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L'antéchrist selon saint John Henry Newman

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L'Antéchrist (source)

Traduit de l'anglais par Renia Catala et Grégory Solari

Traductions des citations bibliques et patristiques de Pierre- Yves Fux
Introduction et notes de Grégory Solari
Préface de Louis Bouyer

Prends garde à toi, homme : Tu entends les signes de l'Antichrist.
Ne sois pas seul à les garder en mémoire, mais donne-les sans retenue en partage à tous.

Cyrille de Jérusalem

Préface

Newman est généralement considéré comme un esprit d'une très particulière distinction, capable de gagner, des incroyants eux-mêmes, une sympathie compréhensive refusée à des apologistes chrétiens d'une culture et d'un style moins raffinés. Mais c'est oublier qu'il n'avait aucune fausse pudeur qui le portât à minimiser les aspects du christianisme les plus troublants pour des humanistes amènes.

Ces sermons sur l'Antichrist ne manqueront sans doute pas de surprendre, voire de choquer, des apologistes portés peut-être à estomper, dans le christianisme authentique, ce qui risque de déconcerter les humanistes qui penchent vers la foi, sans toutefois aller jusqu'à se compromettre avec ses aspects les plus rigoureux. Le rêve d'un christianisme tout en rose (le rose d'une fleur sans épines !) n'a jamais été celui de Newman. Il en résulte que, déjà dans sa période anglicane, il ne présente aucune tendance à diminuer les difficultés de la foi traditionnelle...

Bien plutôt il les soulignerait, avec une lucidité et une honnêteté qui pourraient déconcerter des croyants eux-mêmes, tentés par une politique de l'apaisement ! Pour lui, l'Évangile est à prendre tel quel, ou à laisser. Il ne s'agit donc pas d'atténuer ce qui pourrait y choquer des âmes de bonne volonté mais d'un optimisme trop facile.

On ne s'étonnera pas, dans cet essai, de le voir appeler les choses par leur nom et ne pas craindre, quand il le faut, de mettre les points sur les i ! Le mal (pour nous sauver duquel le Fils de Dieu s'est fait homme) n'est pas un simple mauvais pli superficiel... sans quoi Il n'aurait pas eu à monter [sur] la croix ! On lira donc ces pages avec peut-être, au début, quelque plus ou moins pénible surprise... Mais comment l'éviter quand il s'agit de voir en face de quelle perversion l'humanité avait à être sauvée pour que son salut fût plus qu'un beau rêve dont on s'enchante à première vue, mais qui vous laisse après cela aussi démuni qu'auparavant !

Louis Bouyer,
de l'Oratoire

Introduction

Les épreuves à venir seront telles que même saint Athanase, saint Grégoire le Grand ou saint Grégoire VII seraient épouvantés, à en perdre pied. Aussi sombre que fût la perspective de leur temps, la nôtre est d'un noir de ténèbres, différente de tout ce qui l'a précédée. Mes, frères, vous entrez dans un monde que les chrétiens n'ont encore jamais connu. »

« The Infidelity of the Future », Catholic Sermons of Cardinal Newman, Birmingham Oratory Ed., Burns & Oates, Londres 1957.

Ces paroles, John Henry Newman les prononça le 2 octobre 1873, devant les élèves du nouveau séminaire catholique d'Olton, dédié à saint Bernard. On peut imaginer qu'elles durent marquer profondément les futurs prêtres, tout comme les paroissiens anglicans qui pendant l'Avent 1835, alors que Newman était encore vicaire de la paroisse universitaire d'Oxford, l'avaient entendu prêcher ses quatre sermons sur l'Antichrist.

Quarante ans s'étaient écoulés entre ces deux dates, durant lesquels il s'était progressivement détaché de l'anglicanisme pour rejoindre, le 9 octobre 1845, l'Église catholique, mais son combat restait le même : démasquer l'apostasie qui, sous couvert de libéralisme religieux et d'ouverture au monde, décimait les rangs des églises issues de la Réforme avant d'investir ceux de l'Église. (...) Toute l'oeuvre de Newman est tissée de la volonté de démasquer « les usurpations de la raison ». Dans la dialectique des nouvelles idéologies il reconnaissait une intelligence à l'oeuvre, la même qui, depuis l'origine, tente de séparer l'homme de son Créateur en substituant l'autonomie apparente de la raison à l'obéissance de la foi. Docétisme aux premiers temps, arianisme hier, rationalisme aujourd'hui, pour Newman c'était toujours le même esprit de révolte, ouverte ou camouflée, qui découpait dans les territoires de l'intelligence les isthmes illusoires et mortifères de demain.

