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La violence du réveil islamiste n'est pas le fruit du hasard

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Aux sources de la violence du réveil islamiste (sur Oasis - Michele Brignone)

La naissance de l’État islamique (EI) n’est pas due à un improbable hasard : c’est l’effet, non calculé, de décennies de rhétorique et de propagande islamiste, générée elle-même notamment par les ambiguïtés d’un siècle de réflexion réformiste. Telle est l’analyse à contre-courant de l’intellectuel égyptien Sherif Younis.

La montée de l’État islamique sur la scène du Moyen-Orient et la persécution féroce que ses militants exercent contre les minorités non islamiques (chrétiens, yézidis) et les musulmans « hérétiques » (chiites et sunnites « tièdes ») fait surgir de nouveau, de façon dramatique, une question récurrente : l’islamisme violent est-il un produit de l’Islam tout court, ou un monstrueux accident de l’histoire, dont le lien avec le Coran n’est qu’un prétexte ? Le débat que la progression de l’EI a suscité à l’intérieur même du monde islamique fait émerger une clé de lecture intéressante du phénomène djihadiste.

Depuis que, le 29 juin dernier, le califat a été proclamé, les réactions hostiles de la part de personnalités musulmanes d’horizons et de sensibilités différents n’ont pas manqué, qui ont constitué un front pluriel : celui-ci comprend notamment des intellectuels importants proches des Frères musulmans et des idéologues de al-Qaeda. Les accents sont différents, mais tous contestent aussi bien les ambitions « califales » de l’État islamique que l’atrocité de ses méthodes.
Parmi ces critiques, deux autorités institutionnelles islamiques importantes ont trouvé un certain écho médiatique : le Mufti d’Égypte Shawki Allam, et le Mufti d’Arabie Saoudite Abd al-Aziz al-Shaykh. Allam a affirmé que « l’organisation de l’État islamique est un danger pour l’Islam », soulignant que « c’est une grave erreur d’en parler comme d’un État islamique, parce qu’elle contredit toutes les valeurs de l’Islam et les finalités de la sharî’a ». Ces propos du Mufti – tenus notamment lors d’une interview récente à ce journal – ont été suivis d’une campagne lancée par la Dar al-Ifta égyptienne (l’institution, présidée par le Mufti, qui décide de l’émission de fatwas), afin que dans les médias, le mot « État islamique » soit remplacé par « l’organisation terroriste Isil ». Le Mufti d’Arabie Saoudite s’est exprimé en termes analogues : « L’extrémisme et la violence n’ont rien à voir avec l’Islam : ils sont son premier ennemi, et les musulmans sont leurs premières victimes ».

Il est réconfortant, naturellement, de voir que beaucoup de musulmans ne se reconnaissent pas dans les idées et les actions de l’État islamique. Mais affirmer de façon générale qu’il est étranger au « véritable » Islam risque d’être objectivement peu satisfaisant, comme le montre l’intellectuel égyptien Shérif Younis, l’un des interprètes les plus profonds et compétents de la pensée arabe et islamique moderne (encore que peu connu en Occident), dans deux articles publiés le 18 août et le 1er septembre dernier sur le grand quotidien égyptien Al-Ahram. Dans le premier, sous le titre « L’idéologie de l’État islamique et le réveil islamiste », Younis écrit, sans réticences et avec une franchise rare dans le débat public des pays arabo-islamiques : « accuser des organisations violentes comme celle-ci (l’EI) d’ignorer simplement l’Islam est une sorte de simplification grave, sinon même de connivence. La réalité est que la violence fait partie du réveil islamiste et se fonde sur la réactivation d’éléments traditionnels existants. Les amplificateurs gigantesques dans les mosquées, surtout dans les quartiers où vit une population chrétienne, le boycott des petites boutiques qui appartiennent à des chrétiens,

l’accusation d’impiété lancée contre les penseurs libéraux qui critiquent les discours ou les livres islamistes – ce qui implique l’invitation à les tuer –, les tentatives réitérées d’insérer le délit d’apostasie dans la législation égyptienne et, de façon générale, les discours qui instiguent contre tous ceux qui sont différents, que ce soit sur le plan de la religion ou sur celui des idées, ont constitué au fil des ans les éléments idéaux que nous reconnaissons aujourd’hui dans le comportement de l’État islamique. Et l’on sait que les méthodes d’enseignement de Al-Azhar [la grande mosquée-université du Caire] utilisées dans les madrasas sont pleines d’idées analogues. L’idéologie de l’État islamique n’est rien d’autre que le couronnement du mouvement de réveil islamiste, du moment qu’il applique ce que les autres islamistes disent ».


