Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Rémi Brague à l'Université de Liège: Eclipse de Dieu, éclipse de l'homme

IMPRIMER

Union_ royale_logo 2.gif

243241230_2.jpg



 avec la collaboration du forum de conférences « Calpurnia »

 CYCLE DE LUNCHS DEBATS À L’UNIVERSITÉ de LIÈGE

Année académique 2012-2013

Cycle « Les droits de l’homme en péril »

Conférence de clôture du mercredi 19 juin 2013 

ECLIPSE DE DIEU, ECLIPSE DE L’HOMME 

brague.jpg 

Par Rémi BRAGUE 

Professeur ordinaire à l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne et à la Ludwig-Maximilian Universität de Munich. Membre de l’Institut. Prix 2012 de la Fondation Ratzinger-Benoît XVI 

Voici la transcription de l’enregistrement de l’exposé  

(les intertitres sont de notre fait) 

Le titre de cette conférence est une citation implicite se référant au titre d’une œuvre d’un philosophe juif de langue allemande (et hébraïque à la fin de sa vie), Martin Buber (Vienne 1878-Jérusalem 1965). De ce livre que j’ai lu il y a un certain temps, je n’ai pas gardé une mémoire très précise mais j’ai trouvé le titre intéressant. Cette image exprime de façon métaphorique ce qui s’appelle, dans d’autres contextes, soit  le désenchantement du monde cher à Max Weber, soit la mort de Dieu proclamée par Friedrich Nietzsche au paragraphe 125 du Gai savoir, au début des années 1880.

mort de Dieu, mort de l’homme

Cette annonce de la mort de Dieu, qui est un cri d’inquiétude plus que de triomphe, a trouvé une sorte de parallèle et de conséquence dans l’annonce de la mort de l’homme : cette formule a été rendue célèbre par Michel Foucauld, en 1964 je crois, aves Les mots et les choses mais elle est plus ancienne puisqu’on la rencontre à la fin du XIXe siècle. En 1897, Léon Bloy a écrit dans un livre sur la mort du Fils de Louis XVI qu’avec la disparition du prototype, la copie doit aussi s’effacer, disparaître. Une génération plus tard, c’est le philosophe russe Nicolas Berdiaev qui exprime la dialectique interne de ce qu’il appelle déjà l’humanisme, en disant : s’il n’y a pas de Dieu, il n’y a pas d’homme non plus. La métaphore de la mort n’y est pas, mais celle de l’inexistence s’y rencontre. En 1926, c’est André Malraux, grand spécialiste des formules creuses, qui dans La tentation de l’Occident, une sorte de correspondance fictive entre un Occidental et un Chinois, fait dire à son Chinois  imaginaire « Dieu est mort », citation de Nietzsche, mais l’homme par lequel vous avez cru pouvoir le remplacer est mort, lui aussi.  Ces avertissements sont restés sans grand écho jusqu’à ce que, comme je l’ai dit, Michel Foucauld, avec son style flamboyant et difficile à imiter, annonce carrément, à la fin des Mots et des choses, la mort de l’homme, mort sur laquelle il a été amené à s’expliquer par la suite, en ramenant cette idée à une simple mort « de papier » parce que ce qui disparaît ainsi c’est plutôt un modèle, une notion, dont il montre la complexité et, peut-être, l’incohérence plutôt que la mort des gens, de l’homme concret. Ceci m’amène à me demander s’il ne retire pas d’une main ce qu’il donne de l’autre, si, après nous avoir donné le grand frisson, il ne ramène pas cela à quelque chose de plus innocent, à un changement de paradigme, comme diraient les épistémologues.

Or, je me demande s’il ne faut pas prendre cette question beaucoup plus au sérieux et envisager une mort beaucoup plus concrète de l’homme, quelque chose de plus grave que la fin d’un idéal qui donnait son objet aux sciences humaines et qu’elles tendent à détruire. En d’autres termes, à supposer que la mort de Dieu soit réelle, elle pourrait entraîner une mort, une disparition pure et simple de l’espèce humaine ou, peut-être, je voudrais que vous dormiez bien ce soir après ma conférence, non pas la disparition physique du bipède sans plumes que nous sommes mais la disparition de ce qui fait que l’homme est humain, par exemple quelque chose comme la raison, ce qui –pas seulement parce que mon métier est d’être prof de philo- m’inquiéterait beaucoup. Donc, question : s’il y a éclipse de Dieu, se peut-il qu’il y ait nécessairement éclipse de l’homme ? Et ma réponse est malheureusement oui.

