Un mouvement politique alternatif est-il possible ? (20/06/2023)

De Paul Vaute pour Belgicatho, un tour d'horizon de ce qui fut tenté, ces dernières décennies, en faveur d'une Belgique fidèle à son héritage chrétien et unie dans ses diversités. Ce n'est pas un bulletin de victoires, on l'aura compris. Mais il est de bonnes raisons pour ne pas céder au découragement.

   Dans un précédent article [1], je me suis attaché à montrer comment et à quel point les partis issus du monde chrétien – le  Christen-Democratisch en Vlaams (CD&V) et les Engagés – se sont détournés d'un engagement cohérent avec leur identité initiale, leur programme se réduisant tout au plus à un ersatz aseptisé, adapté aux dominantes sociologiques du monde occidental contemporain. La fidélité à l'idéal ne pèse pas bien lourd devant l'impératif de faire des voix, donc de mettre un produit concurrentiel sur le marché électoral. Les médias estampillés chrétiens ont suivi la même pente, que ce soit par opportunisme ou par versatilité convictionnelle. Nul ne s'en étonne plus aujourd'hui.

   Il s'agit à présent de s'interroger sur les propositions politiques alternatives, ou plutôt sur les tentatives en ce sens, qui n'ont pas manqué depuis l'apparition des prémices de la dérive. Plus largement, nous devons nous demander sous quelle forme reprendre les combats désertés par les héritiers plus ou moins renégats de "la droite" catholique, antilibérale et antisocialiste, nationale et royaliste. La voie des groupes de réflexion, des lobbies et/ou des écoles de cadres a été fréquemment empruntée. Elle n'est pas nécessairement exclusive de la constitution de forces représentant une menace comparable mutatis mutandis à celle qui, venue naguère des petites listes FDF (Front démocratique des francophones), RW (Rassemblement wallon) et VU (Volksunie), favorisa la "conversion" des partis traditionnels au fédéralisme (à deux / trois) au cours des années '60 et '70.

   Impossible néanmoins d'être complet dans cet inventaire. Ni ma mémoire, ni mes archives ne peuvent prétendre à l'exhaustivité. Je n'entends pas davantage, m'étant personnellement impliqué dans certaines des initiatives ici évoquées, désigner des responsables de l'échec ou de la non-durabilité, comme si je les avais observés depuis Sirius. Qu'on voie plutôt ici un essai de typologie des différentes actions entreprises avec plus ou moins de bonheur, suivi de quelques leçons à en  tirer.

 

 [1] "Des Sociaux-chrètiens aux Engagés, d'une vacuité à l'autre", 8 mai 2023, http://www.belgicatho.be/archive/2023/05/07/des-sociaux-c....

Visite guidée de nos illusions perdues

 

   A l'intérieur des appareils à étiquette chrétienne, les tentatives de préserver la ligne, qu'elles soient le fait d'individualités ou de groupements internes, se sont toutes soldées par une impasse. La plus accomplie fut celle du Centre politique des indépendants et cadres chrétiens (Cepic), dont le manifeste Solidarités nouvelles, publié en 1975, appliquait l'essentiel des enseignements sociaux de l'Eglise tout en les argumentant en termes de sens commun, recevables par tous, en ce compris les non-croyants. On peina toutefois à retrouver cette inspiration dans les positions et l'activité gouvernementale de certaines des personnalités que le mouvement fit émerger.

   La suppression du Cepic fut décrétée en 1982 par le président du Parti social-chrétien (PSC) Gérard Deprez. Par la suite, le droit de tendance, pour ceux qui ne se reconnaissaient pas dans l'aile gauche (démocrate-chrétienne) de la formation, s'est limité à un mollasson Rassemblement du centre contrôlé par Richard Fourneaux jusqu'à son départ pour le Mouvement réformateur (MR) où il a retrouvé… Gérard Deprez.

   Des ex-Cepic en révolte contre le diktat deprézien naquit le Parti libéral chrétien, devenu plus tard le Parti pour la liberté du citoyen (PLC). Il a rapidement tourné à rien. Son programme prévoyait notamment la protection de la vie et de la santé de l'enfant né et à naître, un minimum garanti aux mères d'au moins trois enfants en bas âge, l'exercice du droit de grève seulement après un vote secret, le référendum communal (notamment sur la défusion), le refus de la bipolarisation de la Belgique au profit d'une structure régionale impliquant des composantes multiples (par exemple les provinces) disposant chacune d'un véritable parlement et permettant l'instauration d'un Sénat géographique.

   Cas rare dans le présent recensement, l'Union démocratique pour le respect du travail (UDRT-RAD) a disposé d'une modeste représentation au Parlement, de 1978 à 1985. Son programme économiquement libéral, avec en lettres d'or la réduction drastique de la pression fiscale, comportait aussi un volet institutionnel où était préconisé le fédéralisme provincial. En revanche et dès sa constitution, le parti fondé par Robert Hendrick écarta délibérément les questions éthiques de son programme, les mandataires étant appelés à prendre position à titre individuel. A la fin de l'aventure, plusieurs responsables de la branche néerlandophone sont passés au Vlaams Blok, acceptant donc l'idée d'une république flamande indépendante.

   Les années '90 ont vu une floraison d'"alternatifs" inspirée par le ras-le-bol des pouvoirs en place et le refus concomitant d'une extrême droite jugée dangereuse ou non crédible. Axé sur la défense de la Belgique contre les séparatistes, Belgique-Europe-België (BEB) s'est constitué officiellement en parti sous la présidence de Paul Jordens. Bilingue et monarchiste, militant pour une décentralisation vers les provinces, le BEB prônait aussi la famille comme base de la société, l'intégration européenne "la plus grande possible", l'exclusion des étrangers délinquants, chômeurs de longue durée et réfugiés économiques, une révision de la loi Lallemand – Herman-Michielsens dépénalisant l'avortement, le retour à un enseignement supervisé par un seul ministre… Le vice-président Alain Escada dénonça "l'intelligentsia gauchiste largement présente dans le monde de l'enseignement, qui se croit obligée d'effacer nos valeurs ancestrales" [1].