Dernière étape d’un long processus, le radicalisme de l’Isil doit être inscrit, selon Younis, dans « l’hégémonie idéologique du réveil islamiste » née de la rencontre, dans la première moitié des années 1960, entre les écrits « takfiristes » (centrés sur le takfir, l’accusation d’impiété lancée contre les musulmans « déviants ») de Sayyid Qutb, et la jeunesse universitaire égyptienne. Mais si le « bombardement idéologique » islamiste dure depuis désormais quarante ans, ses prémisses remontent plus haut. C’est le thème du deuxième article de Younis, “Le shaykh Muhammad ‘Abduh et le fondamentalisme”, dans lequel l’auteur remet en question une lecture consolidée de la pensée islamique moderne. Pour Younis, la réflexion du réformiste égyptien ‘Abduh (m. 1905) est la racine même des problèmes de l’Islam contemporain et non, comme beaucoup le soutiennent, leur solution.

Selon les interprétation les plus courantes y compris en Occident, le mouvement de réforme de l’Islam qui s’amorce à la fin du XIXe siècle se développe en deux phases : la première, progressive et éclairée, commence avec ‘Abduh et atteint son sommet avec le grand intellectuel libéral Taha Husayn ; la seconde, régressive et obscurantiste, commence avec le fondateur des Frères musulmans Hasan al Banna et débouche sur l’islamisme violent.
Younis conteste cette lecture : c’est ‘Abduh, estime-t-il, qui est à l’origine des deux trajectoires. Il ne serait pas le responsable direct de la naissance du fondamentalisme, mais il en aurait créé les conditions théoriques par la combinaison d’un double mécanisme : le dépassement des différences (historiquement admises) entre les diverses écoles juridiques sunnites en faveur d’une interprétation unitaire et exclusive de l’Islam, d’une part, et le retour aux origines comme voie à suivre pour le renouvellement non seulement religieux mais aussi social et politique, d’autre part.
Utilisés par ‘Abduh en un sens moderniste (on connaît les ouvertures de l’intellectuel égyptien sur les droits de la femme ou l’activité économique), ces deux axes allaient préparer le terrain à la mythisation et à l’absolutisation idéologique de l’unité islamique – entendue comme homogénéité – et de l’expérience des premières générations de musulmans. De la sorte, le développement de l’islamisme n’allait pas être seulement la perversion, accidentelle, d’un parcours vertueux inauguré par l’Islam libéral, mais l’issue inévitable de la manière dont les penseurs musulmans ont lancé et thématisé le rapport complexe entre Islam et modernité.

Pour comprendre, par delà les aspects particuliers, les termes de la question, on peut comparer ce débat à celui qui, à partir des années 1940, se déroula en Italie autour de l’interprétation du fascisme. Pour Benedetto Croce, le fascisme était le fruit d’une crise culturelle momentanée, une « parenthèse » irrationnelle dans le développement rationnel de l’histoire européenne. Selon Del Noce, qui reprenait les idées de Noventa, il ne représentait pas une « erreur contre la culture », mais une « erreur de la culture » (une erreur commise par la culture même), – et seule une telle perception pourrait empêcher la naissance de nouveaux fascismes.

Il est bon que les penseurs islamiques condamnent l’expérience traumatisante de l’État islamique. Mais il est important, surtout, que celui-ci soit pensé. Faute d’un jugement adéquat, les projets islamistes pourront être freinés pendant un temps, mais jamais véritablement surmontés. 

*Analyse publiée sur Avvenire le 16 septembre 2014

Commentaires

  • On lit dans cet article que certains leaders musulmans condamnent les fondateurs de l'État islamique. Mais on lit aussi que ces leaders sont chargés de lancer des fatwas, contre les infidèles ou contre les mauvais musulmans. S'ils ne lancent pas de fatwas contre ceux qu'ils condamnent, leur condamnation est-elle donc crédible ? Ce ne serait alors peut-être qu'une condamnation de façade, pour éviter de se faire trop montrer du doigt eux-mêmes.

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