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Le télétravail : un gain psychologique et un gain d'autonomie

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Un entretien d'Elisabeth Caillemer avec Julia de Funès sur le site de Famille Chrétienne :

Julia de Funès : « Le télétravail est un gain psychologique, un gain d’autonomie »

26/08/2020
Julia de Funès

Julia de Funès est philosophe, spécialisée dans le monde de l'entreprise

 ©Hannah ASSOULINE/Opale via Leemage

À l’heure où le gouvernement encourage le recours au télétravail, la philosophe nous en livre une analyse pertinente et démontre qu’il contribue à notre efficacité sans déshumaniser les liens sociaux.

Pendant le confinement, le télétravail semble avoir gagné ses lettres de noblesse. Est-ce la fin d’une certaine culture de l’entreprise ?

Une grande majorité, environ 70 % des salariés, plébiscite le télétravail, et il est aisé de comprendre pourquoi. C’est une levée de contraintes spatio-temporelles bien sûr, mais c’est aussi et surtout un gain psychologique, un gain d’autonomie. On se sent plus libre. Nous ne sommes plus, sinon moins, en représentation permanente, en visibilité constante. De ce mode de fonctionnement émerge un nouveau rapport au travail, un nouveau sens du travail. En « domestiquant » le travail, en le mêlant aux activités du foyer, il devient une activité parmi d’autres (les devoirs des enfants, le ménage de la mai-son, etc.). Il n’est plus l’unique activité de la jour-née quand bien même il reste l’activité principale. De sorte que la vie n’est pas ce qui reste une fois qu’on a fini de travailler. Le travail se mêle à la vie. La vie reprend le dessus sur cette activité qui avait tendance à tout emporter.

Or, là est le vrai sens du travail, me semble-t-il : un moyen au service de la vie et pas l’inverse. C’est une chose de faire du travail une source d’accomplissement, c’en est une autre d’en faire l’accomplissement suprême. C’est une chose d’en faire une activité essentielle, c’en est une autre d’en faire une finalité en soi. Le travail est un moyen, voilà sa finalité, voilà son sens.

Julia de Funès

Née en 1979, elle est docteur en philosophie et titulaire d’un DESS en management des ressources humaines. Après avoir été chasseur de têtes, elle est devenue philosophe de l’entreprise et conférencière. Elle est la petite-fille de l’acteur Louis de Funès.

Ses publications : Ce qui changerait tout sans rien changer (L'Observatoire, 2020) ; Développement (im)personnel (L'Observatoire, 2019) ; La Comédie (in)humaine (avec Nicolas Bouzou, L'Observatoire, 2018) ; Socrate au pays des process (Flammarion, 2017).

Deux tiers des salariés se déclarent aussi, voire plus, efficaces lorsqu’ils télétravaillent. Comment l’expliquez-vous ?

L’absence de perte de temps dans les transports a contribué à nous rendre plus efficaces. Mais je pense surtout que nous avons été libérés d’une part de théâtralité, de comédie humaine inhérente à toute vie sociale. Les bureaux sont ouverts depuis des années : open space, « flex office », il n’y a plus de murs ou peu, tout est transparent. Autrement dit, nous voilà visibles en permanence. Or, il suffit de se savoir visibles pour agir comme si nous étions vus. De sorte que notre esprit est nécessairement accaparé par l’image que l’on veut bien projeter de soi-même. Cette part de représentation occupe une partie de l’esprit moins concentré sur son travail. Vous connaissez comme moi des individus qui font signe qu’ils travaillent et qui, du même coup, ne travaillent pas, plus préoccupés qu’ils sont à jouer le jeu de celui ou celle qui travaille.

Chez soi, on est moins soucieux de son image. On n’a pas à faire signe qu’on travaille, on a moins à s’agiter dans les bureaux avec des dossiers sous le bras, on peut éviter les réunions inutiles, ou le présentiel pour le présentiel ! Il suffit de mettre sur « mute » ou sur « caméra désactivée » pour échapper à cette perte de temps et à cette absence de sens que l’on rencontre et que l’on subit souvent en étant dans les locaux. En somme, on perd moins de temps à faire semblant. D’une certaine façon, le télétravail incline à la concentration, pousse à l’efficacité. Le télétravail agit comme un tamis où seule la performance fait foi, seul le livrable compte. Les salamalecs ont moins d’espace.

Chez soi, on est moins soucieux de son image. On n’a pas à faire signe qu’on travaille, on a moins à s’agiter dans les bureaux avec des dossiers sous le bras, on peut éviter les réunions inutiles, ou le présentiel pour le présentiel !

Comment gérer le télescopage des sphères professionnelle et familiale ?

Je n’ai jamais cru à l’étanchéité stricte entre vie pro et vie perso. C’est oublier toute la dimension holistique de l’individu et de la vie. On ne peut pas se diviser en deux, ni compartimenter la vie en « modules ». Quand tout va bien, on peut croire à une certaine maîtrise des deux sphères, mais dès qu’il y a un problème dans une des sphères, cela a un impact immédiat sur l’autre. Une délocalisation d’entreprise, et c’est toute la vie familiale qui en est impactée. Une maladie ou un problème personnel, et le travail s’en trouve nécessairement modifié.