   Quand, en 1993, le BEB fut abandonné par Paul Jordens, celui-ci ayant rejoint les rangs du Front national, on retrouva Alain Escada à la tête d'un nouveau parti antiséparatiste, baptisé Unie, coprésidé par le néerlandophone Olivier Coene. Se donnant pour national et pluraliste, il voulait "marquer un coup d'arrêt à la division du pays et aux difficultés économiques et sociales qui en découlent" [2].

   Les mêmes années virent éclore l'Union et renouveau démocratiques (UDR), qui reprit le flambeau de la défunte UDRT, proposant notamment une allocation parentale, la défusion des communes et une corporation par métier, dotée de la personnalité juridique. De la fusion d'Union des Belges – Unie der Belgen (unioniste) et de Vivre plus dignement (V+D, parti d'aînés) naquit le Rassemblement pour la liberté des Belges (RLB) animé par l'ex-libéral bruxellois Georges Mundeleer. Et j'en passe sans doute…

   En ordre à ce point dispersé, les nouveaux venus avaient peu de chances de  s'imposer dans les scrutins. Des démarches discrètes furent bien tentées en vue d'opérer un regroupement, mais elles échouèrent. Résultat prévisible aux élections du 21 mai 1995: aucun siège. Ces contestataires, selon le mot d'un observateur, n'avaient finalement "qu'ennuyé l'électeur par la dimension du bulletin de vote"! Après cette Bérézina, beaucoup lâchèrent définitivement prise. D'autres cherchèrent à ressouder une alliance autour du PLC et entamèrent des négociations avec Marguerite Bastien, députée et dissidente du Front national. Sous le nom d'Entente des Belges (EDB), une "union unioniste" associant des membres ou des déçus du BEB, d'Unie, de V+D et de Plus fut finalement mise sur rails début 1996. En 1999, EDB se présenta en cartel avec le mouvement Delta de Pascal de Roubaix, ancien élu de l'UDRT, sous l'appellation liste A (Alliance). Depuis 2002, Belgische Unie – Union belge (BUB) a repris le même flambeau vaille que vaille, sans pouvoir plus que les moutures antérieures changer le cours de l'histoire (0,10 % aux élections fédérales et régionales de 2019).

   Du côté flamand aussi, les illusions perdues n'ont pas manqué, comme celle que suscita l'éphémère Vlaamse Volkspartij formé en 1977 par le sénateur Volksunie conservateur Lode Claes, qui ne parvint même pas à assurer sa propre réélection l'année suivante. Dans une interview à la Gazet van Antwerpen du 16 février 2000, le père Johan Leman constatait, en le regrettant, que "la Flandre n'a pas de vrai parti conservateur. Il n'y a pas de claire tripartition progressisme-centre-droite. Celui qui, comme électeur conservateur, veut de la clarté, ne voit qu'un seul parti, le Blok". Dans la revue Nucleus, en juin 1991, le journaliste Paul Belien avait fait de même le diagnostic d'un malaise chez l'électeur flamand et d'une perte croissante de légitimité de la classe politique, liés au fait que "la majorité sociologique qui existe en Flandre et qui est clairement conservatrice, n'a pas d'émanation dans un parti politique et se trouve dès lors sans voix".

   Le vide n'a fait que s'accroître. Au début des années '90, Guy Verhofstadt était encore tenté de le combler en faisant du parti libéral flamand (PVV) un grand parti populaire rassemblant les insatisfaits du Christelijke Volkspartij (CVP), de la VU et du Vlaams Blok (VB). L'aile maçonnique du PVV l'en empêcha. Au CVP de même, l'option conservatrice très générale à la base fut rejetée par le sommet dans les années '80 sous l'influence dominante de Wilfried Martens. "Je ne suis pas un conservateur éclairé, déclara celui-ci. Je suis peut-être bien éclairé, mais certainement pas conservateur" [3]. La droite, chrétienne au moins culturellement, constituait pourtant le segment principal parmi les électeurs du PVV et du CVP, mais elle constituait et constitue toujours une majorité impuissante. L'Algemeen Christelijk Werknemersverbond (ACW, la gauche syndicale) faisait la loi au CVP, la Loge au PVV (à mettre au présent s'il s'agit de l'Open VLD et du CD&V actuels).

 

Le CDF, si bien parti...

 

   Lueur d'espoir à l'aube du millénaire: en avril 2003, le congrès des Chrétiens démocrates francophones (CDF) réunissait à Louvain-la-Neuve plus de 1200 participants. Né l'année précédente en réaction à l'abandon par le PSC de son appellation et de son orientation chrétiennes pour s'afficher comme Centre démocrate humaniste (CDH),  le nouveau parti comptait parmi ses fondateurs Benoît Veldekens (ancien député régional PSC), Marc-Antoine Mathijsen, Pierre-Alexandre de Maere d'Aertrycke, Christine Dupuis, Dominique Harmel (ancien ministre bruxellois et vice-président du PSC). Au programme, entre autres: une allocation mensuelle à la mère au foyer, la possibilité de supprimer l'obligation de mixité dans les écoles, la revalorisation du rôle de la monarchie, une consultation populaire préalable à toute modification de la Constitution en matière institutionnelle… Pour le reste, hormis la volonté de positionner les valeurs chrétiennes-démocrates au centre-droit de l'échiquier, le catalogue regorgeait d'affirmations auxquelles presque tout le monde souscrit, notamment sur le fédéralisme de coopération ou même sur le cordon sanitaire (l'exclusion de toute coalition avec l'extrême droite) dont le CDF "est et restera toujours un partisan inconditionnel". En 2007, le mouvement s'affirma davantage unioniste en adoptant la dénomination de Chrétiens démocrates fédéraux – Christen democraten federaal.