échec de l’athéisme ?

C’est la thèse que je vais essayer de défendre, ce qui va m’amener à risquer une affirmation tout à fait brutale voir choquante : l’échec de l’athéisme. Pour que vous sentiez bien le côté culotté de cette affirmation, je vais articuler moi-même les objections qui se pressent.

 faveurs croissantes dans l’opinion publique

Cher professeur, vous êtes un peu tombé sur la tête. Les sondages ne nous disent-ils pas que la quantité de gens qui se déclarent sans religion augmente, et de façon peut-être exponentielle ? Il y a de moins en moins de gens qui se disent croyants. 

Par ailleurs, les médias nous bombardent de nouvelles sur un prétendu retour en force de la religion et, en particulier, des formes les plus radicales et spectaculaires, parce qu’elles sont violentes, dans l’islam et d’ailleurs aussi dans l’hindouisme. Il y a, en effet, aux Indes, des pogroms antimusulmans et antichrétiens. Ce come-back se produit aussi, sous un mode plus paisible, dans le judaïsme où les ultra-orthodoxes ont le vent en poupe. C’est un énorme problème démographique pour Israël. Là où les Juifs plus laïcs ont deux enfants, les ultra-orthodoxes en ont dix. On peut dire des choses analogues des évangélistes, à l’intérieur d’un christianisme de teinte protestante et de tonalité avant tout affective et communautaire.

Les athées ne se laissent pas impressionner par ce genre de faits. Leur réponse est prête pour tout cela : ce sont, disent-ils, des batailles d’arrière-garde, des réactions d’autant plus exaspérées et exaspérantes qu’elles se savent à long terme condamnées par les progrès de la science et de la technique qui lui est étroitement liée, progrès qui entraînent irrésistiblement une sécularisation de la vie. Si nous sommes athées, soyons simplement patients. L’Europe, dans laquelle, comme je l’ai dit, les chiffres de participation au culte ou de confession d’une foi s’effondrent,  est l’avant-garde et le reste du monde finira par suivre. Et ce qui apporte une certaine dose de plausibilité au fait que l’athéisme est en train de gagner, c’est qu’au niveau de son expression sociale, il prend, lui aussi, des formes de plus en plus agressives. A ce propos, j’ai trouvé chez Edmund Burke, le penseur politicien et philosophe anglo-irlandais de la fin du XVIIIe siècle, une phrase tout à fait amusante à propos de la révolution française. Il dit : par le passé, la hardiesse n’était pas tellement le caractère des athées en tant que tels. Ils étaient discrets, essayaient de se faire oublier, voire dissimulaient leur pensée, mais maintenant ils sont devenus actifs, comploteurs, turbulents et séditieux. Que dirait-il maintenant, après deux siècles ?

Ceci est un aspect des choses, mais pas le plus important. Pour un philosophe, la quantité des gens qui défendent une opinion déterminée n’est pas un argument en faveur de cette opinion : ni pour, ni contre. Si on décidait de mettre aux voix la question de savoir si c’est la terre qui tourne autour du soleil ou l’inverse, je ne suis pas sûr que l’on pencherait du côté de Copernic. Pourtant, c’est lui qui a raison. En revanche, des  succès spectaculaires sont à mettre au crédit de l’athéisme. Je vais donner deux exemples. C’est peu, mais ils sont tellement massifs qu’ils sont tout à fait susceptibles de rendre plausible une victoire de l’athéisme. L’un est emprunté au domaine théorique de la connaissance, l’autre au domaine pratique, celui de l’action.

triomphe au niveau des sciences de la nature

Au niveau théorique, la science moderne de la nature, la physique écrite –selon le mot célèbre de Galilée- en langage mathématique parvient à mettre entre nos mains une description de la réalité qui peut très bien se passer de l’affirmation d’un créateur ou d’un horloger qui, selon la métaphore bien connue du XVIIIe siècle, machinerait, au sens propre du terme, le système du monde. On connait la fameuse anecdote de la rencontre de l’astronome Laplace avec Napoléon. L’astronome venait de publier un Système du Monde , c’est le titre : il l’offre à l’empereur qui demande : « Et Dieu dans tout cela ? ». Tout le monde connait la réponse de Laplace : « Sire, je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse. Et, de fait, quoi qu’il en soit de leur impiété ou de leur piété personnelle, les physiciens, les biologistes ou les chimistes, en tant que tels, travaillent sans avoir besoin de se servir de Dieu comme « bouche-trou », pour reprendre la formule de  Dietrich Bonhoeffer dans ses Lettres de captivité. Dire que c’est Dieu qui a du le vouloir lorsqu’on n’arrive pas à expliquer quelque chose, ce n’est pas une manière très intelligente de s’y prendre. En tout cas, on n’a plus besoin d’une religion lorsqu’on cherche une explication du monde.

