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Les Etats-Unis : isolationnistes et bienveillants ?

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De Jean-Luc Basle sur Magistro.fr :

Etats-Unis : le mythe de l’isolationnisme bienveillant 

Il existe de nombreux mythes à l’égard des Etats-Unis. Dans la situation actuelle du monde, deux méritent que l’on s’y attarde. Ils seraient isolationnistes et bienveillants. Le premier remonte aux origines de la jeune république et à leur intervention tardive dans la Première Guerre mondial, le second au débarquement de juin 44, aux GIs et au chocolat qu’ils distribuaient aux enfants. C’est la vision qu’en ont les Européens. Les pays d’Amérique du sud qui vivent peu ou prou sous leur joug depuis deux cents ans, en ont une autre. La réalité diffère de cette image d’Épinal. 

Dès l’origine, l’élite américaine s’est considérée comme dotée d’une mission envers le monde. Cette vision sous-tend encore aujourd’hui la politique extérieure des États-Unis. Elle est présente dans de nombreux documents dont deux publiés récemment : le National Security Strategy et le National Defense Strategy. L’un et l’autre réitèrent l’ambition hégémonique des États-Unis ce qui, du même coup, place l’Europe sous leur tutelle et rend impossible toute paix négociée avec la Russie et la Chine, perçues comme concurrents. George W. Bush a parfaitement exprimé cette vision manichéenne du monde dans son discours du 21 septembre 2001: "vous êtes avec nous ou vous êtes contre nous…". Le message est univoque. Cette vision est dangereuse par les décisions qu’elle engendre. En voici les origines et l’évolution au cours du temps. 

Les Pères fondateurs

Deux discours sont à l’origine du mythe isolationniste. Dans son discours d’adieu, George Washington a donné ce conseil à ses successeurs : "il est de notre intérêt de ne pas nouer d’alliances permanentes avec quelque région du monde que ce soit". Dans son discours inaugural, Thomas Jefferson déclara : "Paix et commerce, amitié loyale avec toutes les nations ; alliances enchevêtrées avec aucune". En fait, l’un et l’autre exprimaient publiquement une opinion qui avait cours dans la nouvelle république. Ainsi, Alexander Hamilton s’inquiétait-il de la rivalité entre la Grande-Bretagne, la France et l’Espagne rivalité qui pourrait, par le jeu des alliances, entraîner les Etats-Unis dans le "pernicieux labyrinthe des guerres européennes". Il convient donc de se garder d’alliances enchevêtrées, et de s’équiper d’une marine puissante pour "être en mesure de dicter les conditions régissantes les relations entre le vieux et le nouveau monde". (1) Il y a dans cette déclaration les prémices d’une vision hégémonique qui se confirme avec la Doctrine de Monroe, la Destinée manifeste et "l’exceptionnalisme américain" auquel Barack Obama se référera dans l’un de ses discours à l’ONU. (2) Au plan stratégique, elle est théorisée par l’amiral Alfred Mahan qui préconise la construction d’une flotte de guerre. Ses sources sont les Pèlerins du Mayflower, partis fonder une nouvelle Jérusalem, et les philosophes du siècle des Lumières. Alliant spiritualité et matérialisme, cette vision est incohérente.

 

