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Religion, l’heure de vérité

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9782360405985.jpgC’est le titre d’un ouvrage  publié aux éditions Artège par Mgr Minnerath, archevêque de Dijon. Christophe Geffroy l’a interviewé pour le mensuel « La Nef »:

"La Nef – En quoi la liberté de religion a-t-elle été une exigence du christianisme dès l’origine ? Et cette exigence a-t-elle été propre au christianisme ?


Mgr Roland Minnerath – Il faut bien comprendre que le christianisme n’entre pas dans la catégorie « religion » telle qu’on la connaissait au temps de Jésus. Le judaïsme est la religion d’un peuple, les différents cultes gréco-romains sont des cultes familiaux et civiques. Chaque cité a sa divinité protectrice ; l’empire tout entier est sous la protection des dieux de Rome. On n’imagine pas qu’on puisse distinguer entre appartenance familiale et civique d’une part et religion d’autre part. Que demande le Christ ? Il demande la foi en lui. Les disciples du Christ se recrutent dans tous les horizons religieux : judaïsme, cultes civiques, philosophies. Ils forment une communauté qui est l’Église, laquelle ne coïncide pas avec les communautés naturelles que sont la famille et la cité. Le christianisme va réclamer la liberté de croire et de vivre sa foi sans rompre avec les attaches naturelles familiales et civiques, mais en évacuant ce que ces attaches comportaient de religieux et d’idolâtrique. Surtout au IIe siècle, les Apologistes chrétiens, Tertullien en tête, expliqueront aux autorités romaines que les chrétiens, même s’ils rejettent les rites religieux païens, n’en sont pas moins de loyaux citoyens de l’empire. Ils prient pour le salut de l’empire. « L’empereur n’est grand qu’autant qu’il est inférieur au ciel », écrivait Tertullien. Le christianisme a donc mis fin aux religions civiques et politiques, ce que regrettera Rousseau qui trouvait que la cité antique, grâce au lien religieux, dominait mieux ses citoyens. Le christianisme exige donc un espace de liberté inconnu jusque-là : celui de la démarche de la conscience et de la liberté intérieure vécue dans la participation à une communauté de foi. 
L’islam ne connaît pas cette distinction, puisqu’il se réfère à une loi, la charia, qui est à la fois loi religieuse et civile obligatoire pour tous. Le christianisme porte en germe la distinction de l’ordre politique et de l’ordre religieux, mais avec le christianisme la « religion » n’a plus la même définition qu’auparavant.

Comment expliquer qu’avec une telle exigence primitive, la liberté de religion ait longtemps été restreinte en Europe à l’égard des religions non chrétiennes pour n’être solennellement proclamée qu’au XXe siècle, lors du concile Vatican II (Dignitatis humanae) ?


La structure fondamentale des rapports du christianisme avec la société nous est donnée dans son origine. Après l’édit de Thessalonique (380), le christianisme nicéen est devenu religion officielle de l’empire. Mais la distinction fondamentale entre les deux sphères, spirituelle et temporelle, est restée en vigueur en Occident pendant tout le Moyen Âge qui se comprenait comme « chrétienté », peuple chrétien conduit au temporel par les princes et au spirituel par les évêques. Le Moyen Âge enseignait qu’il n’est pas permis de contraindre quiconque d’adhérer à la foi. Le Moyen Âge justifiait l’emploi de la force uniquement contre les hérétiques, qui avaient rompu avec la foi et constituaient une menace pour le peuple chrétien. La liberté de religion est venue avec les États multiconfessionnels, comme la Prusse ou l’Angleterre (où elle ne s’est appliquée que bien tardivement aux catholiques), où la cohabitation des groupes religieux devait être organisée. L’État demandait un loyalisme qui se situait sur le plan de l’appartenance civile et non plus religieuse. Cette liberté a été reconnue comme un droit fondamental de la personne. Elle est cohérente avec la structure du 

christianisme qui n’est pas une loi civile, mais une démarche de liberté ouverte sur la vérité. La modernité reconnaît la liberté de religion, mais pour elle, la religion est une opinion sans incidence sur la conduite des affaires de la cité.

Pourquoi l’islam, né après le christianisme, ne connaît pas cette exigence de liberté de religion ?
L’islam, à partir de la période de Médine, s’est organisé en « oumma », en communauté socio-politique soumise à la loi divine révélée dans le Coran, loi qui embrasse tous les aspects de l’existence : personnelle, familiale, collective. L’islam est revenu à la solution « moniste » où il n’y a pas de distinction entre appartenance religieuse et appartenance à un groupe ethnique, social ou politique. L’expansion de l’islam a été un fait de conquête militaire, sous la direction des califes (lieutenants du prophète, avec autorité religieuse et politique à la fois), et non sous forme de pure prédication religieuse. Aujourd’hui encore, ce même schéma persiste. Les Déclarations de l’homme en islam énoncent que l’islam est la religion naturelle de l’humanité et que tous les droits que l’on peut reconnaître à l’homme doivent être cohérents avec la charia. Il n’est pas envisageable, pour l’islam, de se comprendre comme une religion à l’instar du christianisme.


Vous écrivez que « la modernité a discrédité le croire au profit du savoir » (p. 89) : en quoi ces deux approches sont-elles complémentaires pour la connaissance et la recherche de la vérité ?


