Le désastre de la justice vaticane sous le règne du Pape François (18/03/2024)

De Sandro Magister sur Settimo Cielo (Diakonos.be) :

« Summa iniuria ». Le désastre de la justice vaticane, sous le règne du Pape François

« Il faut avoir du courage quand on s’emploie à assurer le bon déroulement des procès et que l’on doit essuyer des critiques », a déclaré le Pape François 2 mars dernier lors de l’ouverture de l’année judiciaire du tribunal de l’État de la Cité du Vatican.

Parce que les critiques n’ont pas manqué de pleuvoir, bien au contraire, en cette fin du mois de mars, elles se sont abattues comme un déluge, et qui plus est de la part de juristes et de canonistes parmi les plus renommés. Selon eux, dans ce que l’on a appelé « le procès du siècle » au Vatican – et dont la première partie s’est conclue décembre par une vague de condamnations dont celle, pour la première fois, d’un cardinal – « non seulement un procès équitable n’a pas été garanti, mais des violations très graves du droit ont été perpétrées, y compris du droit divin ».

La dernière de ces interventions critiques consiste en un imposant essai de 180 pages publié aujourd’hui dans « Stato, Chiese et pluralismo confessionale » (une revue spécialisée dont les articles sont revus par des pairs) intitulé «  Il ‘processo del secolo’ in Vaticano e le violazioni dei diritti », signé par Geraldina Boni, professeur de droit ecclésiastique et canonique à l’Université de Bologne et depuis 2011 consulteur au Conseil pontifical pour les textes législatifs.

L’essai est offert à la lecture de tous sur le site de la revue. Mais afin de bien en comprendre d’emblée l’origine et la portée, il est bon de lire l’ « Annotazione preliminare » dans lequel la professeur Boni l’introduit, et que nous reproduisons ci-dessous :

« Ce travail est issu d’un plaidoyer ‘pro veritate’ en soutien de l’appel du jugement du Tribunal du Vatican, daté du 16 décembre 2023, interjeté par les avocats Fabio Viglione et Maria Concetta Marzo, qui défendent le cardinal Giovanni Angelo Becciu.

« C’est Son Éminence qui m’a personnellement contacté et sollicité pour que j’assume cette charge. Mais, après avoir pris connaissance de l’ensemble des pièces du dossier, ce n’est pas le respect envers le cardinal (que je n’ai d’ailleurs jamais rencontré) qui m’incite à m’impliquer dans ce travail, ni même la conviction de son innocence totale à laquelle je suis graduellement parvenue : mais bien le souci de la justice, cette même justice qui me pousse à publier. »

« C’est pourquoi je dédie le présent ouvrage – pour lequel j’ai été aidé par Manuel Ganarin et Alberto Tomer – à mon maitre, le professeur Giuseppe Dalla Torre et au cher professeur Piero Antonio Bonnet, longtemps président, le premier, et juge, le second, du Tribunal du Vatican, tous deux frappés par une mort précoce qui leur a cependant épargné de devoir assister aux déboires d’un procès qui les aurait affligés. »

« On ne s’attardera nullement sur des questions concernant les accusations : la défense élaborée par les avocats conteste en détail et brillamment toutes les accusations qui pèsent sur le cardinal Becciu. Toutefois, les motifs de droit avancés présupposent et se basent sur les éléments du dossier, comme il ne pourrait en aller autrement : en parvenant à des conclusions qui remettent radicalement en cause la validité de ce procès ».

*

Mais une semaine déjà avant l’essai de Geraldina Boni, un autre article, lui aussi très sévère, critiquant le système judiciaire du Vatican tel qu’on a pu le voir à l’œuvre pendant le soi-disant « procès du siècle » sortait, toujours dans « Stato, Chiese e pluarlismo confessionale ».

Il s’intitule « Osservazioni sul processo vaticano contro il cardinale Becciu e altri imputati ». Son auteur, Paolo Cavana, est professeur de droit canon et ecclésiastique à l’Université Libre Marie de la Très Sainte Assomption de Rome et est lui aussi un disciple de Giuseppe Dalla Torre. Il déclare ouvertement son intention de présenter « certaines observations du point de vue strictement juridique » concernant les principes de droit international auxquels le Saint-Siège a adhéré, mais qui ont subi des violations graves au cours du procès.

La conclusion est une condamnation sans appel, dont certains passages méritent d’être reparcourus ici.

Les principes de droit international pris en compte par le professeur Cavana comme base de comparaison sont principalement ceux de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales auxquels le Saint-Siège a adhéré en 2009 en signant avec l’Union européenne la convention monétaire qui l’autorisait à adopter l’euro comme monnaie officielle, et encore auparavant, ceux qu’elle a adopté en 1975 en ratifiant l’Acte final de la conférence d’Helsinki qui se basait à son tour sur la Déclaration universelle des droits de l’homme.