Très vite, elle se mue en ambitions territoriales. La guerre de 1812 est une guerre de conquête. A peine remis de la guerre d’Indépendance, alors même que les dettes contractées à cette occasion ne sont pas remboursées, les États-Unis se lancent à la conquête du Canada. Le général Andrew Jackson qui deviendra le septième président, exprime les ambitions de la jeune république lorsqu’il déclare que ses hommes sont animés d’une ambition égale à celle de Rome. Quelques années plus tard, les États-Unis déclarent la guerre au Mexique et s’approprient un tiers de son territoire pour former les états du Texas, de l’Arkansas et le sud de la Californie. En juillet 1853, le commodore Matthew Perry, à la tête d’une flottille de canonnières à vapeur, remit au gouvernement japonais une lettre du président Fillmore exigeant l’ouverture du Japon au commerce américain. N’ayant pas obtenu satisfaction, il revient sept mois plus tard accompagné de bâtiments britanniques, français et russes. Cette fois, le gouvernement japonais se plia aux exigences américaines et signa la convention de Kanagawa. En 1898, les Etats-Unis prennent prétexte d’une explosion à bord de l’USS Maine dans le port de la Havane – explosion qu’ils avaient eux-mêmes provoquée – pour déclarer la guerre à l’Espagne et s’emparer de Cuba et des Philippines. Cette même année, ils annexent la république d’Hawaï, dirigée par Stanford Dole de la Dole Food Company. Les États-Unis sont une puissance coloniale.

En cent ans, les Etats-Unis ont multiplié la surface de leur territoire par un facteur de dix et leur population par un facteur de 100. En 1913, ils sont la première puissance économique avec une production d’acier de 31,5 millions tonnes, devant l’Allemagne (19,3 millions) et la Grande-Bretagne (10,4 millions). Leur prétention à l’hégémonie s’exprime dès les premières heures de la République avec le Capitol, siège du Congrès, en référence à la Rome antique, ainsi que la Bibliothèque nationale et ses 162 millions d’ouvrages qui rappelle celle d’Alexandrie.

Première et deuxième guerres mondiales 

A l’aube de la première guerre mondiale, ils en sont là. Ils sortent de la crise économique de 1907, et ne veulent pas être impliqués dans une guerre européenne. Pour assurer sa réélection, Woodrow Wilson a pris pour slogan "America First " ! Sur les champs de bataille, 1916 est une année meurtrière et indécise. Si les alliés gagnent, les Américains savent que ni la Grande-Bretagne ni la France ne constituent une menace à leurs ambitions dans le Pacifique. En revanche, si le Kaiser l’emporte, ils seront confrontés à une puissance transcontinentale au cœur de l’Europe qui, pour les raisons décrites par le géographe britannique Harold Mackinder, peut faire obstacle à leurs ambitions. Pour les dirigeants américains, conscients d’être à la tête de la première puissance économique et désireux d’en tirer profit, cette éventualité est inacceptable. La révélation, par les services secrets britanniques, du télégramme de Zimmerman, ministre des Affaires étrangères du Kaiser, à son ambassadeur à Mexico, proposant une alliance aux Mexicains pour récupérer les territoires perdus jadis, les convainc d’entrer en guerre.

Woodrow Wilson n’obtiendra pas la majorité des deux tiers au sénat pour ratifier le Traité de Versailles. Cet échec qui demeure un sujet de débat aux Etats-Unis, est dû principalement à des questions de politique interne, et non à un isolationnisme indéfini, comme il est souvent dit en Europe. La période de l’Entre-deux guerres se divise en deux phases. Pendant la première, les Etats-Unis sont très actifs sur la scène internationale en utilisant la diplomatie du dollar avec les Plans Dawes (1924) et Young (1929). Leur but est de garantir le repaiement des dettes de guerre de leurs alliés, tout en aidant l’Allemagne à se redresser. Dans la seconde, empêtrés dans une crise économique d’ampleur dont ils ne savent comment s’en sortir, ils adoptent une politique protectionniste avec le Smoot-Hawley Act (1930) qui aggrave les difficultés économiques de l’Europe. Puis, leurs grandes entreprises (General Electric, Standard Oil, Ford, ITT, etc.) facilitent par des accords avec des sociétés allemandes (I.G. Farben, Thyssen, etc.) la mainmise d’Hitler sur l’Allemagne. Le dictateur est alors perçu comme un rempart contre le communisme et l’URSS. Cette coopération ne se comprend que si l’on sait que dans le même temps Wall Street ourdissait un complot pour renverser Franklin Roosevelt, perçu comme un socialiste. Approché pour en prendre la direction, le général Smedley Butler refusa. Il écrira plus tard un pamphlet au titre évocateur : "War is a racket ".