Le télétravail amplifie bien entendu ce télescopage des sphères, il faut donc avoir non seulement une autodiscipline forte pour distinguer son temps de travail de ses activités privées, mais aussi la possibilité d’aménager idéalement chez soi un espace dédié au travail, ce qui n’est pas possible pour tout le monde. Dans ce cas précis, nous voyons à quel point le télétravail amplifie les inégalités sociales. Et c’est son principal problème. Pour autant, ce n’est pas en le supprimant qu’on va résoudre le problème.

Pour pallier ces inconvénients, il faut trouver d’autres manières de télétravailler. C’est par l’innovation et non par la suppression qu’on avance et corrige les défauts existants. En matière d’innovation, je pense notamment aux entreprises comme Wojo (Stéphane Bensimon) et le groupe Accor (Sébastien Bazin) qui créent des espaces de travail hybrides, autres que le bureau, autres que le domicile : des hôtels transformés en bureaux par exemple, mais également des magasins proches de chez vous qui deviennent des espaces de « co-working ». Les salariés peuvent descendre en bas de chez eux tout en travaillant dans des conditions professionnelles. Tous ces « tiers lieux » indispensables vont connaître un essor considérable, me semble-t-il...

Certaines tâches étant impossibles à exécuter à distance , le télétravail ne risque-t-il pas de créer des inégalités au sein de l’entreprise ?

Le raisonnement facile qui consiste à croire que le télétravail est réservé aux cadres, et donc aux riches, est faux. Un pilote de ligne, un chirurgien esthétique, un footballeur ne peuvent pas télétravailler. En revanche, une assistante, un téléconseiller peuvent le faire. L’inégalité provient moins de différences sociales que de différences sectorielles, de métiers. Néanmoins, le télétravail augmente certaines inégalités sociales, ce qui est, comme je le disais précédemment, un problème majeur et devrait être une préoccupation première. On l’a très bien vu avec les enfants qui n’étaient pas outillés numériquement, ils se sont très vite retrouvés en discontinuité pédagogique. Les personnes âgées non équipées en plus d’être isolées se sont senties profondément seules. Et les personnes n’ayant pas d’espace de travail possible ont énormément souffert de ce mélange des genres. Les innovations doivent avoir pour enjeu la diminution de ces inégalités dont le télétravail est amplificateur.

Créer des liens est une question de volonté, de désir, d’envie. Le télétravail ne l’empêche en rien.

Le télétravail et le « flex office » ne risquent-ils pas de déshumaniser les liens sociaux ?

Le télétravail ne doit pas être un alibi pour expliquer le délitement des liens sociaux. Un outil ne déshumanise pas. Dire cela, c’est se démettre d’une responsabilité humaine, personnelle et collective. Cela revient à déplacer sur l’outil ce qui n’est que faute humaine. Créer des liens est une question de volonté, de désir, d’envie. Le télétravail ne l’empêche en rien. Hors confinement, il ne s’agit pas de télétravailler cinq jours sur cinq. Il reste des jours et de nombreuses heures durant lesquelles on peut et doit se retrouver.

Par ailleurs, le présentiel n’a jamais garanti des liens sociaux forts. Voyez comme les gens se parlent et interagissent en open space ou en « flex » ! Même s’ils sont tous sur le même plateau, ils préfèrent s’envoyer des mails plutôt que de s’adresser directement à leurs interlocuteurs de peur de déranger l’ensemble. On finit par se parler par écrans interposés exactement comme en télétravail. Donc non, le télétravail n’entame pas les liens sociaux. La qualité de ces derniers dépend avant tout de la volonté de les conserver et de les bonifier.

Peut-on inculquer le sens du collectif à distance ?

Le sens du collectif ne naît pas d’une injonction à être collectif, et le fait d’avoir un projet commun n’est pas suffisant non plus. Trente personnes voyageant dans le même métro pour se rendre à Charles-de-Gaulle-Étoile ont le même objectif, pour autant cela ne fait pas d’elles un collectif. Pour qu’il y ait vraiment un esprit de corps, il est nécessaire de ressentir une menace ou un danger qui va nous inciter à mener une action commune. On le voit très bien par exemple chez les militaires et les pompiers qui se trouvent face à un danger de mort imminent, chez les médecins face à un danger vital, chez les ouvriers quand une usine menace de fermer, ou encore durant le Covid qui nous a menacés physiquement et psychologiquement. C’est à ce prix que nous sommes solidaires et réellement collectifs. Il faut se sentir menacé dans son intégrité physique ou psychique pour ressentir l’absolue nécessité d’une action commune.

Toute entreprise, dans une moindre mesure, a elle aussi en permanence à faire face à des menaces et dangers quotidiens : dysfonctionnement dans l’équipe, arrivée d’un concurrent, perte d’un marché, licenciements, fermeture de site... C’est pour cela qu’il est essentiel de communiquer sur la santé, les doutes, les menaces que rencontre l’entreprise afin que tous ses membres aient conscience des difficultés auxquelles elle est confrontée et puissent ainsi y faire face ensemble.