   C'est peu dire que le nouveau venu dérangea. Il suscita même, au sein du pilier chrétien, une nuée de réactions critiques, méprisantes, violentes parfois. "Le C ne laisse pas indifférent et suscite des remous, y compris au sein de l'Eglise, me confia alors le président Benoît Veldekens. En cause, une tendance qui réduit actuellement le message chrétien à la seule justice sociale, et pour le reste, en relativise la dimension métaphysique et mystique dans le contexte du pluralisme ambiant, où la tolérance finit par ne plus tolérer qu'elle-même (comme le dit si bien A. Finkielkraut)" [4].

   Les responsables espéraient envoyer trois élus au moins dans les assemblées législatives au terme des élections de mai 2003. Il n'y en eut aucun. Cette douche froide, après un an à peine d'existence, suffit à décourager de nombreux militants pendant que d'autres semaient déjà la division. "Deux membres fondateurs veulent casser l'image "catho" et "revanchard" du tandem Harmel-Veldekens", estimant que "le CDF doit être plus jeune et sexy", annonçait La Libre Belgique [5]. La présidente du CDH Joëlle Milquet n'aurait pas mieux dit!

   Dix ans plus tard, sans avoir rencontré le succès espéré, les Chrétiens démocrates fédéraux mettaient fin à leurs activités, ayant constaté qu'ils "n'ont hélas plus les moyens humains nécessaires pour réaliser leur objectif" et qu'après des débuts prometteurs, "l'effritement des membres et électeurs, ainsi que des militants actifs n’a cessé de se faire ressentir, de plus en plus durement" [6].

   Des raisons à peu près identiques ont conduit à son terme la force de droite libérale menée par l'avocat Mischaël Modrikamen et le publiciste Rudy Aernoudt. Après avoir eu, quand même, un siège à la Chambre, le Parti populaire – Volkspartij a annoncé sa dissolution au lendemain de sa défaite aux élections de 2019. Certains ex-membres se sont retrouvés depuis dans une formation baptisée La Droite. Pour les élections de juin 2024, c'est La Droite populaire qui a annoncé sa présence, mais elle chasse à peu près sur les mêmes terres que les anciennes Listes Destexhe rebaptisées Libéraux démocrates. Et j'en passe sans doute…

 

Une extrême droite en voie de normalisation

 

   Mais quid des plus radicaux qui sont en aussi, en bien des contrées d'Europe, ceux qui ont le vent en poupe ? Peut-on prendre en compte parmi les alternatives chrétiennes, réalistes, nationales, conservatrices, les formations que leurs adversaires – et parfois elles-mêmes – situent à l'extrême droite ? (L'appellation "populiste" étant, chez les commentateurs mainstream, pratiquement synonyme).

   Pour le plus tenace de ces partis sous nos cieux, le VB devenu Vlaams Belang, indépendantiste flamand, la case "national" ne peut évidemment pas être cochée! Naguère, des amis néerlandophones nullement séparatistes me disaient néanmoins voter VB à contrecœur parce qu'il était le seul à s'opposer résolument à l'avortement et à l'euthanasie. C'est beaucoup moins clair aujourd'hui.

   Filip Dewinter, il y a belle lurette déjà, avait prévenu les conservateurs qu'ils sont les bienvenus au VB, "mais doivent être conscients qu'ils resteront toujours une minorité marginale" [7]. Le président d'alors Frank Vanhecke se montrait certes plus proche des défenseurs des valeurs traditionnelles, mais nombre d'observateurs se demandèrent si le vrai pouvoir ne demeurait pas entre les mains de Dewinter [8]. La suite prouva que la question était pertinente. En opposition avec la ligne incarnée par la figure de proue du parti, Vanhecke le quitta en 2011.

   Sur les questions éthiques, le glissement dans les positions des blokkers a été des plus patents. En 1990, peu après le vote de la loi Lallemand – Herman-Michielsens, était déposée sous leurs couleurs une proposition visant à la repénalisation de l'avortement. Ce texte fut remis dans le circuit parlementaire en 1992, 1996, 1999 et 2003 par le Vlaams Blok, en 2007, 2008 et 2011 par le Vlaams Belang. Depuis, elle est passée à la trappe. Engagé dans un processus de normalisation comparable à celui que suivent certaines formations sœurs, en France et en Italie notamment, le VB accepte aujourd'hui l'IVG – comme on l'appelle improprement – lorsque la vie de la femme est en danger, lorsque l'enfant à naître n'est pas viable et en cas de viol. Comme on le sait, ces motifs étaient largement couverts par la jurisprudence avant 1990, mais autre chose est de les introduire dans le droit. On ouvre alors une brèche qui ne peut que s'agrandir par la suite, la pression sociale faisant peu de cas des balises qu'on s'est efforcé de maintenir. Le Rassemblement national français (RN) s'est montré tout aussi mûr pour sacrifier les berceaux aux délices du pouvoir dont il se croit proche. Loin du "non" résolu de son père à l'avortement, la présidente Marine Le Pen consent tout au plus à réclamer la fin de son remboursement par la sécurité sociale.