C’est Hitler qui déclara la guerre aux États-Unis le 11 décembre 1941, et non l’inverse, comme on le croit souvent. Il espérait ainsi inciter les Japonais à déclarer la guerre à l’Union soviétique. Ceux-ci s’en gardèrent bien.

L’impérialisme américain 

Sortis victorieux de la Seconde Guerre mondiale, grâce en partie aux sacrifices humains de l’armée soviétique, désireux de ne pas répéter les erreurs de l’Entre-Deux guerre, les Etats-Unis renoncent aux réparations de guerre et organisent une réunion à Bretton Woods dans le New Hampshire à l’été 1944 pour jeter les bases de l’architecture économique de l’après-guerre. Contrairement à une idée reçue, il ne s’agit pas d’une action bénévole mais d’une initiative destinée à contrôler l’Europe et l’Asie du sud-est pour éviter une nouvelle guerre et assurer des débouchés à leur agriculture et à leur industrie, ce que le Plan Marshall fera superbement. Désorganisés, ruinés, conscients de ne pouvoir vivre en paix, les Européens se soumettent d’autant plus volontiers au diktat américain que la menace soviétique planait au-dessus d’eux. Le traité de l’Atlantique nord avec son bras armé l’Otan, signé en 1949, leur accordent la protection américaine qu’ils souhaitent. Les Japonais signent le traité de l’Asie du Sud-Est en 1954. (3)

En 1945, les Etats-Unis détiennent 72 % des réserves d’or. Leur économie est florissante et la première au monde (huit fois supérieure à l’économie britannique, la seconde au monde). Avec les accords de Bretton Woods, ils se convertissent au libre-échangisme qui désormais sert leurs intérêts. Traditionnellement, ils sont protectionnistes. (4) Derrière le conflit racial de la guerre de Sécession se cache une lutte de pouvoir entre un Nord industriel, protectionniste en pleine expansion, et un Sud agricole, libre-échangiste et sclérosé. Le Nord l’emportera et l’industrie américaine se développera à l’ombre des subventions et des tarifs douaniers. Les États-Unis suivent en cela l’exemple de la Grande-Bretagne qui devint libre-échangiste quand ses intérêts l’exigèrent, à la suite de la révolution industrielle et de la conquête de l’Inde.

Dans les années de l’immédiat après-guerre, la Grande-Bretagne représentait pour les États-Unis, avec la livre sterling et son empire, un concurrent potentiel sérieux qu’il convenait d’éliminer. Les États-Unis qui n’avaient pas demandé de réparations de guerre à l’Allemagne, exigèrent de la Grande-Bretagne qu’elle rembourse ses dettes de guerre en totalité et qu’elle maintienne la livre sterling à sa parité d’avant-guerre – cette surévaluation fit perdre à la livre son auréole vieille de cent cinquante ans et détruisit l’équilibre de la balance commerciale. Cela tua toute velléité impériale que Londres pouvait encore caresser. En 1947, l’Inde – le joyau de la couronne – devenait indépendante. Le démembrement de l’Empire britannique était inscrit en filigrane dans la charte de l’Atlantique d’août 1941. Les Britanniques payèrent au prix fort leur "relation spéciale " avec les États-Unis.

La construction européenne qui naît d’un désir de paix des Européens, est encouragée par Washington, voire téléguidée. Les Etats-Unis veillent en effet à leurs intérêts. Le traité de l’Elysée, né de la volonté du général de Gaulle de rapprocher l’Allemagne et la France, est vidé de son contenu par le préambule ajouté à la version allemande.