Je note ici « en bas de page » que, d’une façon générale, il me semble déjà douteux de comprendre la religion comme devant fournir une explication des phénomènes physiques. En tant qu’explication de ceux-ci, il est bien clair que la vision scientifique du monde est beaucoup plus efficace, cela marche infiniment mieux. Mais on peut même se demander si une religion a jamais prétendu expliquer comment le monde fonctionne. Si on regarde, par exemple, la vision du monde des peuples que l’on a longtemps appelés « primitifs » (maintenant on dit « sans machinisme » parce que « sans écriture » cela ne marchait déjà pas et la chaire de Claude Lévi-Strauss, au Collège de France s’est intitulée « la pensée des peuples sans machinisme »), si l’on observe donc la façon dont ces peuples voient le monde, on s’aperçoit qu’ils se fichent pas mal de la question de savoir comment cela fonctionne et encore plus de savoir qui l’a fait.  Un livre de l’ethnologue britannique Evans-Pritchard, Théorie de la religion primitive (1965), montre cela très bien. Et dans les religions pas primitives du tout, on n’a pas de mal à retrouver des citations du Bouddha par exemple, qui dit que les questions de cosmologie n’ont pas d’importance, elles sont impertinentes. Et dans le Talmud, on menace les gens qui cherchent ce qu’il y avait avant, après, au-dessus et en-dessous. Le texte ne dit pas explicitement de quoi il s’agit mais, il s’agit, évidemment, de l’origine, du fondement, du but, de la cause du monde. En tout cas, retenons que les physiciens, en tant que tels, même si dans leur vie privée ils ont leurs opinions comme nous, n’ont pas besoin de l’hypothèse Dieu. Donc, c’est la première victoire de l’athéisme : victoire théorique.

triomphe au niveau de la pensée politique moderne

Cette victoire se complète d’une victoire pratique et, là aussi, nous sommes dans la modernité, non plus avec la science moderne mais avec la pensée politique moderne, la pratique politique moderne, laquelle montre que les sociétés peuvent s’organiser elles-mêmes, sans avoir besoin d’un principe supra humain de légitimité. L’idée a été émise, probablement pour la première fois en toute clarté, en 1682 par Pierre Bayle, un philosophe français vivant en Hollande pour éviter la persécution. Dans ses Pensées diverses sur la comète : une comète, dont on discute, était apparue et il en profite pour risquer un paradoxe qui devait le rendre célèbre, à savoir que l’athéisme n’est pas plus dangereux pour l’Etat que ne l’est la superstition. Il va même jusqu’à dire qu’une société composée d’athées serait plus docile, plus facile à gouverner qu’une société d’enthousiastes religieux, une société de « fanatiques » : l’adjectif a fait florès sous la plume de Voltaire et d’autres. Et ce pari a pris une tournure tout à fait concrète dans les sociétés que se sont organisées à l’âge moderne, chacune ayant, avec son style propre, tracé une séparation très nette, creusé un fossé entre le politique et le religieux. Il y a aux Etats-Unis le célèbre Law of separation et dans nos beaux pays francophones cette fameuse laïcité dont personne ne sait ce qu’elle veut dire mais que chacun interprète à sa façon pour dire qu’on ne veut pas de mélange du politique et du religieux. Il suffit, par exemple, de faire en sorte que les gens soient suffisamment raisonnables pour comprendre que leur intérêt est de vivre en bonne intelligence les uns avec les autres : je dis « intérêt », ce n’est pas de la morale. J’ai plutôt intérêt, si je ne veux pas être égorgé, volé ou je ne sais quoi, à ne pas égorger, voler ou je ne sais quoi, mon voisin. Sur cette base, on arrive à construire des sociétés : pas extraordinairement exaltantes, mais qui fonctionnent.