   Pour revenir au Belang, citons encore l'incident très symptomatique survenu en juin 2019 quand une de ses élues à la Chambre, Dominiek Sneppe-Spinnewyn, estima dans une interview qu'on était allé "un pont trop loin" en permettant l'adoption d'enfants par des couples homosexuels. Elle s'était fait aussitôt "recadrer" par son fringant président Tom Van Grieken alors que Gerolf Annemans, figure historique du parti, y allait sur Twitter d'un vibrant "not in my name". La déconstruction de la famille a bel et bien cessé d'être l'apanage de la plus radicale des gauches...

   Ce n'est que pro memoria que j'évoquerai le Front national belge, qui fit sa percée en 1991 puis en 1994, notamment avec l'élection de son président Daniel Féret, un bon débatteur, au Parlement européen. Dans son programme qui tenait à peu près sur une demi-page de cahier d'écolier, l'émule du FN hexagonal, lequel reniera ses derniers avatars, plaidait pour la protection de la vie humaine conçue et l'instauration d'un revenu maternel ainsi que pour un nationalisme belge à l'encontre des nationalismes flamand du Blok, wallon d'Agir et même européen du Parti communautaire national-européen (PCN). Malgré les quelques élus fédéraux et régionaux décrochés jusqu'au début des années 2000, le Front s'est effondré dans des démêlés judiciaires ainsi que des dissidences et des scissions résultant de querelles de chefs ou d'aspirants chefs, sans fondements idéologiques. Le FN avait réussi à absorber une série de groupuscules. Avec son déclin, la nébuleuse est revenue en force. En émergent actuellement, tant bien que mal, Nation et tout récemment Chez nous, adoubé par le Vlaams Belang – comme naguère Agir –, qui se présente comme "le seul parti patriote en Wallonie"… mais pas en Belgique.

 

Les think tanks et les formateurs

 

   A côté des partis créés, entre autres, pour relever les défis du fédéralisme centrifuge, du confédéralisme et du séparatisme, il n'a pas manqué de groupements de réflexion et d'influence constitués en vue de repenser positivement la Belgique fédérale. Ce fut notamment le cas pour le centre d'action Forces de convergence d'André Belmans, né dès les années '70, qui entendit "promouvoir une nouvelle union fondée sur l'agrégation volontaire de toutes les composantes de l'espace belge" [9], pour le groupe de Coudenberg animé à partir de 1984 par Jean-Pierre De Bandt, qui tenta un temps d'entrer dans l'arène politique via l'Alliance des démocrates (ADD), pour le mouvement Belge et fier de l'être apparu l'année suivante, se voulant "pluraliste et apolitique" et mené par Michel Robert, âgé alors d'une vingtaine d'années, pour le forum Bonum commune annoncé début 1997 par une série de personnalités francophones et néerlandophones estimant que "le concept dualiste qui a servi de base au compromis fédéraliste belge a été incapable d'apporter une réponse aux difficultés auxquelles ce pays est confronté[10], pour le mouvement B Plus toujours actif depuis 1998 dans le Nord et dans le Sud du pays, à qui on doit notamment l'ouvrage collectif Good morning Belgium [11]

   Avec une visée plus large que la promotion de réformes institutionnelles unionistes, l'Alliance/Alliantie "morale-démocrate" s'est structurée autour notamment de Pascal de Roubaix, Pierre Lenfant (ex-parlementaire PSC) et Peter Huys (directeur de la revue Nucleus), avec l'ambition de regrouper les personnes, mouvements ou partis qui veulent "défendre la Belgique face à la dérive séparatiste, résister à la particratie omnipotente, et surtout remettre un peu de dimension morale et de sens de la responsabilité dans les gestes politiques, économiques et sociaux". La défusion des communes, la garantie du libre choix de l'école par le chèque scolaire, l'aide aux pays d'origine des candidats à l'immigration plutôt que l'accueil sans discernement ont été inscrits parmi les points saillants de l'équipe ainsi que l'absolue égalité en droit de tous les êtres humains, "depuis leur conception jusqu'à leur mort naturelle", le soutien à la famille comme "cellule de base irremplaçable de notre société" ou encore "un Etat décentralisé construit sur le principe de subsidiarité" [12]. Quelques années auparavant, en 1993, Peter Huys avait mis sur pied avec Bob Gijs, président honoraire du groupe CVP du Sénat, la Kristelijke Alliantie, un working group qui s'efforça de faire bouger les lignes au sein de l'establishment (ex-)catholique [13].

   Dans le même esprit, le mouvement Le Beffroi, toujours présent sur les réseaux sociaux, a été porté sur les fonts baptismaux par Pascal de Roubaix début 2008. Son manifeste comporte les mêmes options que ci-dessus, avec une "opposition ferme au relativisme moral" et la nécessité de "guérir notre régime du cancer de la particratie", notamment par l'élection de tous les candidats sur une seule et même liste dans un ordre fixé au hasard, système qui favoriserait "la personnalité et la responsabilité de chaque candidat plutôt que la puissance des appareils" [14]. La stratégie a consisté ici non pas à créer un parti (de plus…), mais à défendre valeurs et principes à travers le soutien apporté aux personnalités politiques y adhérant individuellement [15].