La vérité est une et infinie. Le christianisme ne met pas en concurrence le savoir scientifique et le croire. La modernité considérait quelquefois la foi religieuse comme une superstition destinée à s’effacer devant les lumières de la raison. Beaucoup en sont restés à l’image de la religion, croyance superstitieuse que doivent éliminer les progrès de la science. Certains en sont encore à opposer science et croyance, comme si les deux démarches se situaient sur le même registre. Si les croyances affirment des incongruités scientifiques, c’est qu’elles envahissent un terrain qui n’est pas le leur. Nous sommes tous pour la science, mais pas pour l’idéologie scientiste qui exclut la foi religieuse du champ de l’existence humaine. Nous disons que la connaissance a deux ailes : la science et la foi. La science nous permet de scruter la réalité physique et biologique ; la foi ouvre l’horizon infini de la vérité, sur lequel nous devons pouvoir cheminer en toute liberté.

Vous expliquez que le démantèlement de l’homme que l’on observe aujourd’hui a sa source dans le rejet des concepts de nature humaine et de loi naturelle : pourriez-vous nous l’expliquer ?


La société est perméable à un discours qui illustre la fragilité de ce qui constitue l’humain, aujourd’hui aux prises avec la puissance des techno-biologies et des médias qui formatent les esprits. Ce que nous appelons, avec les anciens philosophes grecs, « la loi de la nature », c’est les critères de la moralité humaine inscrits dans notre fragile humanité. Certains contesteront qu’il existe une « nature humaine ». Iront-ils jusqu’à dire qu’il n’y a rien de commun à tous les humains ? Car il y va du respect du plus vulnérable et de la promotion des droits des personnes dans la société. S’il n’y a pas une communauté d’humanité entre les hommes, sur quoi fonder les règles de la vie sociale ? Sur la volonté d’une majorité parlementaire changeante ? Nous disons que l’humanité de l’homme est la raison de la loi – qui n’est pas religieuse, mais éthique et universelle – et que les lois positives doivent suivre et ne pas contredire ce qui est profondément inscrit dans l’humanité de l’homme (besoins de survie, de reconnaissance, d’éducation et de culture, de relations libres et de liberté de conscience, d’amour).

Vous écrivez que « pour vivre selon l’ordre naturel, la grâce du Rédempteur est nécessaire » (p. 104) : est-ce à dire que les non-chrétiens ne peuvent vivre selon cet ordre naturel ?


Non ! Dieu a tout créé dans sa grâce. Or, le mal existe du fait de la négligence ou de la méchanceté de l’homme. Nous sommes tous inscrits dans le statut de cette nature humaine blessée, incapable par elle seule de réaliser pleinement sa vocation. L’Église a réagi contre l’hérésie pélagienne qui prétendait que l’homme pouvait se sauver par ses seules forces naturelles. La grâce est nécessaire pour répondre convenablement aux appels inscrits dans notre nature. Les non-croyants sont des enfants de Dieu comme les autres. Et le Christ est venu sauver tous les hommes. Les incroyants qui font le bien, mettent de l’amour dans leur vie et se mettent au service des autres agissent eux aussi sous l’impulsion mystérieuse de la grâce du Christ. Le « surnaturel » – ou régime de la grâce – n’est pas surajouté de l’extérieur à une nature qui serait consistante en elle-même. Nous ne percevons les dimensions de notre nature qu’à partir de la grâce qui restaure cette même nature dans sa beauté et sa dignité d’image de Dieu.


L’anthropologie dominante aujourd’hui s’éloignant toujours plus de celle de l’Église, il y a un décalage croissant entre ses positions et celles de la société, décalage qui se manifeste particulièrement sur les questions éthiques : quelle attitude doit être celle de l’Église et des chrétiens dans un tel contexte, et peut-on inverser cette tendance qui semble comme inéluctable ?


Il ne faut jamais se résigner devant ce qui apparaît comme une dérive lourde de menaces pour la liberté et la dignité humaines. Les solutions préconisées en matière de transmission de la vie, d’accompagnement de la fin de vie et de mariage notamment, invitent peu à la réflexion personnelle et ne supportent guère la contradiction. Elles s’imposent et c’est tout. Si les chrétiens convaincus ont une mission à remplir, c’est de mettre en lumière les impasses d’une anthropologie utilitariste, matérialiste, hédoniste. Nous ne pouvons abandonner notre fragile humanité aux techniques anonymes, aux intérêts économiques, aux discours trompeurs. Il y a une sphère où nous devons pouvoir « entrer en nous-mêmes » et nous demander qui nous sommes, quel est le sens de notre vie, pour ouvrir notre cœur à la Parole de Dieu, intérioriser le message que le Christ est pour nous, et découvrir avec lui les rivages d’un monde que notre société veut ignorer : le royaume de Dieu et sa plénitude, anticipé dans notre cheminement de foi et d’espérance.

Propos recueillis par Christophe Geffroy"

Religion, l’heure de vérité, de Mgr Roland Minnerath, Artège, 2015, 172 pages: Voilà un petit essai courageux aussi utile que limpide qui tourne autour de la question centrale de la vérité, notion plus guère défendue aujourd’hui. Mgr Minnerath montre que la liberté de religion a été la première exigence du christianisme et que celle-ci « est une liberté en vue de rechercher la vérité ». Cet espace de liberté en matière de religion a été rendu possible par les distinctions inhérentes au christianisme : non seulement entre le temporel et le spirituel, mais aussi entre la raison et la foi, la nature et la grâce… Ainsi le rejet des concepts de nature humaine et de loi naturelle ouvre-t-il la porte au relativisme et à l’arbitraire. Face à une société sans repères qui démantèle « l’image de l’homme forgée par la révélation biblique », l’Église, malgré le décalage croissant qui s’opère avec la société libérale qui prétend « disposer de tout et de tous », ne doit rien céder, car l’ordre temporel n’est pas l’horizon ultime de la vie et la perspective d’une vérité qui est au-dessus de l’homme, quand elle est reconnue, permet de limiter le pouvoir du plus fort. À lire et à faire lire. 

Source : La Nef N°276 de décembre 2015

Ref. La religion dans la cité

 JPSC

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