Là aussi, de même que j’avais ajoute une note « en bas de page » à propos du triomphe de l’athéisme sur le plan théorique, j’en ajoute une à propos de son triomphe sur le plan de la pratique politique, à savoir que toutes les religions ne cherchent pas à réglementer la société et à lui proposer un code de conduite précis. Le christianisme, entre autres, a cette particularité souvent oubliée qu’il n’édicte à ceux qui le professent d’autres règles de conduite que celles que la raison naturelle a trouvées ou pourrait avoir trouvées par ses propres forces. Dans le deuxième volume de ma trilogie, La Loi de Dieu, j’ai cité une phrase de l’historien Fustel de Coulanges disant que le christianisme est la seule religion qui n ‘ait pas apporté un système de droit. Effectivement, le Décalogue, qui est ce que le christianisme a gardé de la Torah, constitue ce que j’ai appelé plusieurs fois, en d’autres circonstances, le « kit » de survie de l’humanité : le minimum. Une société dans laquelle on pourrait s’entre-tuer, s’entre-voler, s’entre-cocufier et autres choses ainsi interdites ne pourrait, je crois, tenir longtemps. Ce ne serait plus une société mais une foire d’empoigne.

athéisme et agnosticisme

Quoiqu’il en soit et malgré les deux nuances que j’ai apportées et qui gagneraient à être développées, nous pouvons porter au crédit de l’athéisme les deux victoires que je viens de dire : deux, mais  de dimension énorme.

Mais je vais, sur cet athéisme qui triomphe dans ces deux cas, faire aussi deux observations :

D’une part, cet athéisme n’est pas nécessairement l’affirmation militante de convictions agressives. Ce peut être d’abord un principe de méthode. Laplace n’a jamais dit « le bon Dieu, je ne peux pas le souffrir ». Il s’agit d’une mise entre parenthèses du divin. Qu’il y ait quelque chose entre les parenthèses ou rien du tout, c’est une autre question. Remarquons d’ailleurs qu’il y a un mot pour définir cette attitude : l’agnosticisme, si on le prend dans son sens premier : je ne sais pas s’il y a un Dieu, je ne sais pas non plus s’il n’y en a pas, donc je suspends mon jugement. C’est un terme qui a été forgé dans ce but précisément en 1869 par Thomas Huxley, le grand-père  d’Aldous Huxley, le romancier, et de Julian Huxley, le zoologue qui finit sa carrière couvert d’honneurs à la tête de l’Unesco. Le grand-père, Thomas, s’était donné pour but de défendre et illustrer, comme on le sait, la théorie de Darwin. Ce dernier était un bonhomme tranquille qui ne voulait pas faire de vagues. Thomas Huxley, lui, y allait très franchement, d’où son surnom de « bouledogue de Darwin ». Darwin vivait à l’époque victorienne, à laquelle être athée se faisait aussi peu que tirer sur un oiseau perché ou mettre une cravate d’un collège qu’on n’avait pas fréquenté. C’est pourquoi l’époque a inventé plusieurs termes du genre « agnosticisme », « sécularisme » ou « humanisme » encore utilisés. J’ai  même appris, à ma grande surprise, que le mot « humaniste » pouvait désigner un parti d’origine chrétienne, alors que, dans l’anglais victorien, « humanist » c’est une manière polie de dire « athée ».. Les mots sont bonnes filles : on peut leur faire dire tout et le contraire de tout.

D’autre part, cet agnosticisme lui-même ne concerne pas que les questions religieuses, par exemple l’existence de Dieu ou l’immortalité de l’âme. On trouve la même attitude, et d’ailleurs elle prend son essor à la même époque, là où il est question de notre connaissance de l’univers physique, donc de ce que nous raconte la science. Vous la trouverez très clairement, cette attitude, chez ceux qui ont proposé justement le positivisme, le fait de se contenter des connaissances positives sur le monde, sans chercher midi à quatorze heures ou, sans métaphore, les causes dernières ou le sens de tout ce « truc » qui nous entoure. Auguste Comte a expliqué très clairement qu’il fallait renoncer à cette recherche. Les causes des phénomènes nous resteront finalement toujours inconnues mais, d’une certaine manière, cela ne fait rien puisque nous pouvons en formuler les lois de manière rigoureuse grâce au langage mathématique. J’ai cité Auguste Comte et le grand physiologiste Claude Bernard a dit exactement cela aussi. Il a même une formule assez fantastique  dans l’Introduction à l’étude de la médecine expérimentale. C’est un livre qu’on étudiait dans toutes les classes de philo en France, jusqu’à une époque assez récente, même si c’est un peu passé de mode aujourd’hui. Il  a donc cette formule, bouleversante pour moi : «  l’homme peut plus qu’il ne sait ». En d’autres termes, nous ne savons pas et ne saurons sans doute jamais pourquoi les corps s’attirent les uns les autres en raison directe de leur masse et en raison inverse du carré de la  distance entre leurs centres : c’est la loi de Newton sur la gravitation. Mais tant que nous pourrons calculer ce qu’il faut faire pour qu’une poulie fonctionne bien, pour éviter que quelque chose tombe ou pour fabriquer un parachute, cela va : notre pouvoir  s’étend plus loin que notre savoir.

