Arte : "Quand les croisés contre-attaquent" (07/03/2018)

De Frédéric Aimard sur le site de France Catholique :

Avortement, les croisés contre-attaquent

« Partout en Europe, de nouveaux militants, très organisés, mènent une redoutable croisade contre l’avortement et la liberté des femmes à disposer de leur corps. Une passionnante – et inquiétante – enquête dans ces réseaux d’influence. »

Ce reportage se veut une œuvre de contre-propagande. Mais il est d’abord une œuvre de propagande contre... Le ton de la voix qui fait le récit de l’enquête est à cet égard bien caricatural, moralisateur et dramatisant même s’il fait bien école de journalisme...

Les premières images nous montrent une famille du sud de l’Italie, éplorée et scandalisée parce qu’une jeune femme est morte en couche à cause des médecins qui auraient refusé de l’avorter de ses jumeaux à 4 mois d’une grossesse pathologique. Faute de savoir ce qu’il en est en détail du dossier, on ne pourra faire autre chose que de compatir et respecter cette douleur qui assurément n’est pas feinte... C’est l’objection de conscience des soignants, ceux qui ne veulent pas participer à un avortement, qui est ici dénoncée comme inhumaine et moyen-âgeuse... Ils seraient désormais 80 % d’objecteurs, du moins dans la région de Rome, à cause de l’influence pernicieuse de l’Eglise catholique... Admettons que ce soit là, la simple vérité et regardons la suite...

Une heure trente d’enquête nous font aller de l’Espagne à la Russie (chez les oligarques poutiniens, chrétiens orthodoxes et financeurs de milices), des États-Unis (des horribles chrétiens extrémistes Donald Trump et Steve Bannon) à la Hongrie (du pire encore Viktor Orban) à Strasbourg où se trame l’initiative One of Us. Celle-ci s’est permis de recueillir (grâce à d’obscurs financements américains, notamment provenant de l’infréquentable Jay Sekulow) 1 700 000 signatures (en fait il y en a 1 897 588...) venues de 20 pays européens, pour activer la procédure d’initiative citoyenne européenne (ICE) qui a eu en gros le même sort que nos 700 000 signatures de la Manif pour tous à notre Conseil économique et social. La voix off du reportage assume le déni de démocratie : « La Commission bloque cette initiative pour des raisons ouvertement politiques ». Car la voix off et la Commission estiment qu’on n’a tout simplement pas le droit de contester, par exemple, le demi-milliard d’euros que l’Union européenne consacre chaque année à « financer l’avortement dans les pays du tiers monde ». Et cela surtout au moment où l’Administration américaine tente de couper les subventions à certains organismes qui promeuvent l’avortement aux Etats-Unis et dans le monde.

 

Faut-il s’infliger la vision de la suite de ce reportage très engagé dans des options qui ne sont pas les nôtres ? Une chose est certaine, il ne fera changer personne de ses positions. On est tellement loin en termes philosophiques qu’il n’y a quasiment pas de langage commun ou plutôt si, mais les mêmes mots ont chaque fois un sens inverse. Dès que l’adversaire, ou plutôt l’ennemi, utilise un terme évoquant la liberté et surtout la liberté des corps, il est dénoncé comme instrumentalisant de manière illégitime un vocabulaire qu’on voudrait se réserver. Oui, c’est vrai, une bataille se joue sur les mots (une Eugénie Bastié, la jeune et brillante chroniqueuse du Figaro y excelle) et en termes d’image. C’est pourquoi les "pro-vie" sont dénoncés ici comme des "croisés" à peu près sur le même mode, et la même volonté stigmatisante, que lorsque l’Occident est dénoncé par des prêcheurs musulmans sur un site Internet islamique spécialement en Égypte ou en Palestine... Et la volonté des « pro-vie » (en fait des "anti-avortement" parce qu’il est important de ne pas laisser l’autre se targuer d’une attitude positive) de se dédiaboliser avec des ballons roses ou des méthodes d’ « agit-prop » semble un pur scandale de récupération à nos amis d’Arte...

En fait ce film a probablement surtout l’intérêt de nous présenter une sorte de miroir. Nous y voyons nos propres idées, parfois exprimées justement, parfois exprimées de manière dialectique et relativement habile, mais dont on voit bien que ça ne sert vraiment à rien pour changer le regard des autres ou même que c’est souvent contre-productif même avec les meilleures intentions du monde. Ainsi en est-il de cette pratique curieusement développée en Italie du Nord, que nous découvrons dans le reportage, où on enterre dans un cimetière au cours d’une cérémonie collective des milliers (?) de foetus récupérés auprès de cliniques d’avortements, cela sans prévenir les femmes, mais en inscrivant leur nom sur des mini-tombes... De même les arguments natalistes des politiques anti-avortement tombent-ils à plat... Le film rappelle, non sans une cruelle ironie, que les pays les plus rigides dans leur législation sur l’avortement sont aussi ceux où la natalité est la plus faible. Mais dans quel sens va la causalité ?

Parfois, le reportage semble plus juste, en tout cas moins agressif. Mais peut-être est-ce seulement parce que nous n’y voyons pas la même chose que le reporter ? Ainsi l’argent de cet affreux oligarque russe que l’on soupçonne lourdement de financer un lobby conservateur espagnol sert aussi à équiper en Russie des « maisons de Marie », foyers qui accueillent des femmes enceintes en situation de détresse et que quelqu’un a convaincues qu’elles feraient mieux de garder leur bébé. Eh bien cette initiative ne trouve pas grâce à l’auteur du reportage qui semble conclure qu’on n’aide ces femmes que pour mieux les rejeter ensuite dans la plus pure misère avec leur progéniture... Où le vice chrétien ne va-t-il pas se cacher ma bonne dame ?

Si ! Finalement, il faut regarder ce film qui peut aussi être vu comme une leçon d’optimisme par certains côtés. Un certain féminisme estime qu’il est en train de perdre la bataille. Est-ce que les partisans des droits des bébés, même des bébés trisomiques, seraient en train de gagner ? On s’en réjouirait si on ne voyait pas l’eugénisme (un mot jadis tabou) devenir la règle (mais ce n’est pas dit dans le reportage). Une chose positive aussi pour ce film, il n’y a pas de « réduction ad hitlerum », juste une dénonciation de l’Europe « fermée et sectaire » à la Orban. C’est un effort de nuance qui honore les reporters.

J’ai vu le film, je vous dis une partie de ce que j’y ai vu et de ce que j’en ai compris. Si vous vous sentez concernés de près par ces questions, regardez-le aussi. Cela vous permettra peut-être d’ajuster votre propre parole, vos propres sentiments, de développer en vous l’intuition que toute violence même verbale produit sa contre-violence et qu’il vaut donc mieux éviter... Ou peut-être pas... Nous savons tous que ces questions seront devant nous jusqu’au dernier jour de l’humanité.

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