   L'information et la formation des futurs cadres de la vie sociale, sans pour autant renoncer à être aussi des relais d'influence, constitue une autre voie, empruntée notamment par l'Association de soutien aux œuvres de formation et d'action culturelles selon le droit naturel et chrétien (Asofac, ex-Savoir & Agir) ainsi que par l'Institut Thomas More, ce dernier toujours actif. La première se référait explicitement à la doctrine sociale de l'Eglise. Le second se définit de manière sécularisée – bien qu'il ait pris le nom d'un grand saint et martyr! – comme "un think tank libéral-conservateur, libre et indépendant". On sait, chez l'une comme chez l'autre, qu'il n'est pas toujours aisé d'être un wagon belge accroché à une locomotive française… L'Asofac a été surtout active dans le dernier quart du XXe siècle, mais celles et ceux qui y ont trouvé une saine et solide nourriture ne se bousculent pas aux leviers de commande politiques ou culturels de la Belgique d'aujourd'hui. Le temps dira si le second peut mieux parvenir à marquer nos élites de son empreinte.

 

Point n'est besoin d'espérer...

 

   "Point n'est besoin d'espérer pour entreprendre ni de réussir pour persévérer". Il n'y a pas d'accord sur l'origine de cet aphorisme fameux que certains attribuent à Guillaume le Taciturne, d'autres à Charles le Téméraire. Sa vérité n'en est pas moins criante. Nous ne connaîtrons jamais toutes les initiatives qui ne virent pas le jour faute d'espérance chez leurs artisans potentiels. Et le cimetière des actions mortes est surpeuplé de celles qui furent abandonnées parce que la réussite n'avait pas été au rendez-vous en un tour de main. Première leçon.

   Il est vrai que les obstacles rencontrés sont parfois tels que la persévérance peut apparaître à beaucoup comme déraisonnable. C'est particulièrement le cas quand on se heurte, en tant que nouvelle formation politique, au verrouillage organisé par les partis en place. Le moindre n'est pas celui qui a trait au nerf de la guerre.

   Après les scandales politico-financiers du début des années '90, quand des contrats universitaires et militaires (Inusop, Agusta…), entre autres, servirent à alimenter les caisses des socialistes francophones et flamands, nos particrates ânonnèrent ce remarquable argument que sans financement public de leurs activités, ils ne pouvaient pas résister à la tentation de se laisser corrompre. Ils se mitonnèrent donc un gâteau d'argent du contribuable que seuls ceux qui ont des sièges dans les assemblées sont conviés à se partager. Aucun soutien aux nouveaux venus n'a été prévu. Les "affaires" n'en continuèrent pas moins de revenir à l'avant-plan avec une belle régularité.

   Le plafonnement des défenses électorales, qui oblige à limiter strictement les moyens de se faire connaître, favorise lui aussi les politiciens élus ou exerçant des fonctions exécutives, lesquels disposent d'une visibilité assurée par les médias. Les émissions préélectorales sont en outre, quant au temps dévolu à chacun, strictement configurées au paysage politique tel qu'issu du scrutin précédent. Une application dévoyée du verset évangélique: "à celui qui a l'on donnera…"! Quant aux échos (autres que malveillants) dans des émissions d'information en temps ordinaire, ils viendront dans le meilleur des cas à doses homéopathiques…

   Ce n'est pas tout. Par un accord politique conclu le 26 avril 2002, un seuil électoral de 5 % a fait son apparition dans le paysage politique belge. Seules les listes qui atteignent ce plancher dans la circonscription où elles se présentent peuvent participer à la dévolution des sièges. Avec ce dispositif, les premiers élus d'Ecolo n'auraient pas pu faire leur entrée à la Chambre et au Sénat comme ils le firent en 1981: les résultats de leur parti tournaient alors autour de 2,5 %. Auraient-ils… persévéré ? Mais les verts ont préféré oublier leurs débuts héroïque et la cote d'exclusion sous les 5 % a surtout comblé d'aise le CDH, à un moment où il pouvait craindre l'émergence d'un nouveau parti chrétien démocrate.

   Les seuls à avoir réussi, ces dernières décennies, à rejoindre la cour des grands – et même à surclasser bon nombre d'entre eux – sont deux cas bien particuliers. Le succès du Parti du travail de Belgique – Partij van de Arbeid van België (PTB-PVDA) a été précédé d'une très longue période de militantisme dans l'ombre, à partir du mouvement maoïste Amada né en 1970 (à l'Université de Louvain!). Les zélotes du Petit Livre rouge et leurs rejetons ont su persévérer… Mais ils ont aussi profité de leur conformité aux thèmes chéris de la gauche post-soixante-huitarde en vogue sous nos cieux ainsi que du recul, dans les jeunes générations, du Parti socialiste rongé par le clientélisme et la prévarication. La Nieuw-Vlaamse Alliantie (N-VA), née de l'implosion de la Volksunie, a pu quant à elle grandir dans le cadre du cartel formé avec CVP de 2004 à 2008. Opérant à la fois sur le terreau du nationalisme flamand et sur celui d'un droitisme économique décomplexé, elle n'effraie pas certaines catégories d'électeurs comme le Vlaams Blok et sur le plan sociétal, elle se garde bien d'aller à contre-courant.

   Au-delà des lois et des institutions, c'est toute une culture dominante, particulièrement pesante dans les champs des médias, des arts, de l'enseignement, de la recherche… qu'il faut affronter pour faire connaître, rien que faire connaître, un projet de civilisation en phase avec notre hiérarchie de valeurs. Vous aurez des légions de journalistes, de politiciens, d'artistes et même d'ecclésiastiques contre vous! Inaudible, votre discours défendant la famille classique comme cellule de base de la société, seule à mériter l'approbation des pouvoirs publics. Inaudible, votre discours faisant de la préservation de toute vie humaine, de la conception à la mort, une ligne rouge à ne jamais franchir dans nos corps de lois. Inaudible, votre discours appelant à la censure de la pornographie, même déguisée en cinéma d'auteur ou en théâtre d'avant-garde. Inaudible, qu'importe si vous prenez bien soin de ne pas condamner les personnes, votre discours opposé à la promotion des mœurs  LGBTQIA+ (lesbienne, gay, bisexuel(le), trans*, queer et intersexe et asexuel(le) ou aromantique). Inaudible, votre discours présentant la société multiculturelle autrement que comme "une grande chance", même si vous faites la part qu'il se doit à nos nécessaires capacités d'accueil. Un peu moins inaudible, mais quand même, votre discours de défense de l'entrepreneuriat et de dénonciation des excès de pouvoir des syndicats. A peine tolérable, votre discours appelant à restaurer les notions d'effort et de discipline dans nos écoles…