De la Guerre froide à la mondialisation

Deux documents rendent compte de la politique des Etats-Unis pendant la Guerre froide : le Long télégramme de George Kennan de juillet 1947 et le NSC68 d’avril 1950. Le premier préconise de contenir l’Union soviétique qui, profitant de ses gains militaires pendant la Seconde Guerre mondiale, a agrandi sa sphère d’influence jusqu’à Berlin. Dans le second, les Etats-Unis se présentent comme le défendeur du monde libre et des valeurs universelles inscrites dans la charte des Nations unies, et proposent un programme politique, économique et militaire destiné à renforcer la démocratie en Europe, à accroître le bien-être des populations et à prévenir toute agression soviétique à l’ouest. Au plan politique, il se traduit dans les faits par des opérations clandestines d’une brutalité peu commune. La plus connue – Gladio – sera responsable de l’assassinat de l’ancien président du conseil italien Aldo Moro qui avait conclu un "compromis historique" avec le secrétaire du Parti communiste italien, Enrico Berlinguer. (5) Au plan économique, il est à l’origine du "Miracle allemand" et des Trente glorieuses. Au plan militaire, il donne lieu à une course à l’armement qui sera fatale à l’Union soviétique.

Trois évènements mettent fin à la guerre froide et ouvrent la voie à une nouvelle ère : la mondialisation. Ce sont la chute du mur de Berlin en novembre 1989, l’effondrement de l’Union soviétique en décembre 1991 et le ralliement de la Chineà l’économie socialiste de marché lors du 14ème congrès du Parti communiste chinois. On assiste alors à un décollage du commerce mondial suivi d’une croissance quasi exponentielle de l’économie chinoise. (6) Le monde se révèle sous un nouveau jour : le rééquilibrage entre l’est et l’ouest. Cette évolution est perçue différemment à Pékin et à Washington. Les Chinois y voient l’avènement d’un monde multipolaire, alors que les américains y voient la confirmation de la supériorité de leur modèle. Deux documents l’attestent : la doctrine de Wolfowitz, du nom du Secrétaire adjoint à la Défense, et le Projet pour un nouveau siècle américain de William Kristol et Robert Kagan. (7) La doctrine est d’une simplicité biblique dans son énoncé : "Notre objectif premier est de prévenir la réémergence d’un nouveau rival, sur le territoire de l’ancienne Union soviétique ou ailleurs qui pose une menace du même ordre que celle posée par l’Union soviétique". Le Projet pose pour principe que ce qui est bon pour l’Amérique l’est aussi pour le monde. C’est une réaffirmation des "valeurs morales" et de la vision impériale des Etats-Unis. Dans les faits, cette vision se traduit par des guerres à la périphérie de l’empire. (8) Lors d’un discours au Commonwealth Club de Californie le 3 octobre 2007, le général Wesley Clark, ancien commandant en chef de l’Otan, affirme que dix jours après le 11 septembre, le Pentagone a pour objectif de détruire l’Iraq, la Syrie, la Lybie, la Somalie, le Soudan et l’Iran. Notant que ce plan n’a fait l’objet d’aucun débat public, Wesley Clark le qualifie de coup d’état politique. A la suite du 11 septembre, la guerre "contre la terreur" et "l’axe du mal" de George W. Bush fait suite à celle de Ronald Reagan contre "l’Empire du mal", toujours au nom des valeurs américaines.

Donald Trump, l’apostat enchaîné

Donald Trump estime l’architecture géopolitique mise en place à la fin de la guerre obsolète, lourde et coûteuse. Il l’assimile aux alliances enchevêtrées de Jefferson et souhaite la remplacer par des traités bilatéraux qui seront nécessairement profitables aux États-Unis en raison de leur puissance politique, économique et militaire. Il se retire donc du Partenariat transpacifique, refuse de réaffirmer l’adhésion des États-Unis à l’article V de l’Otan qui lie les signataires en cas d’agression, se désengage de l’accord de Paris sur le climat et reconnaît Jérusalem comme capital d’Israël. Si l’on exclue cette dernière décision qui s’inscrit dans un cadre particulier, sa politique remet en cause l’architecture de l’après-guerre et ses institutions internationales. En 2016, pendant sa campagne électorale, il dénonce l’invasion de l’Irak et la destruction de la Libye. Sa décision de taxer les importations d’acier et d’aluminium, suivi de celle d’imposer un tarif douanier sur les importations chinoises signale un retour au protectionnisme, potentiellement désastreux pour l’économie mondiale. Pour les néoconservateurs, cette remise en cause est une apostasie (hors sa position sur l’Iran et Jérusalem), apostasie d’autant plus grande qu’elle s’accompagne d’un désir de normaliser les relations avec l’ancien ennemi, la Russie afin de s’opposer à la puissance chinoise. Or, le complexe militaro-industriel a besoin de cet ennemi traditionnel pour justifier les budgets de la défense, d’où la diabolisation constante de Vladimir Poutine.