Voilà donc le double cadrage de l’agnosticisme que présentent théoriquement et réalisent concrètement la science de la nature et la pratique politique et sociale modernes.

Est-il légitime que l’homme existe ?

J’ai essayé de rendre justice à l’athéisme en montrant quelle était sa nature d’agnosticisme. Malgré tout cela, l’athéisme contient un défaut mortel, une maladie à la mort, pour citer une formule bien connue, et il contient cet inconvénient même sous sa forme atténuée que j’ai nommée, après bien d’autres, « agnosticisme ». Il y a, en effet, une question sur laquelle l’athéisme n’a rien à dire et ne dit effectivement rien, une question sur la renonciation de la réponse à laquelle il s’effondre. Cette question fondamentale est la suivante : à supposer qu’il existe sur terre un être, on l’appelle entre nous « homo sapiens » quand on a encore un reste de latin, à supposer donc que cet homme soit capable de s’expliquer à lui-même le fonctionnement de l’univers qui l’entoure grâce à la science, à supposer que cet être soit également capable de vivre relativement en paix avec son prochain sans qu’il ait besoin pour autant de loucher vers une réalité transcendante, serait-ce bon qu’un tel être existe et continue d’exister ? En d’autres termes, nous pouvons  esquisser du monde physique une description purement immanente qui va nous permettre de conquérir et d’exploiter les choses pour notre propre avantage, et nous ne nous le faisons pas dire, nous le faisons. Nous n’avons pas besoin de découvrir la vérité dernière sur la réalité, peut-être même pourrions-nous nous passer du concept de vérité, purement et simplement, tant que la description de cet univers « marche », tant que cela fonctionne. Nous pouvons, par ailleurs, formuler des règles pour le « vivre ensemble » des êtres humains d’une façon immanente. Il suffit d’être suffisamment malin pour apprendre que je dois ficher la paix à l’autre si je veux qu’on me fiche la paix à moi. Il y a une formule très jolie de Kant à ce sujet.  Il dit dans son essai tardif (1798) sur la Paix perpétuelle que le problème politique est parfaitement soluble même dans une société de démons. C’est une expérience de pensée pour dissocier le politique du moral. Les démons ne sont pas très moraux mais s’ils sont intelligents, ils doivent comprendre qu’il est dans leur intérêt de mettre dans le pandémonium un ordre minimal, de manière à ce qu’ils ne se marchent pas sur la queue fourchue les uns des autres. A supposer que tout cela soit vrai, que nous réussissions à dominer la nature, et la science nous y aide puissamment, nous le ferons pour le bénéfice de l’homme. A supposer que nous réussissions, et la tâche est loin d’être terminée, à construire non seulement des sociétés nationales mais un ordre international dans lequel  la paix règne, cette paix serait au bénéfice de l’homme. Mais est-il bon que cet homme, savant et puissant, pacifique et socialement harmonisé existe ? Sur cette question l’athéiste n’a rien à dire et, de fait, ne peut rien dire et ne dit rien. Je vais essayer de montrer pourquoi.

Une question à laquelle l’athéisme ne peut répondre

De son propre fait, la victoire de l’athéisme se retourne en son échec par ce que les philosophes aiment à appeler une dialectique interne. Les philosophes parmi nous penseront immédiatement à la Dialectique des Lumières de Max Horkheimer et  Theodor Adorno. Il faut prendre cela très au pied de la lettre et non seulement, comme les deux maîtres de l’école de Francfort,  au niveau des idées mais au niveau des événements  qui pourraient prendre une tournure extraordinairement concrète.

Quel était en effet le projet de l’athéisme moderne ? Permettre, favoriser une émancipation de l’homme. L’homme devait rejeter la tutelle qui pesait sur lui jusqu’à présent : il devait se donner sa loi à lui-même et devenir, au sens étymologique grec du terme, autonome.

