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Déboulonnages en série, de Léopold II à Christophe Colomb en passant par Winston Churchill et les autres: jeu de rôle pour un psychodrame identitaire ?

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À l’occasion des manifestations en hommage à  l’Afro-américain George Floyd, plusieurs statues ont été déboulonnées ou vandalisées. La sociologue Isabelle Barbéris (*) y voit "l’expression psychodramatique de la culpabilité devenue folle", au détriment de la complexité des événements historiques. Une interview réalisée par Marine Carballet et publiée sur le site web « Figarovox » :

FIGAROVOX.- Des vidéos de manifestants déboulonnant ou taguant des statues un peu partout dans le monde fleurissent sur les réseaux sociaux...

Isabelle Barbéris.- Vandalisme et déboulonnage font forcément polémique et sont des épisodes classiques des périodes de guerre (le régime de Vichy a fondu plus de 1000 statues pour en récupérer le métal) ainsi que des changements de régime. Les gestes destructeurs sont ceux qui soulèvent le plus d’émotion mais il faut les appréhender dans un contexte plus large de recomposition des imaginaires: ces statues dont on oublie le nom, que bien souvent l’on ne voit plus et dont certaines sont à l’abandon, peuvent aussi se recharger de sens politique: l’on a vu de nombreuses statues, de gloires locales ou de Jeanne d’Arc, revêtir un gilet jaune.

Les statues nous rappellent le caractère fragile de l’unité nationale.

Il existe aussi un vandalisme permanent, comme celui qui s’en prend aux effigies de Du Guesclin, cible régulière des autonomistes bretons. Les statues nous rappellent le caractère fragile de l’unité nationale. Contrairement à ce qu’elles pourraient laisser penser, l’histoire n’est pas inscrite dans le marbre et la victoire de la République sur les anti-Lumières n’est jamais acquise.

On veut effacer du domaine public la représentation des hommes à la gloire de qui les statues ont été érigées. Mais est-ce que ces revendications ne dépassent-elles pas la statuaire?

Les manifestations actuelles expriment une polarisation religieuse et identitaire du vandalisme. La globalisation a entrainé de nouveaux phénomènes d’iconoclasme: la destruction des Bouddhas de Bamiyan en Afghanistan précéda de peu le 11 Septembre. L’affaire de la statue du Général sécessionniste Lee à Charlottesville en 2017 avait déjà mis en lumière un contexte nord-américain très tendu opposant le mouvement Black Lives Matter à des suprémacistes blancs trumpistes. Récemment dans l’Hérault, des militants d’Objectif France se sont enquis de «redresser» la croix du Pic Saint Loup dessoudée par un groupuscule se présentant comme laïque. Tous ces exemples sont des symptômes variés du nouvel âge identitaire. Dans le cas du déboulonnage des statues de Victor Schœlcher, l’expression identitaire s’est substituée au débat mémoriel, en réduisant l’histoire de l’abolition à la couleur de peau et en imposant une conception dévoyée, indigéniste, de l’antiracisme. Cette conception avilie refuse d’envisager l’antiracisme comme un processus historique, et cherche à alimenter les tensions ethniques en absolutisant la dimension forcément imparfaite des épisodes passés de l’émancipation des peuples.

Cette régression identitaire s’était fait jour dans tout son ridicule lors de la polémique autour de la « blanchisation  » de la statuaire grecque l’an dernier.

On tombe alors dans un folklore révolutionnaire parodique dont ne reste plus que la violence et l’ignorance, et qui met en lumière une inquiétante pulsion d’épuration du passé. Pulsion qui n’a plus rien à voir ni avec la demande de justice ni avec l’antiracisme: «les dévastateurs ne manquent jamais de prétexte», comme l’écrivait Victor Hugo. Cette régression identitaire s’était fait jour dans tout son ridicule lors de la polémique autour de la «blanchisation» de la statuaire grecque, l’an dernier. La radio publique expliquait doctement que la blancheur des sculptures antiques serait le résultat de «2000 ans d’histoire réactionnaire». Ce conspirationnisme est typique du militantisme décolonial, et on le retrouve dans le vandalisme de la statue de Churchill. C’est à cela qu’aboutit l’idéologie fallacieuse du «racisme structurel» en France: conspirationnisme, séparatisme par couleur de peau et surtout falsification - comme j’ai essayé de le montrer dans un récent article sur l’importation de la question du «blackface».

Les images sont spectaculaires: les dégradations matérielles mais également les génuflexions, les drapeaux incendiés… Est-ce qu’on peut y voir une forme de mise en scène de la haine de soi?