C'est dans cette perspective qu'il faut aborder son oeuvre, et en particulier les quatre sermons sur l'Antichrist, publiés ici pour la première fois en français (PDF téléchargeables plus bas sur cette page), et qui s'inscrivent dans une période charnière de sa vie et de celle de l'Église d'Angleterre. Deux ans avant leur prédication, John Keble, le maître de Newman, avait fustigé la démission des dignitaires anglicans devant l'annexion de l'Église par l'État, l'abolition des credos et, d'une manière générale, l'effacement du sacré devant l'ordre séculier. De son sermon sur l'Apostasie nationale était né le Mouvement d'Oxford, dont Newman allait prendre la tête et élargir le combat aux dimensions du mal qu'il voyait souterrainement travailler toute l'Europe :

« En ces derniers temps, en dehors de l'Église Catholique, tout semble tendre vers l'athéisme sous une forme ou une autre. Quel spectacle, quelle perspective offre aujourd'hui l'Europe entière ! Et non seulement l'Europe, mais tous les gouvernements, toutes les civilisations qui, dans le monde, subissent l'influence de l'esprit européen ! »

Apologia Pro Vita Sua, Rivingtons, Londres 1864

Aux temps qui avaient suivi l'effondrement de l'Empire romain, c'était l'Angleterre et l'Irlande qui avaient recueilli et gardé le dépôt de la foi ; maintenant l'Angleterre était la première à l'abandonner. Les hommes du Mouvement d'Oxford, et Newman tout le premier, en étaient conscients. Pour revivifier l'Église anglicane et lui donner les moyens de lutter contre l'apostasie montante, ils ne voyaient pas de meilleur moyen que de revenir aux fondements de sa tradition spirituelle, ceux-là mêmes que l'anglicanisme partageait avec l'Église dont il s'était séparé. Y parvenir demandait au préalable de justifier l'orthodoxie de l'Église romaine sans affaiblir les bases de l'Église d'Angleterre.

Ce sera tout le sens de l'action du Mouvement d'Oxford, son ambiguïté aussi, et finalement sa perte, puisque la plupart de ses membres suivrons Newman lorsque celui-ci rejoindra l'Église de Rome. Mais justifier cette Église exigeait de Newman qu'il parvint à démontrer à ses coreligionnaires, autant qu'à lui-même, que l'identification de cette Église à l'Antichrist était peut-être le plus habile subterfuge de l'Ennemi :

« Si des perspectives terribles attendent l'Église, si elles ont été annoncées de telle manière que les chrétiens puissent s'y préparer, rien n'est plus désastreux que la conviction que ces prophéties ont déjà été accomplies et qu'il n'y a dès lors plus rien à guetter ni à redouter. Aucun artifice de Satan n'est plus subtil que de nous faire croire que ces prophéties sont révolues, qu'elles se sont déjà réalisées, et de plus, l'ont été dans une branche de l'Église elle-même, cette Église que son Auteur divin n'a pas destinée à vivre dans les dissensions, les accusations mutuelles, les querelles intestines et la haine, mais à être toujours une, présente sur toute la terre, en paix à l'intérieur. »

« The Protestant Idea of Antichrist », Essays Clitical and Historical, vol. II, Longmans, Londres 1871

C'est pourquoi ces sermons sur l'Antichrist ne sont pas quatre sermons parmi d'autres mais bien la charte de son combat intellectuel et spirituel. (...)

Ils prennent place au moment décisif où l'hostilité de Newman envers Rome se mue en une défiante admiration, où commence de s'effacer la figure de l'Antichrist devant celle de la gardienne de la foi, dont Cathedra Sempiterna donnera l'image achevée.

(...) Si Newman mentionne saint Irénée, saint Hippolyte et saint Cyrille de Jérusalem, qui tous trois ont traité de l'Antichrist, il ne s'appuie pas moins sur Clément d'Alexandrie et Origène, dont il avait défendu la méthode exégétique dans son premier livre consacré à l'hérésie arienne. Récusant la conception moderne selon laquelle l'histoire humaine, et même l'histoire sainte, serait un déroulement purement linéaire, Newman développe sa démonstration du caractère sacramentel de l'histoire, dont les phénomènes sont à la fois les signes d'une réalité invisible et les figures d'une réalité à venir.