   Soyons clair: nous avons en vue un tel changement de paradigme ou, si l'on préfère, une telle rectification historique, que nous nous trouvons sans doute dans la situation des bâtisseurs de cathédrales qui savaient qu'ils n'en verraient pas la fin. Il a fallu un siècle de propagande et d'agitation des philosophes des Lumières pour accoucher de la Révolution. Nous ne sommes pas la Hongrie, la Pologne, la Russie… qui ont conservé, en dépit d'une sécularisation galopante, un tissu chrétien solidifié dans l'épreuve, sous le communisme. Il faudrait chez nous qu'un événement, imprévisible pour l'heure, suscite un sursaut national dépassant de loin, en ampleur et en longévité, ceux qui furent à l'origine de la Marche blanche ou des manifestations antiséparatistes des années '90, ces feux de paille sans lendemains…

   Mais souvenons-nous qu'à l'époque où ils subissaient la chape de plomb du marxisme d'Etat, les dissidents d'Europe centrale et orientale ne pouvaient imaginer qu'ils verraient un jour le pouvoir du Parti s'effondrer. Ils avaient pris l'habitude de considérer que toute action – diffuser le samizdat, donner un cours clandestin, animer un groupe de prière, apporter de l'aide matérielle au clergé des catacombes… – était valable en elle-même et non pour les résultats tangibles, mesurables, qu'elle produirait. Le "conséquentialisme", voilà l'ennemi! Il a fait se baisser trop de bras après de trop brefs efforts, quand il ne sert pas simplement de prétexte à l'inaction. 

   Pour cette raison même, je conseillerai de ne rien entreprendre dans l'arène politique avec des mandataires ou des ex-mandataires en rupture de parti. Même si leur sincérité est totale, la patience leur manquera. Quand ils verront que les résultats électoraux ne leur permettent pas d'obtenir un nouveau siège parlementaire à court ou moyen termes, ils seront les premiers à mettre les voiles.

 

De la nécessité d'être complet

 

   S'il est un enseignement à retirer de la montée en puissance des courants de l'ultradroite, avec leurs contenus parfois positifs, parfois moins de notre point de vue, c'est la nécessité de se présenter avec un programme complet. La spécialisation est affaire d'associations. Si on veut investir le champ politique, il faut le faire en généraliste. Deuxième leçon.

   Si la politique économique, qui fut longtemps au centre des débats politiques, a cédé la place en grande partie au combat culturel et aux questions éthiques, on ne peut pas pour autant la traiter en quantité négligeable. Si on ne sait s'animer que quand il est question d'immigration, on se condamne au mutisme quand un krach bancaire et financier vient nous rappeler, comme en 2008, que Wall Street peut être plus importante que la rue de la Loi, hélas! Ecolo est sorti du lot quand il a cessé d'être un mouvement purement environnementaliste pour adopter sur les autres sujets les conceptions, grosso modo, de la nouvelle gauche.

   De la même manière, une focalisation sur les lois qui ne respectent pas la vie conçue ou finissante, si impératif soit-il de les combattre, condamne à l'inefficacité. Les value voters, comme on les appelle aux Etats-Unis, sont marginalisés à des degrés divers dans tous nos appareils particratiques. Ils ne sont pas en mesure de susciter un équivalent de la révolution conservatrice américaine des années '80, fondée sur ce qu'on pouvait appeler alors la majorité morale, mais aussi sur une vision ambitieuse donnant la priorité à la production, aux entreprises et aux initiatives individuelles contre les politiques antérieures d'inspiration keynésiennes, sans toucher aux retraites, aux pensions, à la sécurité sociale. Que reste-t-il aujourd'hui de ce grand basculement survenu outre-Atlantique ? L'élection surprise de Donald Trump en 2016 n'a guère apporté qu'un sursis à la cause et il ne reste de sa présidence qu'une image de vulgarité et de grossièreté, encore agravée par une récente condamnation pour agression sexuelle. On peut certes porter à son actif l'actuelle majorité conservatrice à la Cour suprême, qui a révoqué – plus précisément renvoyé aux Etats – le droit à l'avortement. La mesure est très limitative et ne concerne pas, pour l'instant, la pilule abortive. Elle n'en serait pas moins impensable chez nous, certes. Les autorités de l'Université dite catholique de Louvain en seraient frappées d'apoplexie! De toute manière, tant qu'il demeurera permis de mener ce combat, ce sera sur le terrain bien plus que dans les assemblées parlementaires. C'est sur le cœur des hommes et des femmes qu'il faudra agir, par l'instruction et par la pratique de la charité bien comprise qui commence par les autres. L'Eglise, voire les Eglises, nous rendraient un grand service, ne serait-ce qu'en faisant de la journée annuelle de marche pour la vie humaine une journée nationale de prière, mais c'est sans doute trop demander.