Donald Trump atteindra-t-il ses objectifs ? Il est permis d’en douter. C’est un homme seul, sans organisation politique, ni expérience washingtonienne. Il a été choisi par défaut et non par adhésion. Il doit son succès électoral aux milliardaires Robert Mercer et Sheldon Adelson tout autant qu’aux "petits blancs" du Midwest ou des Appalaches. Il est narcissique, versatile et incohérent. Les leviers de pouvoir sont aux mains des néoconservateurs. La nomination de Mike Pompeo au ministère des affaires étrangères, et celle de John Bolton au poste de conseiller à la sécurité nationale le confirment, sans parler de Nikki Haley, ambassadrice aux Nations unies, qui n’hésite pas à s’opposer frontalement à la Maison Blanche, déclarant que "la Russie n’est pas et ne sera pas notre ami".

L’Europe se trouve en porte-à-faux face à cette nouvelle orientation que Donald Trump donne à la politique étrangère américaine. C’est le message d’Emmanuel Macron lors de son discours au Congrès. La décision du président américain de sortir de l’accord nucléaire iranien lézarde un peu plus une relation transatlantique fragilisée.

Réaffirmation de la stratégie militaire

La publication du National Security Strategy en décembre 2017 et du National Defense Strategy en février 2018 réaffirment la politique traditionnelle du Pentagone. La Russie et la Chine sont des puissances "révisionnistes", accusées de vouloir imposer leur modèle autoritaire au reste du monde. L’Iran et la Corée du Nord sont des états voyous. Les deux documents centrent la stratégie de défense sur les "concurrents" russe et chinois. Le second, rédigé par le Pentagone, admet tacitement que les guerres de ces quinze dernières années au Moyen-Orient n’ont pas donné les résultats attendus ce qui est un euphémisme. En dépit de cet échec, les dirigeants n’hésitent pas à menacer leurs "concurrents". Dans un discours à la Johns Hopkins University, le ministre de la défense, le général James N. Mattis, déclare à leur adresse : "si vous nous défiez, ce sera votre jour le plus long et le plus triste".

Dans un troisième document, la Nuclear Posture Review, le Pentagone élargit la définition des "circonstances extrêmes" qui justifient l’utilisation préventive de l’arme nucléaire en réponse à une attaque conventionnelle. Il y inclut les attaques cybernétiques, sans les mentionner nommément. A cette politique inquiétante qui multiplie les raisons de recourir à l’arme nucléaire, s’ajoute leur miniaturisation qui en facilite l’usage, en effaçant la différence de nature qui les sépare des armes conventionnelles. Dans un sophisme propre aux penseurs du Pentagone, le document soutient que loin d’abaisser le seuil d’utilisation de l’arme nucléaire, cette extension de l’utilisation de l’arme nucléaire la relève en dissuadant quiconque d’attaquer les États-Unis avec des armes conventionnelles.

