Xavier Dijon ou l'éthique du lien (12/02/2016)

Lu sur le site de l'Académie Royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique :

Le choc des valeurs de la bioéthique : entretien pour un débat à deux voix entre le médecin Yvon Englert et le Père Xavier Dijon ! 

Dans le cadre du Collège Belgique, Yvon Englert et Xavier Dijon donneront une conférence à deux voix, le 8 mars prochain au Palais des Académies de Bruxelles, intitulée Le choc des valeurs de la bioéthique. Nous nous sommes entretenu avec les deux conférenciers séparément afin d’introduire ce débat qui, inévitablement, va faire s’entrechoquer deux conceptions de la vie et donc deux voies de la bioéthique. Un entretien apéritif en quelque sorte ! (...)

Xavier Dijon est professeur émérite de l’Université de Namur, prêtre de la Compagnie de Jésus, auteur également d’un nombre important d’ouvrages et d’articles consacrés notamment aux statuts théologique, éthique et juridique du corps. Somme toute, une vie vouée à l’esprit et au corps lorsque ces derniers manifestent un lien et une parole couplés au service de la communauté. Son accueil pour cet entretien a été à l’avenant de ses ambitions et nous n’avons pas été déçu. Que du contraire !

Xavier Dijon, comment appréhendez-vous, de votre côté, le choc des valeurs de la bioéthique ?

X.D. : Il faut savoir, tout d’abord, que ma formation a commencé par le droit, ce qui m’a permis d’aborder la bioéthique par le biais de la relation entre les personnes. Ma thèse a été consacrée aux droits de la personnalité, non pas donc les droits réels mais ceux qui touchent la personne elle-même, avec le droit sur le corps. Je suis donc entré dans la bioéthique par la perspective juridique de la relation d’un sujet à son propre corps. Y a-t-il une relation juridique d’un sujet à son corps ? Saint-Thomas dit : « Je ne suis pas propriétaire de mon corps, je suis usufruitier ». Ce qui veut dire que j’utilise (usus) mon corps et que j’ai des enfants (fructus) mais, je n’ai pas l’abusus, je ne peux pas le détruire. Lorsque j’ai un droit subjectif sur la chose, j’ai le droit de la vendre ou de la détruire mais si vous appliquez cela au corps, il n’y a pas de pouvoir sur le corps puisque je ne peux pas en disposer. Lorsqu’une femme dit avoir un droit sur son corps, un droit de protection joue mais, en principe, pas de disposition.

En participant au Comité consultatif de bioéthique, je voyais que les gens s’orientaient vers une certaine légalisation de l’euthanasie, soit comme acte médical comme un autre, soit avec un contrôle a priori ou soit encore a posteriori. J’étais étonné qu’on évacue ainsi l’interdiction. J’ai donc plaidé pour l’interdit pénal. Donc, symboliquement au moins, l’euthanasie restait un homicide. Aujourd’hui, nous sommes devant tout le contraire avec l’ouverture aux mineurs, aux déments et lors de souffrance psychique insupportable. Dans ce contexte, j’essaye de comprendre les positions de l’Église qui dit chaque fois non, à l’euthanasie, à l’avortement, à la procréation médicalement assistée ou à la gestation pour autrui.

Quelles sont les motivations apportées par l’Église à cette série de non ?

X.D. : La motivation est toujours celle du lien. Nous sommes déjà liés les uns aux autres, pas seulement par l’idée que nous avons de nous-mêmes mais déjà liés avant même de l’avoir décidé par notre propre condition charnelle. Pour moi, la référence en négatif, c’est la théorie du contrat social qui suppose que, dans l’état de nature (antérieur au Contrat social), nous sommes isolés les uns des autres. Chacun dispose de tous les droits mais dans une très grande solitude. Le contrat social vise à protéger le plus possible ces droits individuels. Mais lorsque l’homme réfléchit de cette manière à sa condition originaire, il est sans lien et il a tous les droits. La raison travaille pour construire un lien social, et donc une république, une loi qui va régir le cours des choses afin de confirmer et de sauvegarder le plus possible les libertés qui se trouvaient dans l’état de nature. En ajoutant l’égalité, car il a fallu que nous nous considérions égaux dans nos libertés pour nouer le contrat social. À cet égard, j’ai trouvé une bonne illustration de cette mentalité dans les travaux parlementaires, où l’on discutait le point de savoir si on pouvait permettre la procréation médicalement assistée à des couples qui n’avaient pas encore un an de vie commune : un député a mis en avant que c’est la liberté qui compte et que toute restriction doit être justifiée.

Quelles réponses apportez-vous à cette liberté, semble-t-il excessive ?