   Etre complet, donc. Il ne suffit pas de crier "non" – à l'avortement, à l'euthanasie, à l'insécurité, aux ghettos islamistes… On n'est pas crédible si on défend la vie conçue sans s'interroger sur les conditions d'accueil de cette vie dans les familles déshéritées. On ne remédie pas au drame des assuétudes par des règlements de police, sans apporter des réponses au chômage de longue durée qui est à l'origine de beaucoup d'entre elles. Il est vain de réclamer une meilleure maîtrise des flux migratoires sans mettre en œuvre, avec les pays du Sud qui nous sont proches, des partenariats pour un développement efficace, où nos ONGistes pourraient travailler bien plus utilement qu'en Iran... La relance de l'économie de marché ne se comprend pas sans le complément des lois sociales – ce que Reagan avait très bien compris, quoi qu'on en ait dit.  Et n'avions-nous pas, nous dont la tradition politique est enracinée dans l'ordre éternel des champs, une longueur d'avance sur les parangons actuels de la sauvegarde de la nature ? Je n'oserais pas, car ce ne serait pas convenable, citer ici le nom de celui qui proclama et fit imprimer sur de grandes affiches: "La terre, elle, ne ment pas".

   Fédérer les points de vue n'a malheureusement rien d'un jeu d'enfant. C'est même un chemin semé d'embûches. Les défenseurs de l'unité du pays ne le sont pas nécessairement de la tradition chrétienne – et vice versa. Les professions de foi unitaristes de  Georges-Louis Bouchez, président du Mouvement réformateur (MR), vont de pair avec sa participation enthousiaste à la Gay Pride. Le vert et le rouge, même très rouge, prennent beaucoup de place au sein de B Plus. L'écrivain René Swennen, catholique traditionaliste, proclamait la mort imminente de l'Etat belge – depuis 1980! – et prônait le rattachement de sa partie francophone à la France. J'ai connu au CDF un responsable national, enseignant de profession, qui ne voulait pas entendre parler du chèque scolaire "parce que ce serait permettre aux parents de se mêler du fonctionnement de l'école". Ceux qui auraient volontiers voté pour un Philippe de Villiers, s'il avait été belge, peuvent-ils se reconnaître dans les positions très européanistes de l'Institut Thomas More (tout en se référant, il est vrai, au principe de subsidiarité) ? Et surtout, ne parlons pas des postures de l'Otan et de l'Europe face à la tragédie russo-ukrainienne …

   Si on ne veut céder sur rien d'essentiel – sinon, à quoi bon s'engager ? –, il faut se résoudre à démarrer très petitement, avec des convictions fortes, sans compromis boiteux, sans ambiguïtés calculées dans les formulations. Quitte à se passer du vieux tradi liégeois qui s'est nourri des meilleures encycliques sociales mais n'a d'yeux que pour Paris. Quitte à se passer du belgicain bruxellois qui se drape dans le tricolore mais ne se ressource qu'au Grand Orient. Il n'incombe que de maintenir la flamme envers et contre tout, dans l'attente et l'espoir – toujours – d'une lente (re)conquête des esprits. L'autre option, celle du forum de discussions, du laboratoire d'idées, selon l'expression à la mode, garde toute sa pertinence pour la formation et l'entretien des élites, bien sûr. Mais on n'a jamais vu un colloque prendre le pouvoir.

   Dans le même ordre d'idées, aucune renaissance nationale digne de ce nom ne sera possible sans que l'unité prônée se reflète dans l'organisation même du mouvement qui s'en voudrait l'artisan. Autrement dit, il faut partir avec une assise et un comité directeur composé à parité de néerlandophones et de francophones et d'un germanophone. S'adresser à l'opinion d'un seul côté de la frontière linguistique pour chercher ensuite à faire des recrues de l'autre côté, c'est courir droit à un fiasco certain. En revanche, poser modestement des jalons à l'échelle locale, communale, où il est possible de se faire connaître, jusqu'à un certain point, sans passer par le canal des partis, peut être de bonne tactique, à condition que ces petits groupes soient répartis équitablement dans les différentes régions et provinces du pays.

 

Ou alors, le pari bénédictin ?

 

   La troisième leçon devrait aller de soi: c'est celle de l'unité. Que de constructions compromises, interrompues, détruites parce que des semeurs de zizanie s'y étaient invités! Il est déjà difficile, dans nos milieux, d'obtenir des ralliements pour la cause car nous donnons bien souvent, et c'est heureux, davantage d'importance à la vie familiale que ce n'est le cas chez nos adversaires. Une Ulrike Meinhof, qui abandonna ses deux petites filles pour se dévouer totalement à la Rote Armee Fraktion, ne sera jamais un modèle pour nous.

   Cela ne dispense pas d'un minimum d'exigences, avec toute la reconnaissance qui leur est due, envers ceux qui consentent à sacrifier une partie de leur temps libre à la restauration d'une société ordonnée aux plus hautes aspirations de l'homme. Le côté Gaulois querelleur qui constitue notre vice rédhibitoire a provoqué trop d'implosions pour qu'on puisse se dispenser d'une extrême vigilance à cet égard. En clair, une discipline de fer s'impose autour du chef qui ne doit tolérer aucune fronde interne. A ceux qui en manifestent la moindre velléité, il faut montrer la porte sans délai.

   Nul besoin de développer ceci davantage.

   Péroraison… Pourquoi ai-je rempli ces onze pages en format A4 simples interlignes ? Tout article, tout écrit est une bouteille à la mer. J'ignore si celui-ci sera lu, s'il inspirera l'un ou l'autre francs tireurs ou s'il sera de bon conseil pour les éventuels futurs fondateurs d'une Union civique belge à la hongroise (Fidesz), par exemple. "Point n'est besoin d'espérer…"

   En attendant – ou en lieu et place –, faut-il suivre les propositions d'un Rod Dreher qui, dans Le pari bénédictin notamment, a appelé à créer une contre-société et une contre-culture chrétiennes [16] ? L'auteur, écrivain et journaliste américain, appartient pourtant à un pays où le conservatisme chrétien garde malgré tout pignon sur rue et n'a cessé de manifester un dynamisme remarquable. Et il va très loin, jusqu'à inviter les parents à retirer leurs enfants de l'enseignement public (ce qui vaudrait tout autant, pour nous, d'un réseau libre qui est en réalité du même tonneau) et à mettre eux-mêmes sur pied leurs propres écoles chrétiennes classiques.