Ces trois documents annoncent un retour à la politique d’endiguement de jadis, centrée cette fois sur la Russie et la Chine qui auraient profité de la guerre contre le terrorisme pour avancer leurs pions sur l’échiquier mondial. Ils annoncent également un investissement important dans du matériel militaire lourd (tanks, avions, navires, missiles, etc.). Les déclarations récentes des officiers supérieurs responsables des "Central Commands" d’Europe, d’Asie et du Moyen Orient le confirment. (9

Pour autant, les États-Unis veulent-ils la guerre ? Non, ils souhaitent la soumission et non la destruction de leurs concurrents qui serait aussi sans doute la leur. Pour y parvenir, ils emploient la menace, le bluff et le mensonge. Les propos de James Mattis font allusion à Hiroshima et à Nagasaki, et sont un rappel du traitement infligé à la nation qui osa s’en prendre aux États-Unis. Ronald Reagan fut probablement le seul à croire à la Guerre des étoiles qui n’était qu’un formidable bluff pour entraîner l’Union soviétique dans une course à l’armement, mais elle eut l’effet attendu. Cette course détruisit l’économie soviétique et précipita sa chute. La promesse de James Baker, ministre des affaires étrangères de George Bush père, que l’Otan n’avancerait pas d’un pouce à l’Est après la réunification de l’Allemagne, est un mensonge que Mikaël Gorbatchev eut la faiblesse de croire.

Une vision dangereuse du monde 

Toutes les nations ont leurs mythes. La France a les siens, la Grande-Bretagne aussi. Les Etats-Unis ont les leurs. L’isolationnisme en est un, la bienveillance en est un autre. Mais, ils ne sont ni isolationnismes, ni bienveillants. Ils sont impérialistes et prédateurs, comme l’autorise leur puissance. Mais, cette puissance ne leur donne pas le droit d’imposer leur vision au reste du monde. Cette vision telle qu’exprimée dans les documents cités ci-dessus, exclue tout compromis et oblige donc l’ennemi ou le concurrent à se soumettre. Elle est hors du temps et des évènements. Elle va à l’encontre des souhaits du peuple américain qui est pacifique et généreux. Elle est dangereuse.

Elle ignore la montée en puissance de la Chine, deuxième puissance économique avec des ambitions régionales et mondiales assumées. La nouvelle "route de la soie" que construit Xi Jimping, est la concrétisation des craintes exprimées par Harold Mackinder en 1904. Potentiellement, elle isole les Amériques de l’Eurasie, premier continent par sa superficie, sa population et son économie. La vision américaine ignore aussi les ambitions russes. Le 1er mars, Vladimir Poutine a annoncé la mise au point de nouveaux missiles hypersoniques qui rendent obsolète le système de défense américain. Ils sont la réponse de la Russie à la décision unilatérale de George W. Bush de se retirer du traité anti-missile. Dans son discours, Poutine a pris soin de préciser que les nouveaux missiles n’avaient qu’un rôle défensif et a invité les Occidentaux à négocier un traité de paix. Les Européens se sont tus. Les médias américains ont dénoncé des propos agressifs et mensongers. Mieux informé, le chef du Strategic Air Command, le général John Hyten, a déclaré devant une commission sénatoriale qu’il n’était pas en mesure de répondre à une telle attaque.

Cet accroissement de la tension entre les deux premières puissances nucléaires comporte un risque apocalyptique. Dans une atmosphère tendue, les risques qu’une erreur humaine déclenche une guerre nucléaire sont très grands. Dans un rapport d’avril 2014, intitulé "Too close for comfort", Chatham House relève qu’en treize occasions pendant la guerre froide, il s’en est fallu de peu qu’une guerre nucléaire ne soit déclenchée en raison d’une défaillance technique ou d’une erreur humaine. En 2015, William Perry, ancien ministre de la défense des États-Unis, publie un livre intitulé "My journey at the nuclear brink " dans lequel il fait part de ses inquiétudes sur les risques que l’arme nucléaire fait courir à l’humanité. La dangerosité des temps actuels est soulignée par la décision du Science and Security Board of the Bulletin of Atomic Scientists qui compte quinze prix Nobel, de régler l’horloge du jugement dernier, "Doomsday clock", à deux minutes de minuit le 25 janvier de cette année, la rapprochant de trente secondes de l’heure fatidique. Elle n’a jamais été aussi près de minuit sauf en 1953, suite à l’explosion de la première bombe thermonucléaire.