D’après la manière dont la modernité raconte sa propre genèse, cela n’a pas été toujours le cas, ni même possible puisqu’avant ce projet d’émancipation, l’homme devait régler sa vie sur des principes qui lui sont extérieurs. Ce principe pouvait être, dans certains cas, le « bel ordre du monde » ou le « cosmos » (c’est  étymologiquement une tautologie). Cet ordre devait être imité par l’homme, qui devait donc se régler sur l’harmonie de la nature. Une autre possibilité était, pour l’homme, d’obéir à des commandements censés provenir de la divinité. On retrouve cela aussi bien dans la Grèce ancienne, à Athènes (je pense au fameux passage de l’Antigone de Sophocle) que dans l’autre cité phare de notre culture, Jérusalem, puisque dans la Bible vous avez cette idée de commandements que Dieu donne à l’homme et que celui-ci doit accomplir. Chose amusante, pas tout à fait un hasard, j’ai écrit un livre sur chacune de ces deux possibilités, dans le cadre d’une trilogie que je suis en train de terminer. Les deux premiers volumes portent l’un sur la sagesse du monde, l’autre sur la loi de Dieu.

La modernité refuse, de plus en plus décidément, de regarder soit dans la direction du cosmos, de la nature, de la « belle nature », soit dans la direction du divin. Toute référence à quoi que ce soit d’extérieur, quoi que ce soit d’autre et à plus forte raison quoi que ce soit de supérieur est exclu ou déclaré carrément absurde. Pour citer un jeu de mot du jeune Karl Marx dans son texte sur La philosophie du droit de Hegel, être radical c’est aller à la racine, comme l’indique l’étymologie. Or, sans éprouver le besoin de prouver cela, la racine pour l’homme serait l’homme lui-même : image un peu baroque mais qui dit assez bien ce qu’elle veut dire. Pour cet idéal, le XIXe siècle, et précisément à l’époque où Marx écrivait, a fabriqué un mot : le mot humanisme, que j’ai déjà cité. Humanisme, pour Marx, cela veut dire le fait que l’homme ne s’accroche à rien d’autre que l’homme lui-même. L’ennui, c’est que s’il n’existe aucune instance supérieure à l’homme, comment celui-ci pourra-t-il affirmer sa propre valeur, revendiquer sa propre dignité, fonder en raison les droits qu’il s’arroge ? Il est difficile, aujourd’hui, de laisser tomber une brique sans buter sur un droit de l’homme mais sur quoi cela repose-t-il ? Qui peut dire : l’homme est vraiment formidable. Si c’est l’homme lui-même, comme dirait Chesterton, croire en soi c’est le signe du fou. Le fou a une foi en lui-même absolument inébranlable. Ceux qui ont une foi en eux-mêmes encore plus inébranlable, si je puis dire, ce sont les fous actifs, par exemple les fous politiques. Les grands dictateurs du XXe siècle avaient une confiance sans borne en eux-mêmes. C’est pour cela qu’ils ont réussi à faire tant de mal. Je veux dire par là que l’homme ne peut pas porter sur lui-même un jugement de valeur : il serait juge et partie. On ne juge pas quelqu’un, encore une formule de Marx, sur l’opinion qu’il a de lui-même. Donc, ma question reste : qui va dire que l’homme mérite d’avoir des droits, d’être considéré comme ayant une dignité, mérite d’avoir une valeur ? Qui va dire qu’il est bon qu’il existe un humanisme ?

Au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, Fichte, radicalisant la philosophie de Kant, a cette thèse curieuse, à savoir : Dieu n’est pas quelque chose ou quelqu’un en quoi nous ayons besoin de croire parce que, d’après lui, le divin est donné dans la loi morale qui est présente en nous et dont nous aurions tous conscience, même si nous essayons de nous la cacher. Donc, il n’y a pas besoin de foi en Dieu. Celui-ci est « évident », d’une certaine façon.  En revanche il y a quelqu’un en qui nous avons besoin de croire, c’est l’homme. Cela veut dire croire qu’il est capable d’obéir à cette loi morale que chacun porte en soi mais dont nous savons très bien que nous ne sommes pas à la hauteur. Croire en l’homme malgré ce théâtre de grand guignol que représente l’histoire ? Si vous la regardez, vous apercevez qu’il n’y a pas tellement de quoi se vanter d’être homme. Souvenez-vous du dialogue entre  Karl Jaspers et Hannah Arendt,  dont il fut l’un des maîtres : Karl Jaspers lui dit, à la fin de la guerre « j’ai honte d’être allemand », on comprend bien pourquoi, et elle répond « j’ai honte d’être un être humain ». D’une certaine manière, Fichte a raison, mais qui peut avoir foi en l’homme, qui est capable de performer cette foi en l’homme : si c’est l’homme lui-même, on peut rire. Le seul qui puisse croire en l’homme, c’est Dieu.