La culture américaine est imbibée par la psychothérapie de groupe et ses «jeux de rôle», pratiqués dans les entreprises comme dans les universités à des fins de consolidation du groupe. Cette imprégnation permet de comprendre le psychodrame qui, au sens théâtral, se joue à ciel ouvert, et prend des formes littéralement carnavalesques qui dévoient la justesse de la cause. Des gens qui se rasent la tête, des blancs qui lavent et embrassent les pieds des noirs, des génuflexions, tout un «reenactment» de gestes d’expiation, de détestation et d’adoration qui montrent la confusion qui s’est instaurée entre éthique de la responsabilité et jouissance de la culpabilité. Je parlerais donc de culpabilité devenue folle, plutôt que de haine de soi, pour deux raisons: la flagellation, quand elle devient exhibitionniste est non seulement narcissique mais une forme perverse de pouvoir, d’ethnocentrisme de la faute qui s’empêtre dans l’obscénité des bons sentiments: «je suis bon (et je parade avec ma vertu), donc vous êtes mauvais». Difficile d’ailleurs de ne pas faire le lien, même lointain, avec les confréries de flagellants qui ont commencé à sévir avec la pandémie de peste du 14ème siècle… Ensuite, le remplacement du principe universaliste de responsabilité par celui, biblique, de culpabilité rejoint l’idée d’un péché originel indélébile, anhistorique, qui se transmettrait de génération en génération et donc par «race».

Ce psychodrame « grandeur nature  », à échelle de toute la société, que Kafka mettait déjà en scène à la fin de L’Amérique dans son Grand Théâtre d’Oklahoma, est en train d’arriver en France.

Cette expression du psychodrame semble ne plus donner son crédit à la justice...

Ce qui nous apparaît comme un théâtre est en fait un mode de vie aux États-Unis. Dans les universités américaines, les profs se voient imposer des formations qui ici nous semblent encore assez surréalistes (hélas, pour combien de temps?). On a tous en tête la «Evergreen’s class» où les employés de la fac répartis par couleur de peau se voient infliger une mise en scène raciale avilissante à laquelle ils se prêtent de manière zombifiée. Mais le phénomène est banal. Les formations «equity», «diversity» sont souvent confiées à des comédiens dont le métier consiste à jouer des saynètes racistes stéréotypées. La grille d’évaluation incite le public à réagir au jeu des acteurs. L’auditoire vocifère alors des gros - BOUUUUHHHH!!!! réprobateurs quand il repère un comportement qu’on lui demande d’identifier comme discriminant. Puis la salle applaudit frénétiquement l’acteur «non blanc», dans le rôle de la victime.

Ce manège existe dans toute la société américaine, qui semble y trouver un moyen de régulation. C’est une sorte de télé-réalité en live. Ou plutôt - étant donné que la télé-réalité est déjà du live - une télé-réalité sans télé. Ce psychodrame «grandeur nature», à échelle de toute la société, que Kafka mettait déjà en scène à la fin de L’Amérique dans son Grand Théâtre d’Oklahoma, est en train d’arriver en France. La pulsion fusionnelle qu’il exprime masque en fait le séparatisme qui travaille le corps social. La fusion compassionnelle est la dernière étape, la dernière résistance, inopérante car partie prenante du processus, avant le déploiement de l’atomisation. Or, le Ministre de l’intérieur a déclaré que l’émotion était au dessus des règles juridiques. Le psychodrame est donc en train de surpasser le droit. C’est, en pesant le mot, alarmant.

La racialisation des rapports de classe non seulement nous détourne des sujets prioritaires, mais elle aggrave les crises structurelles.

Est-ce qu’il n’est pas dangereux de juger l’histoire à l’aune de notre pensée contemporaine?

Mais la focalisation identitaire n’est pas «contemporaine» car l’urgence «contemporaine» requerrait après la crise sanitaire qui annonce une crise économique et une paupérisation sans précédent, de tirer les leçons de notre présent et de le regarder en face! La racialisation des rapports de classe non seulement nous détourne des sujets prioritaires, et produit une «diversité sans égalité» pour reprendre les mots de Walter Benn Michaels. Mais elle aggrave les crises structurelles. Il faut le rappeler sans cesse: communautarismes et racialisme, défendus par la droite identitaire mais surtout par ceux que les situationnistes qualifiaient d’«extrême gauche du capital», sont les principaux leviers de la destruction de l’intérêt général, sur lequel repose l’État social - à commencer par l’hôpital. Tout l’édifice mal en point des services publics se fonde sur une conception universaliste de la citoyenneté. Que l’on ne vienne pas nous expliquer que cette folie identitaire sert la cause du peuple et des moins bien lotis. Outre qu’elle accentue le racisme contre lequel elle prétend lutter, elle accélère un processus plus vaste de liquidation.

Ref. Christophe Colomb, confédérés: «Les déboulonnages de statues sont symptomatiques du nouvel âge identitaire»

A cet égard, il est significatif qu’en Belgique le monde politique flamand se soit montré beaucoup plus sensible à prendre en compte ce genre d'épidémie virale que son homologue francophone...

(*) Isabelle Barbéris est Maitre de conférence habilité à diriger des recherches à l’Université de Paris. Elle vient de codiriger avec Nathalie Heinich un dossier sur les «Nouvelles censures» paru dans la revue Cités n°82(Presses Universitaires de France).

JPSC

 

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