À ceux qui objectent que « prima sedes a nemine iudicatur », c’est-à-dire que le pape « n’est jugé par personne », le professeur Cavana rétorque que ce principe « ne s’applique pleinement que dans le cadre des prérogatives spirituelles et disciplinaires, de droit divin, qui sont propres au pape en tant que chef de l’Église catholique », mais pas au sein de la communauté internationale où il ne jouit que « de l’immunité personnelle propre à un chef d’État, comme d’ailleurs celle reconnue au Saint-Siège ».

On ne peut pas davantage s’appuyer sur le pouvoir absolu de gouvernement, aussi bien législatif qu’exécutif ou judiciaire attribué au Pape en vertu du ‘munus’ pétrinien qui s’étend sur l’État de la Cité du Vatican, comme le stipule le préambule de la Loi fondamentale de cet État, promulguée par François le 13 mai dernier.

Le professeur Cavana objecte que « la prétention d’appliquer dans les domaines temporels les attributs et le pouvoir qui reviennent au pape en vertu de sa souveraineté spirituelle d’origine divine, donnant ainsi naissance à une forme d’État théocratique et absolutiste, a coûté très cher à l’Église et à sa mission d’évangélisation dans l’histoire, et que ce n’est pas un hasard si les Papes, depuis le Concile Vatican II, ont davantage considéré le pouvoir temporel des papes comme un événement providentiel. […] Quoi qu’il en soit, une telle conception absolutiste du pouvoir du Pape dans le domaine temporel, remontant à un contexte historique et ecclésial très différent du contexte actuel, apparaît aujourd’hui incompatible avec les principes, ratifiés par le Saint-Siège, de l’État de droit ou du ‘rule of law’ et, dans le domaine judiciaire, avec ceux qui président à un procès équitable ».

Le premier a trait à l’indépendance des juges « en raison du caractère envahissant des pouvoirs du Pape ».

Voici ce qu’écrit le professeur Cavana :

« Sur ce point, la législation en vigueur dans l’État de la Cité du Vatican prévoit que les magistrats dépendent hiérarchiquement du pontife suprême, qui les nomme librement, désignant chacun à son propre office et qui peut les révoquer ‘ad libitum’ : ils ne jouissent donc pas ce qu’on appelle la stabilité, qui constitue une garantie d’indépendance largement acceptée dans les systèmes contemporains ».

« En outre, avant de prendre leurs fonctions, tous les magistrats du Vatican sont tenus de prêter serment avec la formule suivante : ‘Je jure fidélité et obéissance au pontife suprême’. Enfin, en vertu d’une disposition remontant à 1929 et toujours confirmée, la législation vaticane prévoit toujours que ‘le Souverain Pontife peut, dans toute affaire civile ou pénale et à n’importe quel degré d’avancement de celle-ci, en déférer l’instruction et la décision à un organe déterminé’ (art. 21, paragraphe 2 de la Loi fondamentale de l’État de la Cité du Vatican), ce qui contrevient potentiellement au principe du ‘tribunal indépendant et impartial établi par la loi’ (art. 6 de la Convention européenne pour la sauvegarde des Droits de l’Homme).

« Sur le plan normatif, une série d’éléments sont susceptibles de faire planer le doute sur l’indépendance effective des juges du Vatican envers le pouvoir souverain. Par ailleurs, il convient de reconnaître que jusqu’au pontificat de Benoît XVI, et selon une pratique constante, le sujet souverain, c’est-à-dire le pape, n’avait jamais interféré avec des procès en cours devant les juges du Vatican, et n’avait jamais exercé les prérogatives spéciales que la législation vaticane lui reconnaissait implicitement ».

Et nous touchons là au second point critique : les « nombreuses interventions », techniquement appelées « rescripta » par lesquelles le Pape François a influé sur le cours du procès, « en élargissant les pouvoirs et les prérogatives du promoteur de justice, l’organe d’accusation, aux dépens de la sphère de liberté des accusés ».

Le professeur Cavana précise que ces décisions papales ont été « prises sans jamais avoir été publiées, au mépris du principe de légalité, qui impose la publication préalable des actes ayant force de loi avant leur entrée en vigueur, aussi bien en ce qui concerne le Vatican que dans le droit canon, qui n’ont jamais été communiquées aux parties en cause et qui sont restées secrètes jusqu’au moment où elles ont été produites au procès par le promoteur de justice – à la demande explicite du Tribunal – bien longtemps après leur promulgation et leur utilisation (presque deux ans pour les premiers rescrits et plus d’un an pour le dernier), et soustraites pendant toute la durée du procès à un examen par des juridictions externes ».