X.D. : Les ressorts de la bioéthique d’aujourd’hui conduisent, me semble-t-il, à dégager l’être humain de sa condition charnelle. La liberté va l’emporter. Il faut aussi que tout autre humain ait, avec l’égalité, la même liberté que moi. L’euthanasie est alors un acte de liberté. Pour l’IVG, ce qui est pris en compte, ce sont les cellules. On n’introduit pas dans la réflexion sur l’embryon la rencontre charnelle de l’homme et de la femme, ni la présence de l’embryon dans le giron de la femme. Le lien n’est donc pas pensé. Or, pour accepter le lien, il faut pouvoir se dégager de sa propre subjectivité, de ses propres désirs et accepter, il faut bien le dire, une part de souffrance. Afin de corriger cette présentation de la liberté abstraite (de son corps et du lien), j’essaye de montrer le lien du corps et de la parole. Tout part, dans la condition humaine, de cette conjonction des deux. Prenons l’exemple du don de sperme. Un homme est stérile et sa compagne est inséminée par le sperme d’un tiers. Cela veut dire qu’entre eux, il y a des paroles mais pas d’échange charnel. Et avec l’homme qui a donné son sperme, en faisant un don corporel, il n’y a pas de paroles. Je plaide ainsi pour le mariage classique parce que c’est une institution qui conjoint, précisément, le corps et la parole ; le corps porte en lui-même une raison que la parole confirme. C’est un point fondamental pour les questions de « reproduction humaine », pour reprendre le vocabulaire d’Yvon Englert. Mais, en réalité, l’homme ne se reproduit pas, il engendre.

Mais, quelles positions adopter pour des cas limites, euthanasiques ou fœtales par exemple, où la demande se justifie ?

X.D. : C’est évidemment une très bonne question. Je pense qu’il faut distinguer la morale et le juridique, et dans ce dernier la loi et le juge. Je ne vois pas pourquoi un être humain malformé ne pourrait pas vivre puisqu’il est humain comme nous. Si les parents, submergés par la douleur, procèdent à l’avortement, je ne suis pas sûr que le ministère public doive les poursuivre, mais ce jugement d’opportunité ne devrait pas, à mon avis, remettre en cause l’interdiction de principe énoncée (jadis) dans la loi. Il en va de même pour l’euthanasie, on a justifié sa dépénalisation en invoquant la transparence : puisqu’elle se pratique, il fallait, dit-on, la rendre transparente en énonçant ses conditions dans la loi. Mais, ce faisant, on introduisait une transgression majeure dans le tissu social.

À propos de la mort clinique, je pense qu’il peut y avoir une certaine objectivité, par exemple avec l’électro-encéphalogramme plat qui décide en fin de compte au niveau médical. Se risquer plus loin est difficile car la médecine n’interprète que des signes. À ce sujet, un collectif de psychiatres mène campagne actuellement et plaide contre l’euthanasie pour souffrance psychique car il n’y a pas moyen d’objectiver une telle souffrance. Le malade disant que cela n’ira jamais, tout le travail du thérapeute est d’essayer de faire émerger la personne à une nouvelle vie, à une autre conscience de soi-même.

De mon côté, je prends ainsi appui sur l’impossibilité d’objectiver une souffrance psychique pour dire que l’on pourrait appliquer cette impossibilité à la souffrance physique.

Pour conclure, je voudrais insister sur le caractère unique de la personne, en contraste avec deux réflexions restées dans ma mémoire. La première est de Karl Marx : « la mort est la dure revanche de l’espèce sur l’individu ». La seconde est extraite de La génétique, science humaine où un des auteurs comparait la vie à la masse de la mer où de temps en temps une vague se forme, l’individu en somme, puis la vague retombe. Certes, chaque individu fait partie de l’espèce humaine et est immergé dans le grand courant de la vie ! Mais il en émerge comme une personne dans sa singularité, et c’est ce qui le rend capable de réflexion et d’amour.

Propos recueillis par Robert Alexander

Quelques orientations bibliographiques :

Xavier Dijon :
Le sujet de droit en son corps, une mise à l’épreuve du droit subjectif, préface de Fr. Rigaux, Travaux de la Faculté de Droit de Namur, n° 13, Bruxelles, Larcier, 1982, 789 p.
La réconciliation corporelle, une éthique du droit médical, Namur, Presses universitaires de Namur, Bruxelles, Lessius, 1998, 236 p.
La raison du corps, Bruxelles, De Boeck, coll. Droit et religion, n° 5, 2012, 402 p.
La religion et la raison ; normes démocratiques et traditions religieuses, Paris, Cerf, 2016.

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