Au centre de l'histoire se tient le Christ, répandant sa lumière sur chaque génération, et donnant cohésion et unité à la multiplicité des âges. De même que la nuit s'avance vers l'aube, et que celle-ci est suivie de la pleine lumière puis de son déclin jusqu'au crépuscule, ainsi Newman voit l'histoire d'abord converger vers l'Incarnation, puis se déployer dans le temps de l'Église, avant de progressivement refluer vers le second avènement du Christ. Et parce que le Christ est au centre de l'histoire, comme son ombre, comme le serpent enroulé autour de l'Arbre de Vie, l'Antichrist s'y tient aussi et répand ses ténèbres sur chaque génération. Au côté des figures du Christ qui ont jalonné l'histoire de l'Ancien Testament jusqu'à l'Incarnation, Newman voit se déta-
cher, toujours plus précises à mesure que l'obscurité tombe sur le monde, celles de l'Antichrist :

« (...) de même que les figures du Christ ont annoncé le Christ, les ombres de l'Antichrist précèdent celui-ci. Chaque événement dans ce monde est une figure de ceux qui le suivent, l'histoire se développant comme une spirale qui va toujours s'élargissant. » (7)

Telle est pour Newman l'image du mouvement que le Fils éternel de Dieu, en faisant irruption dans le temps, a imprimé à l'histoire : une courbe unique se déroulant en de multiples révolutions, dont la structure permet de concevoir d'une part la continuité des moments de l'histoire, qui malgré leur apparent éloignement de l'Incarnation lui demeurent reliés dans une mystérieuse contemporanéité, d'autre part l'idée de permanence dans le changement, dont Newman fera la base de sa théorie du développement du dogme. Dans la Révélation comme dans l'histoire qui lui sert de cadre, c'est-à-dire, selon le vocabulaire des Pères, dans la théologie comme dans l'économie, il voit l'empreinte d'un même mouvement qu'il exposera huit ans plus tard dans son dernier Sermon Universitaire : « développement d'un dessein toujours le même et qui ne ressemble à aucun autre, ses éléments les plus éloignés se reliant toujours entre eux et témoignant d'une origine commune. » Origine commune, mais fin commune aussi, car le Christ, à l'origine de l'histoire et des dogmes, en est aussi le terme, le Mystère qui, en réunissant sans les confondre la perspective divine et la perspective humaine, permet à l'homme de connaitre l'histoire à la lumière de l'éternité,

« le ton auquel tous les accents de la musique de ce monde seront finalement accordés. (…) Dans le Mystère du Christ toutes choses se rejoignent, toutes mènent à Lui, toutes dépendent de Lui. Il est leur centre et leur interprétation. »

« The Cross of Christ the Measure of the World », Parochial and Plain Sermons, vol. VI, n° 7, Rivington, Londres 1841.

Si le Christ est l'alpha et l'omega, si ses deux avènements se répondent à l'origine et au terme de l'histoire, les événements qui précéderont son retour refléteront nécessairement ceux des premiers temps de l'Église, les refléteront mais en les inversant, car contre le Christ, depuis l'origine et jusqu'à la fin, se dresse l'Antichrist.

Aux temps « christiques » s'opposeront les temps « antichristiques » ; au dévoilement progressif de la lumière jusqu'à l'Incarnation, à partir de laquelle l'Église va grandir et couvrir toute la terre, succédera l'obscurcissement progressif jusqu'au second avènement du Christ, la lente récession de la foi que Lui-même a évoquée : « le Fils de l'homme, quand il viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre ?  » (Luc 18:8) Et de même que l'expansion de la foi a suivi la résurrection du Christ, de même l'expansion de l'apostasie précédera son retour glorieux, et la mesure de l'apostasie sera à son comble quand, singeant l'Incarnation du Verbe, elle s'incarnera en un individu : I'Antichrist. (*)

(*) Incarner n'est pas à prendre dans son sens théologique, puisque seule la deuxième Personne de la Trinité peut réellement revêtir la nature humaine. Newman ne précise pas quelle sera la nature ni l'origine de l'Antichrist, sinon que son esprit sera précisément la négation de la réalité de l'Incarnation, c'est-à-dire la négation de la réalité de la nature humaine du Christ. C'est le docétisme, combattu par saint Jean aux premiers temps, dont l'Antichrist sera peut-être la personnification : une pure apparence dont toute la réalité ne sera que virtuelle...