Quel besoin avons-nous de croire en l’homme ?

Je passe à une autre idée. Tout ceci peut sembler académique. Quel besoin avons-nous de croire en l’homme, de défendre sa valeur ? Et bien, nous en avons de plus en plus besoin. Pour des raisons tout à fait concrètes et quotidiennes. Deux éléments nouveaux, qui se sont mis en place depuis quelques dizaines d’années, nous obligent à poser de façon brûlante  la question de la légitimité de l’humain : est-il bon qu’il existe des hommes ? 

Être ou ne pas être est devenu une question concrète et non plus seulement académique parce que nous avons les possibilités techniques d’en finir avec l’humanité. Je pense au progrès de l’armement. Il se peut  que l’arme atomique, à laquelle on songe d’abord, ne soit que quelque chose de tout à fait rudimentaire par rapport à ce que nous promettent la chimie, la nano-technologie et autres joyeusetés. Tout le monde parle également du danger de disparition de la vie sur la planète par l’empoisonnement  de l’environnement : toutes choses auxquelles je le connais rien mais je lis les journaux comme tout le monde. Troisième facteur : la contraception chimique nous met en mesure de décider, sans trop de désagrément, de l’existence ou non d’une génération qui nous suivra. Je ne dis pas que l’extinction de l’humanité soit quelque chose de probable, je dis que c’est possible. Or, les possibles ont, comme disait Leibniz, une tendance à l’existence. J’illustrerai cette remarque par une constatation qui a été faite par Jean-Jacques Rousseau lui-même, à un endroit un peu caché. C’est dans la profession de foi du Vicaire savoyard, mais en note. Il reprend la comparaison, devenue classique, tirée du fameux texte de Pierre Bayle  auquel j’ai fait allusion : qu’est-ce qui vaut mieux, le fanatisme ou l’athéisme ? Et il fait cette remarque : l’athéisme ne cause la mort de personne mais il empêche de naître et il ajoute d’ailleurs, de manière assez amusante, que le fanatisme fait couler le sang mais encourage les hommes à de grandes entreprises. Depuis, la situation a tout de même montré que l’athéisme pouvait réaliser des performances qui reléguaient les crimes imputables au fanatisme religieux au rang de l’amateurisme. Nous avons eu, au XXe siècle, deux régimes explicitement athées et explicitement antichrétiens , l’un antichrétien parce qu’antijuif, l’autre antijuif parce qu’antichrétien , qui ont réalisé des scores tout à fait estimables, à côté desquels l’inquisition à une certaine période, ou les croisades, apparaissent comme des détails , regrettables mais des détails. Quoi qu’il en soit, la question de Rousseau mérite d’être posée mais d’une façon un peu différente de la sienne : à supposer que l’athéisme ne tue personne, est-il capable de donner des raisons de vivre, de dire pourquoi il est bon que nous soyons là ?