   "Il m'apparut, écrit Dreher, que certaines causes défendues par mes amis conservateurs, et particulièrement leur inébranlable enthousiasme pour le libre marché, pouvaient éclipser ce que je considérais, par fidélité à la tradition, comme l’institution la plus cruciale à conserver: la famille" [17]. Comment ne pas songer, en lisant ces lignes, à ce propos fameux de Paul Valéry: "Ce qui a tué les conservateurs, c'est le mauvais choix des choses à conserver" [18] ?

   "Quelque furieuses et dévorantes que puissent être les batailles entre partis politiques, nous dit encore cette voix d'outre-Atlantique, les chrétiens ne peuvent plus croire que la politique traditionnelle est à même de réparer ce qui ne va pas dans notre société. Elle est inadaptée: à gauche comme à droite, ceux qui la pratiquent pensent tous qu’il faut d’abord donner à chacun le pouvoir de choisir en toute chose. Gauche et droite s'opposent simplement sur les moyens et les limites: aucun parti n'est compatible avec la vérité chrétienne" [19]. Au-delà des partis, nous pouvons appliquer la remarque au système des piliers qui assurait chez nous, à toutes les étapes de la vie, un encadrement adéquat aux catholiques et aux socialistes, dans une moindre mesure aux libéraux: syndicats, mouvements de jeunesse, mutualités, écoles, médias, sociétés de loisirs… Du côté chrétien, la plupart de ces structures sont aujourd'hui devenues pluralistes de fait ou porteuses d'une foi édulcorée, dissoute dans la laïcité, le socialisme ou l'écologisme, quand cela n'a pas glissé plus à gauche encore.

   Faut-il en recréer de nouvelles, à côté, qui entretiendraient l'héritage, maintiendraient un espace chrétien dans le monde indifférent ou hostile, assureraient une formation doctrinale solide au petit nombre dont tout pourrait dépendre quand sonnera, s'il plaît à Dieu, l'heure du grand tournant historique ?

   Mais en avons-nous seulement encore les moyens ?...

   Je quitte mon lecteur en laissant ouvertes ces questions auxquelles je n'ai pas, pour l'instant, de réponses.

 

PAUL VAUTE

Historien, journaliste honoraire
Auteur notamment de Plaidoyer pour le vrai (éd. L'Harmattan),
de La voie royale. Essai sur le modèle belge de la monarchie (éd. Mols)
et d'un blog historique, https://lepassebelge.blog (259 articles à ce jour
et un premier recueil en livre papier, Le passé belge I, édition indépendante,
en vente notamment sur Amazon)
 

 

 [1] La Libre Belgique, 18 janv. 1990, 14 oct. 1991.

 [2] Ibid., 29 déc. 1993.

 [3] Knack, 22 déc. 1999.

 [4] Mail de Benoît Veldekens à Paul Vaute, 27 mai 2003.

 [5] 28-29 juin 2003.

 [6]Courrier aux membres et sympathisants, Bruxelles, 10 mars 2013, signé notamment par le président Pierre-Alexandre de Maere d'Aertrycke.

 [7] Humo, 19 mai 1998.

 [8] Paul BELIEN, "Blijvende onmacht", dans Nucleus, mars 2000, pp. 1, 6.

[9] Quelle solution pour la Belgique ?, centre d'action Forces de convergence, Bruxelles, (1979), p. 19.

[10] Communiqué signé par Pieter Huys, André Belmans, Pierre van Haute, Jean-Pierre de Jamblinne de Meux, Jos Hendrickx et Bob Gijs, Bruges, 23 janv. 1997.

[11] Sous-titre Réflexions pour un fédéralisme revigoré, dir.  Vincent Laborderie & Nicolas Parent, (Wavre), Mols, 2012. – Suscité par le cofondateur d'Agalev (écologistes flamands) Ludo Dierickx, B Plus a compté ou compte parmi ses membres Willy Claes, Jacky Ickx, Wilfried Martens, José van Dam, l'historienne Anne Morelli, l'éditorialiste politique du Laatste Nieuws Luc Van der Kelen, etc.

[12] Communiqué d'Alliantie/Alliance, Bruxelles, 8 mars 1999.

[13] Pieter HUYS & Bob GIJS, De Kristelijke Alliantie, Brugge – Deurne (Antwerpen), 1993,  p. 5.

[14] Manifeste du Beffroi, août 2010, B.

[15] Courrier du Beffroi, 18 févr. 2008.

[16] Comment être chrétien dans un monde qui ne l’est plus. Le pari bénédictin, trad. de l'anglais, Paris-Perpignan, Artège, 2017. Cfr aussi du même auteur Résister au mensonge. Vivre en chrétiens dissidents (2020), trad. de l'anglais, Paris, Artège, 2021.

[17] Comment être chrétien…, Introduction (p. 16/250 version ADE).

[18] Cahiers, XV, 1931-1932, cité in Yves GAUDEMET, Notice sur la vie et les travaux de Alain Plantey (1924-2013), Paris, Palais de l'Institut, 2014, p. 10.

[19] Comment être chrétien…, ch. IV (p. 98/250 version ADE).

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