Les temps actuels font penser à la crise de Cuba de 1962. Tout au long de sa carrière, John Kennedy fut du côté des faucons. Il rejoint le camp des colombes après avoir mesuré la profondeur de l’abysse nucléaire en compagnie de Nikita Khrouchtchev. Il expliquera la voie qu’il entend suivre à l’avenir dans son discours du 10 juin 1963. Sa mort prématurée ne lui en donna pas l’occasion mais l’avenir lui donna raison. La détente était la seule voie raisonnable. Cela est toujours vrai aujourd’hui. S’il n’existe pas de paix durable en raison de la dynamique des nations et de la nature humaine, les chefs d’Etat et de gouvernement doivent se consacrer sans relâche à son avènement, comme Sisyphe roulant sa pierre.

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(1) Federalist Paper No. 7 - The Same Subject Continued Concerning Dangers from Dissensions Between the States. For the Independent Journal. Alexandre Hamilton

(2) Ce mythe de l’exceptionnalisme sera renforcé par la vision de Cécile Rhodes qui à la fin du 19ème siècle rêvait d’un monde sous l’égide de l’Empire britannique, de ses lois, de sa culture et de son mode de vie supérieur à tous les autres. Après une mort prématurée, le Milner Group poursuivit son œuvre et créa le Royal Institute of International Affairs, plus connu sous le nom de Chatham House, pour diffuser sa pensée. Le Council of Foreign Relations, voix quasi officielle de la politique étrangère américaine, est une émanation du Royal Institute. Consciente de sa puissance potentielle, l’élite américaine choisira de créer son propre empire.

(3) Le Pacte de Quincy. Le 14 février 1945, de retour de la conférence de Yalta, Franklin Roosevelt conclue un pacte avec Ibn Saoud. Les Etats-Unis accordent leur protection à la monarchie en échange du libre accès au pétrole saoudien. La centralité du Moyen Orient dans la politique étrangère américaine sera réaffirmée par la Doctrine de Carter, énoncée par son conseiller à la sécurité nationale, Zbigniew Brezinski, "Notre position est très claire : toute attaque par des forces extérieures pour obtenir le contrôle du Golfe Persique sera tenue pour une attaque contre les intérêts vitaux des Etats-Unis, et sera repoussée par tous les moyens nécessaires, y compris militaires".

(4) Alexandre Hamilton se prononce pour la protection des "industries naissantes" dans son "Report on the subject of manufactures", 5 décembre 1791.

(5) Dans l’histoire officielle, Aldo Moro est assassiné par les Brigades rouges.

(6) La Chine adhère à l’Organisation mondiale du commerce en décembre 2001.

(7) La nomination de Jeane Kirkpatrick au poste d’ambassadrice des Etats-Unis aux Nations Unies par Ronald Reagan, annonce un retour à la politique traditionnelle des Etats-Unis après l’intermède de Jimmy Carter. Dans un article intitulé "Dictature et double standard", publié le 1er novembre 1979 dans la revue Commentary, déplorant la chute du Shah et de Somoza, elle se fait l’avocate d’une politique "moralement acceptable" en faveur des dictateurs "modérés" qui soutiennent la politique étrangère américaine, même si occasionnellement ces dictateurs ont recours à la loi martiale, l’emprisonnement et la torture. Cette vision rappelle la réponse de Franklin Roosevelt à son secrétaire d’état, Summer Welles qui lui faisait remarquer que Somoza était un "salaud". Oui, lui répondit le président, mais c’est "notre salaud".

(8) Entre-temps, Henry Kissinger et Zbigniew Brzezinski auront réaffirmé par leurs écrits la vocation naturelle des Etats-Unis à diriger le monde.

(9) "Could the Cold War return with a vengeance ?", Michael T. Klare, 3 avril 2018.

 

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