment qui soufflent le plus sur les braises du «monde d’après». «Les gens qui avaient le plus à redouter sa colère [du peuple] s’entretenaient à haute voix en sa présence des injustices cruelles dont il avait toujours été victime [...] ils employaient leur rhétorique à peindre ses misères et son travail mal récompensé: ils le remplissaient de fureur en s’efforçant ainsi de le soulager. Je n’entends point parler des écrivains, mais du gouvernement, de ses principaux agents, des privilégiés eux-mêmes» nous dit Tocqueville. Les gilets jaunes voulaient du changement concret et plus de considération, les infirmiers réclament de meilleurs salaires, mais c’est le président de la République (dont le livre programmatique s’intitulait Révolution) qui souhaite, probablement à juste titre, «interroger le modèle de développement dans lequel s’est engagé notre monde depuis des décennies et qui dévoile ses failles au grand jour, interroger les faiblesses de nos démocraties» (allocution du 12 mars 2020) et ce sont les élites en hélicoptère ou en télétravail qui glosent sur le monde d’après et enjoignent le bas peuple de moins consommer et de vivre autrement.

Tocqueville note déjà que derrière cette bienveillance se cache «un grand fond de mépris» qui constitua un allume-feu de 1789: «Il semblait qu’on eût entièrement oublié la Jacquerie, les Maillotins et les Seize, et qu’on ignorât que les Français, qui sont le peuple le plus doux et même le plus bienveillant de la terre tant qu’il demeure tranquille dans son naturel, en devient le plus barbare dès que de violentes passions l’en font sortir».

Saper, en mots plus qu’en actes, les fondements d’un système conduit davantage à mettre en lumière ses injustices qu’à amadouer le peuple.

Il s’agit donc là d’une deuxième leçon tocquevillienne: saper, en mots plus qu’en actes, les fondements d’un système conduit davantage à mettre en lumière ses injustices qu’à amadouer le peuple, ou l’idée que l’on se fait de lui. Celui-ci n’est pas dupe et perçoit très bien que les injonctions à moins consommer venant de personnes qui, ne serait-ce qu’en quelques déplacements en jet privé, ont un «bilan carbone» équivalent à plusieurs générations d’existences sages et modestes, n’ont aucune valeur intellectuelle ni morale. Il perçoit également très bien les grossiers artifices de communication et un rapport fluctuant à la vérité, qui en deviennent alors humiliants. Tocqueville rapporte l’anecdote selon laquelle une grande noble, «Madame du Châtelet ne faisait pas difficulté (…) de se déshabiller devant ses gens, ne tenant pas pour bien prouvé que des valets fussent des hommes». Aujourd’hui, c’est une autre forme d’exhibitionnisme, intellectuel et moral, qu’une nouvelle noblesse politique n’hésite pas à afficher, pensant le peuple trop frustre pour en percevoir son inanité.

La colère n’en est donc qu’accrue, quand l’information en continu et les réseaux sociaux mettent toujours davantage en évidence ce mépris et cette indécence, ce qui rend la situation inflammable. Cette dernière l’est d’autant plus que de nombreux fondements civiques se sont effondrés depuis des décennies, dans un contexte de confusion des ordres, de nihilisme ambiant et d’archipélisation du pays, si bien analysée par Jérôme Fourquet.

Une troisième leçon de cette lecture, parmi de nombreuses autres, se dessinet, plus redoutable encore.

Cette séquence aura sans nul doute été celle des privations des libertés les plus élémentaires - justifiées ou non, là n’est pas le propos - et de l’effondrement de la confiance des citoyens dans l’État pour le protéger, et ce malgré les amortisseurs sociaux renforcés par le gouvernement, le pic de la crise économique restant à venir. Les restrictions des libertés individuelles sont souvent apparues comme à contre-temps, contre-intuitives (pourquoi fermer les parcs et les plages quand des lignes de métro sont ouvertes?) et sans fin: le site de vérification de l’actualité par le gouvernement, la loi Avia et les atermoiements autour de l’application StopCovid en resteront des taches. Mais indiscutablement, les esprits ont été savamment préparés à une remise en question, même momentanée, des libertés fondamentales et à l’effacement de l’ordre politique tel que notre tradition politique l’entend depuis quelques siècles. Nos aptitudes à la servitude volontaire, déjà conséquentes, ont été fort bien entretenues. Et pire, ont été mises en place des législations et réglementations qui pourraient, demain, si elles tombaient en de mauvaises mains, faire les délices de tout pouvoir autoritaire.

Ce délabrement démocratique, bien qu’en phase d’accélération, ne date pas de cette législature et ne se limite pas à la France, ce qui rend cette tendance plus durable et dévastatrice, tant elle détourne les citoyens de la chose publique et la classe dirigeante de la décence commune. Mais comme l’analyse Tocqueville: «Ce n’est pas toujours en allant de mal en pis que l’on tombe en révolution. Il arrive le plus souvent qu’un peuple qui avait supporté sans se plaindre, et comme s’il ne les sentait pas, les lois les plus accablantes, les rejette violemment dès que le poids s’en allège. Le régime qu’une révolution détruit vaut presque toujours mieux que celui qui l’avait immédiatement précédé, et l’expérience apprend que le moment le plus dangereux pour un mauvais gouvernement est d’ordinaire celui où il commence à se réformer. Il n’y a qu’un grand génie qui puisse sauver un prince qui entreprend de soulager ses sujets après une oppression longue.» Et quand bien même l’oppression fût courte et justifiée, on ne voit pas trace d’un génie qui pourrait sauver le prince, la révolution qu’il appelle de ses voeux - ou qu’il subira - risquant ainsi de ne pas être très favorable à la liberté.

« Tout ce qu’on ôte alors des abus semble mieux découvrir ce qui en reste et rend le sentiment plus cuisant : le mal est devenu moindre, il est vrai, mais la sensibilité est plus vive » (Tocqueville)

«Le mal qu’on souffrait patiemment comme inévitable semble insupportable dès qu’on conçoit l’idée de s’y soustraire. Tout ce qu’on ôte alors des abus semble mieux découvrir ce qui en reste et rend le sentiment plus cuisant: le mal est devenu moindre, il est vrai, mais la sensibilité est plus vive.» poursuit Tocqueville. Le reflux de la vague du coronavirus, avec le lot de désillusions qu’il dévoile, pourrait ainsi raviver les sensibilités, pour le pire mais aussi possiblement pour le meilleur.

Ce qui achève de souligner d’une part le caractère aussi incertain que dangereux des théories «mondedapresques», et d’autre part l’immense responsabilité, ces prochains mois et années, des dirigeants politiques (pouvoir, opposition, nouveaux visages surgissant sur le devant de la scène) - et des médias - afin de conserver ce qui demeure conservable de notre si malmenée démocratie libérale. Si tant est qu’ils le veuillent et qu’ils le puissent.

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