Le  deuxième élément qui nous oblige à poser la question d’une manière concrète et quotidienne, c’est que l’homme n’est plus tellement sûr de sa propre légitimité. Nous ne sommes plus sûrs qu’il est bon que nous existions. Ce n’est pas  un phénomène de masse mais on commence à entendre des voix qui disent : finalement, l’homme n’est peut-être pas le gentil dans le film hollywoodien de l’être. C’est peut-être le méchant. Je donne ici un exemple : au début des années 1980, les gens de ma génération et au-dessus s’en souviennent, il y eut une discussion à travers toute l’Europe à propos des fusées Pershing.  Les soviétiques avaient des fusées à moyenne portée installées de l’autre côté du rideau de fer. Les Américains avaient des fusées à longue portée sur le territoire américain. Il y avait un déséquilibre et, pour contrebalancer, les U.S.A. ont proposé aux Européens de mettre des fusées Pershing de moyenne portée en Europe. Il y eut des discussions très âpres, en particulier en Allemagne. Plusieurs philosophes importants sont intervenus, les uns pour dire « désarmons », les autres pour dire « il faut un équilibre des forces ». Les deux partaient du même objectif : maintenir la paix. Mais il s’est trouvé un philosophe et angliciste, l’allemand Hartsman, pour écrire un livre dont le titre se traduirait en français La sale bête, dans lequel il dit: une guerre nucléaire ? bravo, parce que cela permettrait de supprimer l’homme,  cette espèce particulièrement dangereuse pour toutes les autres espèces animales et même pour la vie sur la terre. Donc, l’usage de armement atomique, une guerre d’extermination totale c’est une sorte de ruse par laquelle la nature aurait trouvé le moyen de se débarrasser de cette espèce universellement prédatrice, universellement envahissante, ne se contentant pas de sa niche écologique mais faisant irruption partout. Si l’homme disparait, alors tout même la nature sera libérée. Alors, que faire devant ce genre d’argument ?  Allons-nous nous contenter de dire : bah, l’homme peut bien continuer à exister sans s’occuper de cette question de sa propre légitimité, il y a un instinct de survie tout de même, la nature nous a donné tout ce qu’il faut pour cela, on continue à avoir des enfants et ce n’est pas si désagréable que cela de les faire. Ce sont des réponses que l’on m’a faites. Mais, comme philosophe, cela m’embête beaucoup parce que c’est une renonciation à la raison, à propos d’un problème qui met en jeu l’existence même du seul animal qui se pose la question de la raison, qui cherche des raisons à ce qu’il fait. On a ici un paradoxe que l’on observe à un autre niveau. La science de la nature, en particulier la biologie, représente un triomphe prodigieux de la raison, mais, en même temps, cette science prétend que la raison n’est pas autre chose qu’un produit de l’évolution, c'est-à-dire un produit de l’interaction de forces aveugles, irrationnelles. Donc, la raison serait le produit de l’irrationnel : c’est déjà embêtant, mais moins embêtant que le paradoxe sur lequel je viens d’attirer votre attention. Dans le premier cas –le paradoxe de la genèse irrationnelle de la raison- ce n’est pas notre faute si nous sommes des animaux rationnels : nous avons été faits comme cela, l’évolution a favorisé celle de nos facultés qui au contact du réel nous permettent de raisonner juste, nous ne l’avons pas demandé. Mais dans le second cas –le paradoxe que je soulève- c’est la raison qui renoncerait à elle-même, par un choix conscient et délibéré : une trahison de la raison par la raison.  Donc, il me semble qu’alors, la réponse qui nous reste c’est de trouver un point de référence extérieur qui puisse dire qu’il est bon qu’il existe des hommes, un levier d’Archimède qui soit en droit de dire, justement parce qu’il n’est pas homme, que celui-ci, malgré tout, doit être sauvegardé et pour nommer ce point de référence extérieur, si vous trouvez un terme meilleur que Dieu, vous me faites signe. Moi, je trouve que c’est une manière adéquate de nommer ce point de référence.

Incapacité de l’athéisme à fonder une société humaine

Concluons. J’ai mentionné, dans la discussion avec quelques-uns d’entre vous, le livre célèbre du P. Henri de Lubac  Le drame de l’humanisme athée publié à la fin de la dernière guerre. Mais, pour moi, ce n’est pas seulement un drame, c’est un échec dont il s’agit. Le P. de Lubac se positionne par rapport à une apologétique qui a dominé le XVIIIe et le XIXe siècle, à savoir : vous n’arriverez pas à construire un monde sans Dieu. La religion est un besoin social. Vous trouvez cela avant la Révolution française, chez les gens qui parlent contre les Lumières radicales et après la Restauration chez Bonald, Maistre et d’autres. Lubac leur répond : pas du tout, on peut construire une société sans Dieu, mais ce serait une société inhumaine. Quand on voit l’époque où il a écrit, le fait qu’il était engagé dans la Résistance, on comprend bien à quoi il pense. Mais il me semble que le P. de Lubac était encore trop optimiste. Sans Dieu, on pourrait peut-être encore construire une société, mais c’est une société qui ne pourrait pas durer plus d’un siècle, une société qui, logiquement, n’aurait pas le droit de se reproduire, de lancer dans l’existence sans pouvoir leur demander leur avis et pour cause, des êtres nécessairement illégitimes et qui seraient probablement malheureux, même s’il jouissaient toute leur vie d’un bonheur sans faille, de terminer de toute façon leur existence dans la tombe. Donc, un athée conséquent père de famille est un criminel. Un humanisme athée pourrait éventuellement produire une société dans laquelle tout le monde nagerait dans le bonheur, mais ce serait une société séculaire au sens propre du terme, c'est-à-dire qui raisonnablement ne pourrait durer que la vie d’un individu humain en sa longévité maximale.    

 Transcription JPSC

Commentaires

  • Merci beaucoup pour la transcription de cette remarquable conférence.
    N'est-il pas possible pour les textes importants d'avoir la possibilité de téléchargement en pdf et/ou en epub?
    Cela pourrait faciliter leur lecture et leur sauvegarde.
    S.L.

Les commentaires sont fermés.