De l'abbé Claude Barthe sur Res Novae (juin 2020) :
Or, la matière sur laquelle agit l’autorité apostolique est en quelque sorte la confession de foi de tous et chacun des baptisés, en paroles et en actes. Aujourd’hui, de facto, l’autorité s’abstient de jouer le rôle d’instrument d’unité (du moins d’unité au sens classique), et se présente au contraire comme gestionnaire d’une certaine diversité. Elle semble entendre son rôle comme étant de fédérer et non plus d’unir.
Il y a bien eu, par le passé, des périodes de bouillonnement d’erreurs, sinon aussi graves, du moins dramatiques. Mais aujourd’hui, la diversité n’explose pas : des fidèles, des prêtres, des cardinaux, peuvent tenir des professions divergentes sur des points de foi ou de morale jadis considérés comme fondamentaux (l’indissolubilité du mariage, par exemple), tout en étant les uns et les autres toujours tenus pour catholiques. Et du coup, le dogme devient optionnel.
De l’unité de foi au fédéralisme des croyances
L’œcuménisme externe sert ainsi de moule à une nouvelle manière de confesser la foi, non plus dans l’unité, mais dans la diversité. Le cardinal Kasper, alors qu’il était Président du Conseil pour l’Unité des chrétiens, avait fait cette déclaration fondamentale qui reprenait celle de son prédécesseur Willebrands : « Nous entendons l’œcuménisme aujourd’hui non plus dans le sens de l’œcuménisme du retour, selon lequel les autres doivent se “convertir” et devenir “catholiques”. Ceci a été expressément abandonné par Vatican II. […] Chaque Église a ses richesses et ses dons de l’Esprit, et c’est de leur échange qu’il s’agit, et non pas du fait que nous ayons à devenir “protestants” ni que les autres aient à devenir “catholiques” dans le sens de la forme confessionnelle du catholicisme » (Entretien dans la revue autrichienne Die Furche, 22 janvier 2001).
Ce phénomène d’organisation de la coexistence des opinions est un des aspects de l’osmose de la vie ecclésiale d’aujourd’hui et du fonctionnement de la société démocratique moderne, réclamée notamment par le Chemin synodal allemand. C’est d’ailleurs précisément en matière de synodalité et de conseils que la mécanique du gouvernement d’opinion s’applique le plus aisément à la vie de l’Église, comme nous l’avons déjà dit (Res Novæ n.3, novembre 2018, « À quoi sert le Synode des Évêques ? »). Les assemblées régulières du Synode entrent dans le jeu d’élaboration d’un consensus, lequel se superpose à la traditionnelle obéissance de la foi, ciment de la communion au Christ. Quand la ligne romaine était conservatrice, le consensus était, par exemple, en faveur du célibat sacerdotal (assemblée de 1971) ; lorsqu’aujourd’hui elle est devenue libérale, le consensus ouvre les sacrements aux époux adultères (assemblées de 2014 et 2015).
Du coup, quand le schisme latent deviendra un jour schisme déclaré, l’exclusion ne portera pas tant sur un premier niveau, celui de l’émiettement du Credo, comme dans les fractures anciennes ; il sera une exclusion de ceux qui revendiquent une Église plurielle et affirment la relativité du dogme. Il n’y aura pas schisme entre ceux qui croient, par exemple, que le mariage sacramentel est indissoluble, et ceux qui admettent des exceptions, ou bien entre ceux qui tiennent que seuls les hommes peuvent avoir accès aux ordres sacrés et ceux qui estiment que les femmes le peuvent aussi, mais il y aura schisme entre, d’une part, ceux qui croient qu’on ne peut pas être catholique en niant tel élément relevant de la confession de foi, et d’autre part, ceux qui croient qu’on peut être catholique aussi bien en le recevant qu’en l’infirmant. Autrement dit, la rupture qui devra advenir tôt ou tard sera une séparation entre une Église catholique œcuménique et une Église catholique sans autre qualificatif.
Lorsque certains évêques – extrêmement rares il est vrai – ont déclaré clairement après la promulgation d’Amoris lætitia que rien n’était changé dans leurs diocèses respectifs en matière de discipline sacramentelle, et spécialement que l’absolution et la communion ne pouvaient pas être accordées aux divorcés « remariés » restant dans leur état peccamineux, un partage s’est fait nécessairement entre ceux qui suivaient leurs instructions et ceux qui passaient outre. La suite normale aurait dû être celle d’explications par ces évêques de leur refus de suivre une fausse doctrine, d’une prédication salutaire sur la doctrine évangélique du mariage, et de sanctions disciplinaires contre les prêtres et les fidèles contrevenants.
Le désordre qui résulterait inévitablement de l’intervention ciblée si l’on ose dire, d’un ou de plusieurs évêques au service de l’unité de la foi ne serait qu’un désordre apparent : ce serait un scandale médicinal qui, en réalité, dévoilerait le véritable scandale, celui de l’hétérodoxie installée qui gangrène le Corps tout entier. Plus que des déclarations générales, plus que des prises de position théoriques destinées à entraîner une opinion ecclésiastique, mais sans conséquence effective, ce sont des actes de refus concrets du mal et de l’erreur dont l’Église a besoin. Par exemple, dans le domaine de la défense de la liberté de l’Église, lors de l’interdiction du culte pour cause d’épidémie en de nombreux pays, on a enregistré de belles déclarations épiscopales, mais la décision des évêques du Minnesota de reprendre le culte public sans tenir compte des directives du gouverneur a eu un poids infiniment supérieur. On peut penser que si, par souci de défendre la foi et le respect eucharistique, un évêque exigeait de ses prêtres le retour à la règle de la communion sur les lèvres, l’effet serait notable, voire considérable en cas d’opposition de certains prêtres et de crise ouverte. De même s’il imposait l’orientation des célébrations vers le Seigneur. On pourrait même imaginer – il est bien permis de faire des rêves catholiques – un évêque sanctionnant les propos hétérodoxes d’un de ses confrères évêques.