La promulgation par le pape de telles mesures, ajoute le professeur Cavana, « a potentiellement infligé un grave ‘vulnus’ à l’indépendance et à l’impartialité même des juges. En effet, tenant compte du cadre normatif ci-dessus, ou encore du serment de fidélité que les magistrats du Vatican sont tenus de prêter au pape ainsi que du pouvoir que ce dernier exerce sur eux, dont celui de les nommer et de les révoquer ‘ad libitum’, il est évident que de tels ‘rescrits’ étaient de nature non seulement à conditionner fortement l’opinion des juges concernant leur légitimité et celle des pouvoirs que ces rescrits  conféraient au promoteur de justice mais également à exercer sur eux une forte pression quant à l’issue même du procès ».

Et ce n’est pas tout. La justification en séance de ces mesures de la part des juges du tribunal du Vatican a révélé « une conception absolutiste du pouvoir souverain qui ne trouve plus aucune comparaison dans les systèmes juridiques moderne et contemporains, respectueux des droits humains et se revendiquant d’une civilisation juridique avancée en ce qu’elle annule toute division ou séparation des pouvoirs et qu’elle prive les juges de tout semblant d’indépendance envers le sujet souverain, qui se voit attribuer le pouvoir inconditionnel de modifier ‘ad libitum’ les normes d’un procès en cours, même quand c’est aux dépens des droits des accusés, annulant dans les faits toute garantie établie par la loi ».

Avec en plus la conséquence de « lézarder la fiabilité substantielle dont jouissait jusqu’à présent la juridiction de l’État du Vatican sur la scène internationale. »

En particulier, avertit le professeur Cavana, il n’est pas certain que la sentence pénale émise par le Tribunal du Vatican au terme d’un procès mené de la sorte soit reconnue comme valide en Italie, vue l’incompatibilité d’un tel procès avec les garanties qui doivent être assurées à la défense, selon la Constitution italienne.

Et il en va de même au niveau international. Le professeur Cavana cite un jugement rendu par le Cour européenne des droits de l’homme dans lequel l’Italie a été condamnée pour avoir rendu exécutoire un jugement de la Rote romaine sans vérifier au préalable « que dans le cadre de la procédure canonique la requérante avait bénéficié d’un procès équitable ». L’affaire concernait un procès canonique de nullité matrimoniale qui s’est déroulé en forme abrégée, comme le Pape François l’a autorisé, dans lequel la Cour européenne avait considéré que « la protection du droit fondamental à la défense » était lacunaire.

Pour conclure son essai, le professeur Cavana écrit :

« Il est clair que l’enjeu dans le procès contre le cardinal Becciu et consorts ne concerne plus seulement le sort des accusés, leur honneur et leur liberté, qui méritent par ailleurs la plus grande attention et protection, mais bien la crédibilité même et la cohérence du Saint-Siège, c’est-à-dire sa capacité et à volonté à mettre concrètement en œuvre et à la première personne, c’est-à-dire dans le petit État dont le pape est le souverain, les principes de civilisation auxquelles non seulement elle a adhéré sur le plan international, s’engageant à les respecter, mais qu’elle se targue de défendre et de promouvoir comme appartenant à la doctrine sociale de l’Église ».

Et encore :

« Sa mission même de promouvoir la paix risquerait de se voir affaiblie ou décrédibilisée si des principes fondamentaux tels que celui de l’État de droit ou du ‘rule of law’, qui constituent une condition essentielle pour assurer la justice et la paix entre les personnes et les peuples, s’avéraient bafoués ou contredits dans la pratique judiciaire et de gouvernement de l’État du Vatican ».

*

Dans son autobiographie qui sortira demain, 19 ars, en plusieurs langues et dans une dizaine de pays aux éditions HarperCollins, le Pape François se plaint que dans l’Église « certains voudraient rester à l’époque du pape roi ».

Mais si l’indépendance des juges – comme l’a mis en évidence le professeur Cavana – « constitue le principe fondateur de l’État de droit ou du ‘rule of law’, également reconnu par la doctrine sociale de l’Église », c’est grâce au monarque absolu François qu’elle a été réduite en cendres.

« Benoît XVI en était bien conscient – écrit encore le professeur Cavana – puisque ce dernier avait déclaré, à propos du procès ouvert et déjà achevé contre son majordome personnel, qui avait fait fuiter une grande quantité de documents dérobés dans son appartement du palais apostolique : ‘Pour moi, il était important qu’au Vatican même, l’indépendance de la justice soit garantie, que le monarque ne dise pas : maintenant c’est moi qui m’en occupe. Dans un État de droit, la justice doit suivre son cours. Le monarque peut ensuite accorder la grâce. Mais c’est une autre histoire ».

Sandro Magister est vaticaniste à L’Espresso.
Tous les articles de Settimo Cielo depuis 2017 sont disponibles en ligne.

Mais on peut lire aussi  : On Vatican trial, Pope

09:59 | Lien permanent | Commentaires (12) |  Facebook | |  Imprimer |