Le management par la confiance laisse de l’autonomie aux collaborateurs, et c’est très souvent un cercle vertueux. 

Certaines entreprises craignent que certains salariés ne travaillent pas lorsqu’ils sont à distance... Faut-il les surveiller ?

Ce serait contre-productif. Plus on fait sentir aux gens qu’on les surveille, qu’on les infantilise, moins ils donnent d’eux-mêmes, car moins ils sont autonomes, moins ils se sentent acteurs de leur vie professionnelle. Ceux qui ne travaillent pas n’ont rien à faire dans l’entreprise, ceux qui travaillent efficacement n’ont pas besoin d’être surveillés avec des moyens coercitifs. Les gens devenant de plus en plus nomades et autonomes, il est nécessaire de passer d’un management contrôlant à un management par la confiance. L’un n’exclut pas l’autre : il y a des moments de contrôle bien sûr, mais il doit y avoir des moments de confiance. Ces moments de confiance excluent le contrôle. Confiance et contrôle ne peuvent s’exercer de manière concomitante. Le mot confiance est lié à la notion de foi. Confiance vient de cum fidere qui signifie « avec foi ». Quand on est dans la foi, on est dans la croyance, dans un pari, dans un saut dans l’inconnu. Je ne sais pas si Dieu existe, je choisis de parier ou non sur son existence. Si je me fais confiance, je choisis de parier sur moi. Si je fais confiance à l’autre, je parie sur lui, je crois en lui. On n’est pas du tout dans le contrôle, dans la preuve, dans le registre cognitif de la connaissance mais dans celui de la croyance. Si je sais, je n’ai pas besoin de faire confiance ! Je n’ai pas besoin de parier puisque je sais.

Alors, quand on dit que « la confiance n’exclut pas le contrôle », c’est faux ; quand on est dans le contrôle, on veut des preuves tangibles qui sont nécessaires à certaines périodes de management et qui échappent à toute forme de croyance. Contrôler est nécessaire, faire confiance l’est tout autant. Les deux se succèdent mais ne se confondent pas. Le management par la confiance laisse de l’autonomie aux collaborateurs, et c’est très souvent un cercle vertueux, parce que le collaborateur se sent tellement investi de la confiance reçue qu’il adopte progressivement un comportement digne de confiance. L’histoire de Jean Valjean illustre parfaitement cette logique de la confiance : il est du côté du mal, et parce que l’évêque décide malgré tout de lui faire confiance, il bascule progressivement du côté du bien. La confiance n’est donc jamais une conséquence. Elle s’amorce, elle se donne et se décide. Si l’on attend de voir comment l’autre se comporte pour lui accorder ou non notre confiance, on n’est pas dans de la confiance, dans ce pari initial qu’elle suppose, mais dans de la déduction cognitive.

À quelle dose le télétravail est-il concevable ?

Le télétravail est une autonomie laissée aux collaborateurs, une levée de contraintes. Donner une règle, un quota, un barème, serait contradictoire en soi puisque cela deviendrait une nouvelle contrainte à respecter. Tout dépend tellement des secteurs, du niveau économique de l’entreprise, de sa maturité numérique, des moments de carrière, des fonctions occupées, des situations de vie des salariés, qu’il serait très arbitraire de rigidifier cette pratique dont le sens même est la souplesse. Je conçois que cette liberté laissée aux entreprises et aux salariés est inconfortable, car non totalement maîtrisable, mais la force du télétravail est d’être ajustable en permanence en fonction des uns et des autres. Il est nécessaire de trouver un juste équilibre entre les moments où l’on se retrouve et ceux où l’on est dispersé. Il ne s’agit pas de télétravailler tout le temps, ni de se réunir pour se réunir. Évitons le tout ou le « rienisme » dans ce domaine. Faisons preuve de pragmatisme, d’intelligence, c’est-à-dire d’agilité avec les contingences et les aléas de la vie.

Masque obligatoire et télétravail recommandé

Ces derniers jours, plus d’un foyer de contamination au Covid-19 sur cinq se déclarait dans une entreprise. Pour freiner le retour de l’épidémie en France, le monde professionnel doit donc lui aussi poursuivre ses efforts en matière de sécurité sanitaire. C’est ainsi qu’Élisabeth Borne, la ministre du Travail, a annoncé aux partenaires sociaux sa volonté d’étendre dès le 1er septembre l’obligation du port du masque dans les entreprises. Les personnes travaillant dans des bureaux individuels fermés ne seront pas soumises à cet impératif. Quelques-uns, comme à la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME), souhaitaient que cette obligation ne soit pas généralisée, estimant que certaines situations (employé isolé, open space protégé par des plexiglas, etc.) ne nécessitent pas de porter en permanence un masque. Ils ont peut-être été entendus puisque la ministre a parlé le 24 août de possibles dérogations.

Quant au recours au télétravail : « On va rester sur les règles d’aujourd’hui : télétravail recommandé dans les zones où le virus circule activement », a-t-elle précisé, incitant les partenaires à entamer et à accélérer une négociation sur le sujet. 

Élisabeth Caillemer

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