Ces mouvements, en apparence successifs dans le temps, Newman les voyait se manifester, depuis le commencement, dans une simultanéité où il reconnaissait tout le paradoxe de l'économie divine exprimé par les paroles de saint Jean : Petits enfants, c'est la dernière heure, et de même que vous avez entendu qu'un Antichrist venait, maintenant aussi sont apparus de nombreux Antichrists ; de là nous connaissons que c'est la dernière heure. (1 Jn 2:18)

« Ainsi l'Antichrist avait paru et n'avait pas paru ; c'était et ce n'était pas la dernière heure. Dans le sens ou les jours de l'Apôtre étaient le dernier temps du monde, ils étaient aussi le temps de l'Antichrist. »

Les Temps de l'Antichrist, p. 34

C'est par rapport à ces deux mouvements qu'il faut juger tous les événements de l'histoire, dans ce flux ou ce reflux de la foi qu'ils reçoivent leur signification. C'est pourquoi, si l'apostasie était l'un des signes de la venue de l'Antichrist donnés par l'Écriture, et si c'était un devoir pour un prêtre d'y résister, cette résistance impliquait un discernement. À vouloir retenir un certain ordre temporel, on faisait peut-être, à son insu, le jeu de l'ennemi. Newman l'avait compris et en cela aussi il se démarquait des mouvements politiques et religieux du continent.

(...)

« Nous nous trouvons dans la position des premiers chrétiens, avec la même foi, le même ministère, les mêmes sacrements et les mêmes devoirs ; nous sommes des témoins, le mépris et la souffrance sont notre lot, et nous ne devrions pas être surpris qu'ils fondent sur nous, mais étonnés au contraire qu'ils nous soient gracieusement épargnés. Nous devons garder nos coeurs en éveil comme s'ils avaient contemplé le Christ et ses apôtres et vu leurs miracles, en éveil dans l'espoir et l'attente de son second avènement ; le guettant – bien plus, désirant ardemment en voir les signes ».

La Religion de l'Antichrist, p, 72.

C'était la perspective des premiers temps de l'Église et, pour Newman, celle qui s'ouvrait aux dernières générations de chrétiens. C'est pour eux, pour les alerter, qu'il a prononcé ses sermons sur l'Antichrist, comme le cri d'un veilleur qui a perçu la rumeur de l'ennemi dans le lointain. Si leur sobriété et leur radicalité, commandées aussi bien par le sujet que par l'urgence des temps, les distinguent des Sermons Paroissiaux qui ont fait sa réputation, on peut croire que ce
seront les événements dont Newman pressentait la proximité qui rendront leurs pages incandescentes :

« Les perspectives d'avenir pour l'Église ? Mes appréhensions datent de plus de cinquante ans. Pendant tout ce temps j'ai pensé voir venir une époque d'infidélité générale, et de fait, durant toutes ces années, comme un déluge, les eaux n'ont pas cessé de monter, je prévois le moment, après moi, où l'on ne verra plus que le sommet des montagnes, comme des îlots solitaires sur l'étendue des eaux. Je parle ici surtout du monde protestant. Mais les dirigeants catholiques devront réussir de grandes choses, et il leur faudra d'en-haut une grande sagesse, ainsi que du courage, si la Sainte Église doit échapper à la terrible calamité. L'épreuve qu'elle aura à subir ne sera que pour un temps ; mais tant qu'elle durera, elle risque d'être extrêmement violente. »

Lettre à W. Maskell, 6.1.1877, Letters & Diaries, vol. XXVIII, p. 156.


Après plus d'un siècle, alors que parait cette première traduction française, ces temps sont peut-être venus.

Genève, le 9 octobre 1995,
150e anniversaire de la conversion de Newman

Sermon n°1 : « Les temps de l'Antéchrist »

Sermon n°2 : « La religion de l'Antéchrist »

Sermon n°3 : « La Cité de l'Antéchrist »

Sermon n°4 : « La persécution de l'Antéchrist »

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